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Ichtus N°32 – Avril 1973 -Page 21 à 25

Par Edwin M. YAMAUCHI

Edwin M. YAMAUCHI est un des plus brillants théologiens évangéliques américains. Il est professeur d’histoire à l’Université Miami à Oxford (Ohio). Son dernier livre s’intitule : « Les pierres et l’Écriture ». Le texte ci-dessous est traduit de « Christianity Today».

Si le fait de remplacer l’Évangile de la rédemption en Christ comme le fait la nouvelle théologie par des déclarations d’éthique sociale, est une erreur grave, refuser de s’occuper des problèmes sociaux risque de n’être qu’une manière de fuir la vie.

Pour nous aider à préciser notre position face à ces deux extrêmes, nous nous proposons d’étudier ce qu’a été l’attitude de l’Église primitive. On va voir que son « engagement » pouvait aller loin.

1) Les fondements bibliques

Bien que l’Ancien Testament ait pour objet essentiel les relations entre Israël et Dieu, il abonde en condamnations au sujet des injustices sociales et en exhortations adressées aux riches pour qu’ils se préoccupent du sort de ceux qui sont moins favorisés qu’eux-mêmes (par exemple, Deutéronome. 15 :7).

Certes, Christ est venu mourir pour la réconciliation des pécheurs avec Dieu. Mais les besoins physiques des foules ne l’ont pas laissé indifférent : Il a nourri les affamés et guéri les malades. Quel critère a-t-il évoqué pour le jugement des nations : la façon dont elles auraient traité les étrangers, les malheureux et les prisonniers (Matthieu. 25 : 31-46).

Paul, d’abord préoccupé de prêcher l’Évangile, s’est soucié aussi de recueillir les fonds nécessaires pour aider les chrétiens pauvres de Jérusalem (1 Corinthiens. 16 :1-3 ; 2 Corinthiens. 8). Mais si la charité doit aller d’abord aux frères en la foi, elle doit s’étendre à tous les hommes (Galates. 6 :10). Selon Paul, tous, hommes et femmes, sont unis en Christ, car il n’y a[1] ni Grec, ni Juif, ni circoncis, ni incirconcis, ni barbare, ni Scythe, ni esclave, ni libre, mais Christ est tout en tous (Colossiens. 3 :11 ; cf. Galates. 3 :28).

Les premiers chrétiens, même après la Pentecôte, ne furent pas instantanément délivrés de leurs préjugés. D’après Actes 6, les chrétiens hellénistes souffraient de discrimination dans la distribution des secours et une dispute éclata entre eux et les chrétiens du groupe hébreu. Des fidèles aisés pouvaient aller, dans la grossièreté de leur égoïsme et de leur indifférence aux autres jusqu’à se présenter ivres à la table de communion alors que certains de leurs frères misérables avaient faim (1 Corinthiens. 11 :20-22).

Jacques, au chapitre 2 de son épître, fait une description saisissante de la différence de traitement réservé par l’Église chrétienne [2] selon que la tenue vestimentaire est luxueuse ou misérable. Au chapitre 5 (v. 1-6), il fustige les riches qui ont causé des torts aux pauvres. Ailleurs (2 :15, 16), il dénonce l’hypocrisie de certains chrétiens : « Si un frère ou une sœur sont nus et manquent de la nourriture de chaque jour et que l’un d’entre vous leur dise : allez en paix, chauffez-vous et vous rassasiez ! et que vous ne leur donniez pas ce qui est nécessaire au corps, à quoi cela sert-il ? » (voir aussi 1 Jean 3 :17, 18).

Cependant, en dépit de ses imperfections, l’Église chrétienne avait un message dynamique de salut, qui a touché le cœur de beaucoup d’hommes et de femmes appartenant à tous les milieux sociaux. C’est ainsi que parmi les convertis, on pouvait voir des esclaves comme Onésime (cf. lettre de Paul à Philémon), des Africains comme le ministre de Candace, reine d’Éthiopie (Actes 8 :27) et Siméon appelé Niger (« le Noir », Actes 13 :1), des femmes telles que Lydie, de Philippes (Actes 16 :14), des soldats comme le centurion Corneille (Actes 10) et des fonctionnaires comme le gouverneur de Chypre, Sergius Paulus, qui avait rempli à Rome la charge la plus élevée à laquelle on pût être élu, celle de consul (Actes 13:7: le grec« anthupatos » est l’équivalent du latin « proconsul »). Le témoignage le plus frappant que l’on ait de la diffusion du christianisme dans toutes les classes de la société se trouve dans une lettre de Pline le Jeune, gouverneur des provinces de Bithynie et du Pont, dans le nord-ouest de l’actuelle Turquie. Celui-ci écrivait à l’empereur Trajan (au début du deuxième siècle) à propos des chrétiens : « L’affaire m’a paru mériter (que je vous consulte) surtout à cause du nombre de ceux qui sont compromis. Voilà une foule de gens de tout âge, toutes conditions, de l’un et l’autre sexe, qui sont appelés devant la justice ou le seront. Ce ne sont pas seulement les villes, ce sont les bourgs et les campagnes que la contagion de cette superstition a envahies [3]. »

