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Andreï a mal dormi. Toute la nuit, il lui a semblé entendre, dans sa tête, le bruit des roulettes de la valise sur le béton, continu, obsédant. Andreï travaille en tant que bénévole dans un centre de départ de réfugiés, à la frontière entre l’Ukraine et la Slovaquie. Ils affluent, au fil des jours, depuis le début de la guerre.

Il a repris son poste, sur le terrain. Il se fait à lui-même l’effet d’un poteau indicateur, mais souriant, et parlant : « Le stand blanc, là, à votre droite, pour ceux qui veulent rester un temps, ici ; le stand rouge, pour ceux qui veulent prendre un train vers la Pologne ou vers la République Tchèque ; et, enfin, le stand vert, pour ceux qui veulent passer la frontière à pied. »

Le cortège est long. Dans celui-ci, Andreï remarque une femme, singulière. C’est une quinquagénaire, enfouie dans un grand manteau mauve au col de fourrure. Elle porte une toque blanche sur la tête. Elle attend, stoïque. Lorsque d’autres bénévoles passent proposer un café, ou un thé, elle reste impassible. Elle garde le regard fixé droit devant elle. Là-bas, la frontière… Andreï  enlève ses gants et frotte ses mains l’une contre l’autre. Il tape des pieds au sol, gelé. Quand on lui propose de le remplacer, il ne refuse pas.

Dans le stand blanc, sous de grandes tentes dressées, une centaine de personnes ont pris place. Ils sont là, fatigués, accoudés à de longues tables en bois. Ils se réchauffent. Des chauffages électriques tournent à plein régime. On gagne ainsi une dizaine de degrés. Certains engloutissent le premier repas chaud pris depuis plusieurs jours. On propose des couvertures.

Andreï est attiré par les enfants. On a aménagé un coin spécial, pour eux. Sur des matelas gonflables, les petits s’amusent à sauter, à se rouler. Ils tombent les uns sur les autres. Ils ont pu se débarrasser des plaids, dans lesquels ils sont constamment emmitouflés, et de leurs bonnets. Ils piaillent comme des moineaux. Andreï a sorti de sa poche un nez de clown en plastique, qu’il fixe sur son visage, pour amuser les enfants. Il était étudiant en arts du spectacle, avant. Il a du talent, sait capter l’attention, avec sa pantomime. Même des adultes viennent le regarder. Son clown, léger, prend soin d’un jardin imaginaire. Le seul geste de cueillir une fleur ouvre à chacun l’espace d’un rêve.

Andreï, satisfait, retourne à son poste, à l’extérieur. Alors, il ne voit qu’elle, la dame en mauve, toujours aussi renfermée en elle-même, mystérieuse. Il la fixe intensément du regard. Elle a perçu l’attention qu’il lui porte. Mais elle détourne la tête.

« Quand cela finira-t-il ? Pense-t-elle. Je suis si lasse. Tant de pas sur les routes pour arriver là et passer, passer enfin la frontière. Elle est si proche et me semble encore tellement inaccessible. Et après, qu’y aura-t-il ? D’autres rejoignent des parents, des amis, qui sont déjà passés, de l’autre côté. Mais moi, moi, je ne rejoins personne. Je ne voulais pas en passer par là. »

La pression du corps des autres, autour d’elle, la pousse de l’avant. Elle est incapable, comme eux, de parler ou de sourire seulement. Elle se sent comme un gant retourné, tout à l’intérieur d’elle-même.

« Pourtant il faut que j’avance. Il faut encore en trouver la force… »

Elle lève les yeux vers le ciel. Il est gris, légèrement bleu, métallique, inquiétant, comme la surface de l’eau avant une tempête.

« Une tempête, oui. C’est bien ce qui s’est produit dans ma vie. »

Ce mot de « tempête » lui rappelle ce moment où Jésus oblige ses disciples à monter dans la barque pour le précéder sur l’autre rive. Elle n’y avait jamais songé mais là, elle réalise qu’effectivement, il les a obligés à passer de l’autre côté. Oui, il les a obligés, sachant que, sur l’eau, il y aurait une tempête, qu’ils auraient peur, et qu’ils crieraient. Et il vient alors à eux et leur dit : « Rassurez-vous. N’ayez pas peur. C’est moi. » Et ils passent de l’autre côté.

A quinze heures de l’après-midi, ce jour-là, elle tourne le dos à la frontière de son pays.

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