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Ichthus n° 44 – Juin, Juillet 1974
Comment comprendre l’Apocalypse1 ? Beaucoup imaginent que c’est un livre d’accès facile. Friedrich Engels, exemple sans doute surprenant, ne déclare-t-il pas que loin d’être un ouvrage obscur et mystérieux : « il est le plus clair et le plus simple de tout le Nouveau Testament » …
La plupart des interprètes sont pourtant loin de partager cet optimisme un peu naïf. C’est pour eux un message chiffré dont le secret a disparu avec l’auteur et les premiers lecteurs. Le texte est impossible à décoder avec certitude. Nous ne pouvons qu’entrouvrir la cassette mystérieuse. Mais tous s’acharnent, parce qu’ils savent que l’Apocalypse est une mine inépuisable dont le chercheur persévérant ramène au jour des trésors sans prix. Ce livre est, comme le dit le père Huby : « palais de cristal, puits de ténèbres ».
Depuis que Jean transmit cette « révélation » à l’Église primitive, elle fut l’objet de l’examen attentif d’une multitude d’exégètes. On pourrait remplir des bibliothèques avec les ouvrages qui lui ont été consacrés, dans toutes les langues. Des chrétiens, parmi les plus savants et les plus pieux, y ont passé toute leur vie. Aucun autre livre n’a été scruté comme celui-ci. Cependant, jamais personne n’a pu découvrir toutes ses énigmes. Comme une cime des Alpes épuisant les cordées successives, l’Apocalypse, la Révélation n’a pas encore livré ses derniers secrets.
Nous n’aurons donc pas l’outrecuidance de définir une méthode d’interprétation. Nous nous bornerons à un examen rapide, et sans doute trop schématique, des principales tentatives faites par les exégètes chrétiens, sans parler des efforts considérables accomplis par les mystiques et occultistes non-chrétiens qui ont tenté de déchiffrer ce livre des mystères, à la façon des Centuries de Nostradamus. Nous renvoyons nos lecteurs particulièrement intéressés par l’étude de l’Apocalypse à l’ouvrage très remarquable du pasteur Charles Brütsch : « La Clarté de l’Apocalypse » dont la dernière édition, considérablement élargie, a paru en 1966 chez Labor et Fides, à Genève.
Sens littéral ou sens symbolique ?
Un premier problème, difficile à résoudre, est celui du langage. On connaît bien le style « apocalyptique » utilisé par saint Jean. On en trouve des exemples dans l’Ancien Testament, dans les livres de Daniel ou de Zacharie. Il existait, dans le monde juif du premier siècle, une abondante littérature populaire de ce type. Les grottes du désert de Juda en ont fait connaître plusieurs ouvrages. L’auteur utilise donc un langage conventionnel apprécié par les lecteurs juifs de son temps. Mais quel sens faut-il lui attribuer ? Est-il littéral ou symbolique ? On a beaucoup discuté ce point. Les tenants du littéralisme soutiennent que les termes doivent être pris dans leur acception ordinaire : une étoile est une étoile, un astre se trouvant dans l’espace, un trône est un siège, et les indications de temps s’inscrivent sur un calendrier. Pour les symbolistes, l’Apocalypse est pleine d’images illustrant des vérités spirituelles. Tous les mots doivent être transposés. Malheureusement, ce système d’interprétation aboutit aux pires fantaisies, car il laisse courir sans bride l’imagination de l’exégète. Les ouvrages écrits sur l’Apocalypse par les partisans de cette méthode en sont la preuve. Nous n’en donnerons qu’un seul exemple, que nous ne pouvons exposer en détail. C’est l’interprétation du verset 18 du treizième chapitre : « Que celui qui a de l’intelligence calcule le nombre de la bête. Car c’est un nombre d’homme et son nombre est six cent soixante-six ».
Quelques-uns ont cru devoir s’appuyer sur la valeur symbolique des nombres, et plusieurs applications ont été faites de la signification, dans la Bible, du chiffre six. Il s’agirait ici de la trinité du chiffre 6, le plus haut avant la plénitude et la perfection représentée par 7. Ce serait la quintessence de l’humanité…
Du danger de la méthode par les chiffres
D’autres exégètes, beaucoup plus nombreux, ont recours à la gématrie, système, bien connu dans l’Antiquité, qui consiste à additionner la valeur numérique attribuée aux lettres de l’alphabet. En prenant des noms ou des phrases en hébreu, en grec, en latin ou dans une langue moderne, on obtient des résultats nombreux et fort différents.
D’après des interprètes très sérieux, « le chiffre de la bête », c’est-à-dire le nom de l’Antichrist, désigne les personnes suivantes : Caligula, Nerva, Trajan, Titus, Domitien, surtout Néron. Puis Julien l’Apostat, Genséric, Attila, Mahomet, Boniface VIII, Ignace de Loyola, Martin Luther, Louis XIV et Napoléon. On y a vu le pape, puisque son trône porte l’inscription « Vicarius Filii Dei », et Hitler et Mussolini (Viva il Duce). Faut-il citer les blasphèmes d’un mystique du XVIe siècle et d’un rabbin du XXe qui lisent le nom de Jésus-Christ ?
Comme le conseillait un sage du IXe siècle, Bérengaud, cité par Brütsch : « Cessez de calculer, sinon vous trouverez à la fin votre propre nom ! ».