2) L’Église primitive et les besoins sociaux

Même un écrivain aussi peu favorable au christianisme que l’historien Edouard Gibbon est obligé de reconnaître l’importance des actions de secours accomplies au moment où l’état de chrétienté était à son apogée. Les écrivains chrétiens des premiers siècles, eux aussi, ont perçu quelles transformations le Christ apportait dans les relations avec autrui. L’un d’entre eux, Justin Martyr, dans l’un des plus anciens écrits apologétiques que l’on ait retrouvés écrit ceci : « Avant, nous estimions par-dessus tout l’argent et les biens ; maintenant, nous apportons tout ce que nous avons et nous le partageons avec ceux qui sont dans le besoin (Actes 4 :34-37). Autrefois, nous nous haïssions, nous nous tuions à cause d’une différence de nationalité ou de coutume, nous refusions d’admettre les étrangers dans nos portes. Maintenant, depuis la venue du Christ, nous vivons tous en paix. Nous prions pour nos ennemis et nous cherchons à convertir ceux qui nous haïssent injustement » (1 Apologie XIV).

Tertullien (160-220) dit : « C’est tout cela : les soins que nous donnons aux malheureux, la charité que nous montrons envers tous, qui nous distingue aux yeux de nos adversaires. Regardez, disent-ils, regardez comme ils s’aiment » (Apologie XXXIX).

Adolf Harnack, dans son grand ouvrage sur l’expansion du christianisme aux trois premiers siècles, énumère plusieurs manières dont les chrétiens manifestaient leur amour du prochain :

  1. L’aumône. Même les chrétiens pauvres étaient encouragés à donner en économisant et en jeûnant.
  2. Le soutien à ceux qui enseignent et qui servent la communauté.
  3. Le secours des veuves et des orphelins. Selon Eusèbe, au IIIe siècle, l’Église de Rome pourvoyait aux besoins de 1500 veuves et personnes dans le malheur. C’était un des aspects du christianisme qui impressionna même Julien l’Apostat. « Ces Galiléens sans dieu, disait-il, nourrissent, non seulement leurs pauvres, mais aussi les nôtres ; quant à nous, nous n’accordons aucun soin à nos pauvres. »
  4. L’aide aux malades. Cette aide s’étendait aux infirmes et aux invalides. Des chrétiens créèrent des hôpitaux dans de nombreuses villes.
  5. Le soin des prisonniers et des ouvriers maltraités dans les mines. Licinius, le dernier empereur avant Constantin, promulgua une loi qui visait les chrétiens car elle prescrivait que « personne ne devait manifester de compassion envers les malheureux en prison en leur apportant de la nourriture, ni montrer de la pitié pour ceux qui y mouraient de faim. »
  6. La préoccupation des pauvres sans funérailles et des morts, en général. Julien l’Apostat a noté que « cette impiété se manifestait surtout par des actes de philanthropie envers les étrangers et dans le soin apporté à l’enterrement des morts. » Lactance (environ 240-320) explique : « Nous ne pouvons supporter que l’homme créé à l’image de Dieu devienne la proie des bêtes sauvages et des oiseaux ; aussi le rendons-nous à la terre d’où il a été tiré, et nous accomplissons ce devoir même lorsque nous ne connaissons pas le mort, nous substituant comme hommes à ses parents. »
  7. Le soin des esclaves. L’esclavage était l’une des principales institutions du monde antique. Le sort des esclaves variait beaucoup selon les circonstances. Dans les mines, ils étaient traités de façon cruelle. En revanche, ceux qui venaient de Grèce comme prisonniers de guerre étaient respectés en raison de leur supériorité culturelle et on leur donnait des fonctions de secrétaires ou de précepteurs. A Rome, les esclaves de riches étaient mieux habillés et mieux nourris que les citoyens pauvres, qui, bien que libres, devaient vivre des aumônes de l’empereur. Les esclaves romains pouvaient parfois économiser assez d’argent pour payer leur propre rançon au bout de sept ans environ.

