Vous êtes une femme, un homme, en couple, marié ? Alors vous êtes concerné.
En 1981, Annie Ernaux publie La femme gelée. Nouvelle pièce de puzzle dans le projet narratif qui est le sien : dire, en vérité, le temps de sa vie : ses parents, son milieu d’origine, les étapes de sa vie. Son point fort est sa capacité à nous rejoindre, dans notre humanité commune.
La femme gelée est consacré à son entrée dans la vie de femme mariée, jusqu’à l’âge de 28 ans. L’auteure est née en 1941. Il y a donc un décalage de générations par rapport à notre présent. Pourtant, le mécanisme qu’elle s’attache à retracer n’est pas daté.
Annie Ernaux s’efforce de montrer que, « là où ça fait mal », c’est aussi dans le mariage, et particulièrement dans le sort réservé aux femmes. Ce qu’elle rapporte n’a rien que de très banal, mais précisément, dans cette banalité se loge un mal.
Annie Ernaux témoigne d’un mariage mal vécu. Elle ne théorise jamais, mais son récit permet de suivre un processus de dégradation de l’image de soi et du rapport que l’on entretient à la vie, subi par certaines femmes.
Acte 1 : les images avec lesquelles on se construit
Les premiers mots de l’oeuvre sont révélateurs : « Femmes fragiles ». L’auteure renvoie à un cliché, difficilement acceptable pour elle, dans la mesure où sa propre mère n’y correspondait pas du tout.
Annie Ernaux a fait de sa mère un véritable personnage, que l’on retrouve dans d’autres récits, comme « Une femme ». Cette commerçante, toujours active, au verbe haut, ne lui a pas donné l’image d’une femme faible. De plus, ses deux parents travaillaient : la mère tenait l’épicerie, et le père le café. Ils étaient donc sur un plan d’égalité. On ne lui a donc pas inculqué la différence des sexes, d’où cette impression d’« avoir été élevée de façon anormale sans respect des différences ». Toutefois, beaucoup de femmes passent par le commerce maternel, et la petite fille regarde, écoute : « Obscurément je sens aussi que presque tous les malheurs des femmes viennent par les hommes. Je ne m’y attarde pas, mon modèle à moi c’est ma mère et elle n’est pas victime pour un rond. »
Le devenir-femme est complexe. Il ne s’opère pas indépendamment d’un conditionnement culturel. Qu’on le veuille ou pas, des images dominantes circulent : « Les hommes remuent le monde, le font trépider autour de mes dix ans. Ils construisent des routes, réparent des moteurs tandis que les femmes ne font que des petits bruits à l’intérieur des maisons, le balai cogne les plinthes, la machine à coudre murmure. »
A l’école, Annie Ernaux découvre un autre type de femmes : les femmes savantes… Elle est bonne élève et, soutenue par ses parents, se projette rapidement vers une autre vie, l’accession à un autre milieu social. Mais les copines sont là, autour d’elle, qui murmurent à son oreille : « Quand on aime un homme, on accepte tout de lui. » Et Annie Ernaux avoue : « La seule religion qui me fasse battre le cœur à quinze ans c’est celle de l’amour. »
Acte 2 : l’ivresse de la liberté
La période précédant le mariage est une période heureuse.
La mère de l’auteure affirme : « Pars si tu en as envie. Une fille, ce n’est pas fait pour rester toujours dans les jupes de sa mère ! » Démarre alors une période de formation intellectuelle, qui mènera l’auteure vers le professorat de lettres, mais non sans passer par la case « mariage » !
Annie Ernaux aime étudier, les contacts libres avec les garçons, « ce temps égoïste où l’on n’était que responsable de soi ». Elle est alors dans le temps d’« avant » : « Avant le chariot du supermarché, le qu’est-ce qu’on va manger ce soir, les économies pour s’acheter un canapé, le petit seau et la pelle sur la plage, les hommes que je ne vois plus, les revues de consommateurs pour ne pas se faire entuber, le gigot qu’il aime par-dessus tout et le calcul réciproque des libertés perdues. »
Mais voilà, il y a l’Amour… la rencontre d’un garçon, encore étudiant, sur la voie qui mène à « science po. », et les inquiétudes : « toujours ces questions si naturelles, anodines en apparence, ça marche toujours avec lui ? Est-ce que tu comptes te marier ? La désolation des parents devant une situation incertaine, « on aimerait bien savoir où ça va te mener tout ça ». Obligé que l’amour mène quelque part. »
Acte 3 : la vie à deux
Pour Annie Ernaux, la vie à deux commence avant le mariage et, d’emblée, « les signes de ce qui m’attendait réellement, je les ai tous négligés. » Par exemple : « un jour, il a du travail, il est fatigué, si on mangeait dans la chambre au lieu d’aller au restau. » Donc : faire ce qu’ « il » veut ; lui faire la cuisine ; ne pas sortir… C’est tout un avenir qui se dessine en filigrane. Et toujours, les murmures des autres : « la sagesse des femmes vient à mon secours : tous les hommes sont égoïstes ». Certes…
Les débuts du mariage sont heureux : « Il ne m’a pas pesé au début, le mariage. Au contraire. Incroyable de légèreté. » Annie Ernaux entre dans la fonction attendue : « jour après jour, de petits pois cramés en quiche trop salée, sans joie, je me suis efforcée d’être la nourricière, sans me plaindre ». Elle insiste énormément sur « faire la cuisine », les achats pour la cuisine, la tenue de la maison…Non seulement la femme, en général, ne se plaint pas, mais souvent, elle culpabilise, quand elle réussit mal ce qu’on attend d’elle : « j’ai pensé que j’étais plus malhabile qu’une autre ».
