C’est une petite maison de briques. Elle est posée à plat sur un petit jardin clos. Les portes et les volets fermés, sont peints en bleu. Un joli bleu. Celui des rubans dans les cheveux des filles, en costumes folkloriques. Quand elles dansaient.
Un vieil homme sort de la maison. Il est grand. Il est long. Il porte sur la tête une toque de fourrure, brune. Sa veste de travail est vert kaki et ses bottes, larges, peut-être trop grandes, sont noires. Il sort, précautionneusement, comme pour éviter un danger.
L’instant est calme. Les tirs d’artillerie ont cessé. Il lève la tête : rien dans le ciel, qui se voit, ou qui s’entend. Il s’écarte un peu de la maison. Oui, elle est bien là. Des bombes sont tombées et elle a tenu. Miraculeusement ?
Il regarde autour de lui. Du potager, il ne reste rien. Tout a été piétiné. Le ciel est gris. La terre est grise. Des brins d’herbe flétris s’emmêlent à la terre.
Il s’approche des troncs de deux arbres fruitiers, coupés, parce que le froid est cruel. Il ne reste que deux moignons là où s’élevaient un abricotier et un pommier, plantés par lui, et tant chéris. L’image passe, furtive, des arbres en fleurs au printemps. Mais cela semble si loin. Si loin, les petits-enfants courant dans ce même jardin.
Le toit de la maison est pentu, recouvert de tôles grises, qu’il inspecte.
Soudain, du bruit, des véhicules militaires, à deux cents mètres de chez lui. Des soldats descendent des camions, équipés de gilets pare-balles. Il a posé la main sur la grille d’entrée sur son terrain. Il regarde. Un soldat vient à lui.
« On vous avait dit que c’était dangereux, Evgen. Huit personnes abattues. Il va falloir songer à partir. Çà va recommencer…
– Partir pour aller où ? On est trop vieux, nous. Ma femme est plus en état.
– Et vos enfants ?
– Partis. Çà vaut mieux comme ça. On se ferait trop de souci… Ah ! Si j’étais plus jeune, je sais ce que je ferais, moi… »
Le jeune soldat fixe le septuagénaire. Son regard l’interroge.
« Je prendrais mon fusil, pour défendre ma terre…
– Il y a un temps pour chaque chose, Evgen. Pour chaque chose… »
Evgen retourne vers la maison. Il se demande : et maintenant, pour nous, c’est un temps pour quoi ?
Evgen tombe, assis, sur un tas de détritus. « Huit personnes abattues. » Ils disent : « des victimes civiles. » Mais c’était des voisins, des amis. Des visages, des noms qui lui reviennent. Il lève les yeux vers le ciel et des larmes coulent sur ses joues mal rasées.
Evgen sent monter, du fond de lui, de sa colère, sourde, un cri qui, s’il sortait de lui, pourrait ressembler aux hurlements de loups affamés, l’hiver, dans les forêts obscures. Mais il se tait. Il ramène l’une vers l’autre ses deux mains trop froides, qu’il frotte rudement, l’une contre l’autre.
Il se lève et repasse devant les arbres fruitiers coupés : « Et pourtant, ils portaient du fruit… » songe-t-il.
Il referme sur lui la porte de la maison. Tout est silence. Avant, Héléna était toujours affairée à quelque besogne. De bonnes odeurs provenaient de la cuisine.
Evgen, par un petit escalier raide, descend à la cave, éclairée par une ampoule qui tombe du plafond. Là, sur un lit improvisé, sa femme est couchée. Sur elle, une couverture. Elle ouvre les yeux. Evgen s’approche d’elle et lui prend les mains. Les mots sont longs à sortir : « Héléna… Je sens tellement de haine en moi… Et le Christ qui dit : « Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis… Je ne peux pas… »
Héléna saisit entre les siennes ses grosses mains. Elle se relève et le regarde, avec ses grands yeux clairs. Elle se tait d’abord. Puis, l’ayant regardé, elle dit : « Toi, tu combats la haine en toi, et moi, la peur. Oui, ce sont aussi des combats, Evgen, de rudes combats. »