Les premiers chrétiens ne croyaient pas à la nécessité d’abolir l’esclavage, ce en quoi ils différaient des Esséniens et de certains Stoïciens. Lorsque Onésime, l’esclave en fuite, se fut converti, Paul le renvoya à son maître Philémon qui était chrétien, étant assuré que ce dernier recevrait son esclave comme un frère en Christ. Dans les premières années du deuxième siècle, Ignace a conseillé à Polycarpe de « ne pas mépriser les esclaves, qu’ils soient hommes ou femmes. »

Cependant, que ceux-ci ne s’enflent pas d’orgueil, mais qu’ils accomplissent fidèlement leur service, à la gloire de Dieu, et pour obtenir une liberté meilleure de Dieu (Cf. 1 Corinthiens. 7 :21 ; 1 Timothée. 6 :2). Des esclaves pouvaient devenir pasteurs. Les évêques romains Pie (140- 154) et Callixte (217-222) étaient probablement d’anciens esclaves. On considérait la libération d’un esclave comme une chose digne de louange. Clément écrit dans sa lettre aux Corinthiens (fin du premier siècle) : « Nous savons que beaucoup d’entre nous se sont faits esclaves afin d’en libérer d’autres. Beaucoup se sont vendus comme esclaves et, ayant reçu le prix que l’on payait pour eux, ont pu en nourrir d’autres. »

8) Le secours aux victimes des grandes catastrophes.

Pendant le règne de Maximin, empereur qui persécuta les chrétiens, une grande épidémie de peste survint. Selon Eusèbe IX, 8 : « Seuls, en effet, dans une telle conjoncture de maux, ils montraient par leurs œuvres leur compassion et leur amour des hommes. Pendant la journée entière, les uns se dévouaient aux soins et à la sépulture des morts : il y en avait des milliers dont personne ne s’occupait ; les autres rassemblaient en un même lieu la foule de ceux qui, dans chaque ville, étaient épuisés par la famine et ils distribuaient à tous du pain. Aussi la chose était établie et proclamée chez tous les hommes ; on glorifiait le Dieu des chrétiens et l’on confessait que ceux-ci seuls étaient pieux et religieux, ce qui était véritablement démontré par les faits eux-mêmes. » (« Histoire Ecclésiastique », trad. Gustave Bardy, Coll. Sources chrétiennes, 1958).

Pendant la famine de 367, Basile de Cappadoce prêcha contre l’avarice des riches et organisa des secours pour les malheureux. Il a écrit aux gouverneurs pour leur demander de dispenser d’impôts ceux qui ne possédaient rien et de faire justice aux opprimés. Dans des sermons intitulés « Les Riches », « L’avarice » et « En temps de famine et de besoin », il a insisté sur le fait que tout homme a le droit inaliénable d’avoir de quoi vivre, droit qui l’emporte sur le droit de propriété même ; en cas de conflit, les droits privés doivent céder le pas aux besoins

généraux [4]. »

9) La lutte contre le chômage.

Les Homélies Pseudo-Clémentines conseillaient : « A ceux qui peuvent travailler, fournis du travail et, envers ceux qui ne peuvent pas travailler, sois charitable. » Mais l’auteur de la Didaché se rendait compte que certains pourraient abuser de la générosité de l’Église et il précisait : « Mais s’il n’a pas de métier, veillez, avec sagesse, à ce qu’il puisse vivre parmi vous en chrétien et pas dans l’oisiveté. S’il ne veut pas travailler, il profite malhonnêtement du Christ. »

10) Le soin des frères en voyage.

Dans le plus ancien rapport que l’on ait concernant un culte le dimanche (Apologie 1 de Justin), on lit qu’une partie de la collecte fut employée à payer les frais de voyage des étrangers.

Il va sans dire que l’Église primitive connaissait aussi des tensions et des excès. Des groupes fanatiques de « circumcelliones » extrémistes du mouvement donatiste d’Afrique du Nord au temps d’Augustin (environ 400), usaient de violence pour promouvoir le partage égalitaire des richesses, allant même jusqu’à brûler les maisons de ceux qui leur résistaient. Ils forçaient les propriétaires à libérer leurs esclaves et tout en proclamant : « il a renversé les puissants de leurs trônes et il a élevé les humbles » (Luc 1 :52), ils obligeaient les riches qui voyageaient en voiture à changer de place avec leurs serviteurs.

3) L’Église primitive et le respect de la vie

Les chrétiens exprimaient aussi leur compassion envers leurs contemporains en condamnant les coutumes portant atteinte à la vie humaine. C’est ainsi qu’ils dénonçaient le suicide, l’avortement et l’infanticide. Ils recueillaient les nouveau-nés abandonnés sur les tas d’ordures et les élevaient.