Et puis advient la première querelle : « D’un seul coup, j’ai entendu mon ami, celui qui discutait avec moi politique et sociologie (…) me lancer : « Tu me fais chier ; tu n’es pas un homme, non ! » » Changement de statut ; du regard de l’autre sur soi ! Le coup porté est fatal car ce qui se manifeste là, pour la première fois, est profond. Annie Ernaux écrit une phrase terrible : « La machine à se laminer toute seule est en train de se mettre en route. » Ce n’est pas l’autre qu’elle met en accusation, mais sa manière à elle de céder. La belle-mère « me confie en soupirant, tout en passant alertement un coup de chiffon sur l’évier, les hommes, les hommes, ils ne sont pas toujours faciles (…), on ne les changera pas vous savez ! » Mais certains comportements ne sont pas admissibles.
Acte 4 : la maternité
Annie Ernaux était lancée sur la voie des études et se voit contrainte au renoncement, pour un temps. Et toujours, la contrainte sociale s’exerce sur elle : « Croire (…) que c’est obligé de vivre tout de la féminité pour être « complète » donc heureuse. »
Il s’agit d’entrer dans le devenir-mère cette fois : « Je vois que je vais m’enfoncer pendant des mois dans une vie close de couches et de biberons, le capes adieu forcément. »
L’image de soi, sur le plan moral et physique est encore altérée : « Arrachée à moi-même, flasque».
Acte 5 : le jeu social
Elle et lui deviennent des « petits-bourgeois qui se montent, suivent la route bien conformiste. » Déménager. Suivre le mari, où il a été muté. Se loger. Se meubler. « Je croyais encore vivre une aventure et ça suffisait pour imaginer l’avenir ensemble sans rechigner. »
Ils ont emménagé à Annecy : « Je déteste Annecy. C’est là que je me suis enlisée, que j’ai vécu jour après jour la différence entre lui et moi, coulé dans un univers de femme rétréci, bourré jusqu’à la gueule de minuscules soucis. De solitude. Je suis devenue la gardienne du foyer, la préposée à la subsistance des êtres et à l’entretien des choses. »
Formule de sa vie : « un mari, un bébé, un F3 ». Et la conclusion amère : « Vingt-cinq ans. Comment avais-je pu penser que c’était ça la plénitude. »
Le mariage est devenu : « un système qui dévore le présent sans arrêt, on ne finit pas de s’avancer, comme à l’école, mais on ne voit jamais le bout de rien. »
Annie Ernaux, petit à petit est devenue : « une femme gelée ». Pourquoi ? « La vie, la beauté du monde. Tout était hors de moi. Il n’y avait plus rien à découvrir. Rentrer, préparer le dîner, la vaisselle, deux heures vacillantes sur un bouquin de travail, dormir, recommencer. Faire l’amour peut-être mais ça aussi c’était devenu une histoire d’intérieur, ni attente ni aventure. »
Épilogue : le mariage est-il une « machine à se laminer » ?
Oui, c’est vrai, le mariage peut rendre malheureux. Hélas.
Pour quelles raisons ?
La première cause du dysfonctionnement d’un mariage qui m’apparaît, au travers de ce récit, c’est le manque d’amour. On est frappé, en le lisant, par le peu de réalité donnée, par l’épouse, à la personne de son mari. Il n’existe pas, à ses yeux, de même qu’elle n’existe pas pour lui autrement que par ses attentes stéréotypées vis-à-vis d’elle, et par ses critiques. Il ne peut y avoir de mariage heureux sans la reconnaissance de l’un par l’autre, et même plus, sans la persistance d’un attachement à l’autre pour ce qu’il est. La première querelle, rapportée par Annie Ernaux, témoigne du fait que l’image de l’autre commence à se fracasser. On est alors sur une pente fatale.
La deuxième raison que l’on peut tirer est liée au conditionnement social. Celui-ci peut totalement fausser la construction d’un couple, dans la mesure où, au lieu de construire à deux, dans la vérité de ce qu’on est, on cherche à se conformer à des stéréotypes, et on ment alors, à l’autre et à soi-même. Annie Ernaux en est même venue à se convaincre qu’elle était moins douée que les autres épouses, donc coupable. Ce sont des mécanismes pervers qui s’installent, avec le défaut d’amour.
Troisième explication de l’échec de ce mariage : le fait de céder face à la difficulté. Annie Ernaux acquiert très vite la conscience de la transformation de son couple en « machine à se laminer ». Loin de moi la volonté de critiquer cette auteure, que je respecte grandement. Le cas qui est le sien permet une réflexion plus large, et je vois un danger dans le fait de céder trop vite face à la difficulté. Tout en comprenant très bien que l’on ne peut pas se battre seul pour qu’un couple fonctionne.
Alors : le mariage est-il une « machine à se laminer » ? Non, à condition d’aimer, vraiment. Chaque couple est unique, et peut trouver sa voie, dans la reconnaissance réciproque de l’être de chacun, et avec un juste équilibre des rôles de chacun.
Pour aller plus loin :
- Vivre autrement le mariage ou le célibat
- Le mariage à sa place (audio)
- Quelle approche biblique pour les fréquentations ?
- Prenez-vous votre mariage au sérieux ?
- Prenez-vous vos rôles au sérieux dans votre mariage ?
- Le projet bienveillant de Dieu pour elle et lui (présentation de livre)