L’une des distractions favorites de l’empire romain était les combats sanglants de gladiateurs. Sous le règne de Claude (41-54), quatre-vingt-treize jours de l’année étaient consacrés aux jeux et, au quatrième siècle, il n’y en avait pas moins de cent soixante-quinze. Trajan (début du Ile siècle) célébra ses victoires en Dacie par quatre mois de jeux qui exigèrent 10.000 gladiateurs. Parmi l’ensemble des écrivains romains, Sénèque, seul, s’éleva contre les jeux. En revanche, les écrivains chrétiens étaient unanimes à dénoncer ce carnage. Les jeux prirent fin en 404 lorsque le moine Honorius se précipita dans l’arène pour les arrêter et se fit tuer.

Bien que l’Église n’ait pas exigé que les soldats démissionnent en devenant chrétiens, elle a maintenu, de façon générale, une attitude pacifiste jusqu’au règne de Constantin. Les chrétiens ne participèrent pas à la défense de Jérusalem dans la première guerre judéo-romaine (66-73 ap. J.-C.) mais avertis par une vision, ils fuirent à Pella en Transjordanie avant la chute de la ville (Eusèbe III, 5). Selon le rapport en latin de la chronique d’Eusèbe conservée par Jérôme, Bar Kochba tua des chrétiens parce qu’ils refusaient de participer à la seconde guerre judéo-romaine (132-135).

Roland H. Bainton, professeur d’histoire ecclésiastique à Yale, écrit : « Au cours de la période des persécutions qui dura jusqu’à l’époque de Constantin, le pacifisme a été tel qu’aucun auteur chrétien, à notre connaissance, n’a approuvé la participation des chrétiens aux batailles. » (Christian Attitudes Toward War and Peace). Tertullien déclara que « le Christ, en désarmant Pierre, ôta son armure à tout soldat. » Cyprien soutenait que Dieu avait destiné le fer à la culture et non à la guerre. Arnobe pensait même qu’il était préférable, pour un chrétien, de mourir plutôt que de souiller ses mains du sang d’autrui. Un jeune homme fut tué pour avoir refusé de rejoindre les rangs de l’armée romaine parce qu’il était chrétien (295).

En revanche, à partir de la fin du deuxième siècle, il est certain que les chrétiens furent de plus en plus nombreux dans l’armée, même dans la célèbre « Légion du Tonnerre » de Marc-Aurèle. La conversion de Constantin et sa victoire militaire sous le signe de la croix au Pont de Milvian, marqua un changement décisif dans l’attitude de l’Église vis-à-vis de la guerre. Sous Théodose II, au début du cinquième siècle, seuls les chrétiens pouvaient servir dans l’armée.

Lorsque l’empire fut menacé par les invasions barbares, Ambroise et Augustin développèrent la doctrine de la guerre juste qui est encore reconnue par l’Église Catholique Romaine et la plupart des Protestants aujourd’hui. Une guerre juste est celle qui est « juste » dans son intention donc entreprise pour restaurer la paix et faire régner la justice et « juste » dans la façon dont elle est conduite c’est-à-dire sans violence sauvage, ni atrocités. Selon Augustin, la haine ne doit pas être la cause de la guerre : « En vérité, personne n’est capable d’infliger une punition s’il n’a d’abord surmonté la haine dans son propre cœur. Nous ne sommes jamais dispensés d’aimer nos ennemis ; seulement l’amour n’exclut pas les guerres de compassion que peuvent mener les bons. » (Epître 138, II, 15).

4) Et maintenant ?

Comme le fait remarquer l’historien Georges M. Marsden, dans une étude semblable à celle-ci sur l’attitude de l’Église évangélique vis-à-vis des problèmes sociaux au cours de la période la plus récente (« Evangelical Social Concern-Dusting off the Heritage », Christianity Today, 12.5.1972) « la tradition ne peut, bien sûr, suffire à nous guider dans nos discussions sur les implications actuelles de l’Évangile ». Il se peut que l’Église primitive se soit trompée dans certaines de ses interprétations et de ses pratiques. Cependant, même si nous pensons qu’elles étaient justes pour l’époque, nous devons les revoir en fonction des changements politiques et sociaux intervenus depuis lors. En tout état de cause, une critique de l’attitude de l’Église primitive ne peut que nous amener à examiner si la nôtre est aussi biblique que la sienne.

[1] La négation grecque est très forte ; elle exclut la possibilité même.

[2] pourrait avoir le sens de Tribunal.

[3] Lettre de Pline à Trajan (trad. Pierre de Labriolle, dans « La réaction païenne », 1934).

[4] Francis MURPHY. Politilcs and the Early Christian ».

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