Certes, c’est une méthode dangereuse parce qu’elle permet de faire dire au texte à peu près n’importe quoi. Nous avons dans ce livre un grand nombre de symboles, mais la clé nous en est rarement donnée. Au premier chapitre (v. 20), nous savons ainsi que les sept chandeliers d’or sont sept églises et au chapitre dix-sept (v. 9 et 12), nous apprenons que les têtes du monstre sont des montagnes et ses cornes des rois. Et même ces clés ne suffisent pas pour découvrir le trésor.
Il est certain d’autre part que les mots ont parfois leur sens propre, littéral, mais pas toujours : par exemple, au chapitre cinq, on nous annonce un lion (v. 5) qui est un agneau (v. 6).
Il est nécessaire d’utiliser en même temps la traduction littérale et la symbolique et nous ne savons pas quand passer de l’une à l’autre ! La sagesse et la prudence nous commandent sans doute de suivre le conseil d’un exégète du XVIe siècle, Ribera : « Autant qu’il sera permis, nous nous éloignerons le moins possible du sens propre des mots… ».
De quelle Histoire s’agit-il ?
Un autre problème épineux est de savoir si le livre est construit de façon linéaire ou cyclique. S’agit-il d’une sorte de fresque chronologique décrivant l’Histoire d’un seul trait continu, du début jusqu’à la fin ? Est-ce une sorte d’action continue comme dans une tragédie classique ? Est-ce un recueil de paraboles, un choix de visions traitant de questions spirituelles, présentées par cycles parallèles ?
De nombreux et solides arguments ont été présentés à l’appui de ces deux thèses. Aucune des deux ne peut être éliminée. Il paraît donc nécessaire de combiner les deux systèmes. L’Apocalypse dévoile un plan, le plan de Dieu, qui progresse de la première jusqu’à la dernière page. Jusqu’aux visions finales de la Nouvelle Jérusalem dans la gloire. Mais le livre est également plein de visions coupant le fil de l’Histoire et montrant l’Éternité qui fait irruption dans le temps, où le spirituel et le temporel s’interpénètrent.
La plupart des interprètes cherchent donc, dans ce livre, le dévoilement des événements de l’histoire des hommes, selon le plan déterminé par la souveraine grâce de Dieu. Mais là s’arrête leur consensus. Car il s’agit de savoir quel moment de cette histoire est décrit par l’Apocalypse.
Certains exégètes pensent que Jean brosse un tableau de l’histoire de sa génération, ou tout au moins des premiers siècles. Il veut parler aux hommes de son temps, et pas aux autres. Les partisans de cette thèse son nombreux tant chez les protestants que chez les catholiques. On s’efforce alors de reconnaître tous les traits qui caractérisent Rome et son empire, et l’on voit surgir Domitien ou Néron.
Pour d’autres, l’Apocalypse passe en revue toute l’histoire de l’Église dans le monde, depuis sa naissance à la Pentecôte jusqu’au Jugement dernier. Et l’on fait entrer dans le monde des images apocalyptiques vingt siècles d’Histoire. Quelle ingéniosité habite ces interprètes ! Malheureusement, ils sont rarement d’accord et le même symbole reçoit d’innombrables applications.
Pas seulement pour demain
Un plus grand nombre, surtout dans les milieux évangéliques, détachent le contenu de ce livre de tout le passé : pour eux, il ne concerne guère que l’époque finale du Retour de Jésus en gloire. Tout, ou presque, dans l’Apocalypse, est encore à venir. Bien entendu, l’exégète peut se livrer à cœur joie aux phantasmes de son imagination, même s’il la modère en restant dans la symbolique de l’Ancien Testament. Nul ne peut vérifier l’interprétation puisqu’elle se rapporte au futur, exclusivement.
Le danger de ce système est qu’il retire à ce livre une grande partie de sa valeur. Il n’est pas, pour ses partisans, le livre d’aujourd’hui : il vaut seulement pour demain…
Or, l’Apocalypse n’est pas seulement un recueil de prédictions pour l’avenir, c’est un livre qui s’adresse à l’homme d’aujourd’hui : voilà ce qu’il ne faut jamais oublier.
En effet, comme le rappelle si bien Charles Brütsch, le verset initial, le premier du premier chapitre, rappelle qu’il s’agit de la « Révélation de Jésus-Christ » et non pas, comme le dit le titre traditionnel de ce livre, de la « Révélation de Jean ». L’intention principale de Jean, inspiré par l’Esprit Saint, est de dévoiler Jésus, ressuscité, glorifié, siégeant en majesté dans la gloire, et présent dans l’Histoire des hommes. « Toute exégèse de l’Apocalypse doit être rigoureusement christologique », dit Brütsch. Bossuet, autrefois, était du même avis : « L’Apocalypse est l’Évangile de Jésus-Christ ressuscité ». C’est donc le livre d’hier, d’aujourd’hui et de demain, car c’est la révélation de l’Éternité.
La seule interprétation sûre
L’interprétation qui nous paraît la plus juste est celle qui tient compte de toutes les autres, dans une perspective christologique : ce livre dévoile que Jésus-Christ est le Maître et le Secret de notre Histoire.
Encore faut-il chercher à mettre en place ces images tellement abondantes qu’elles paraissent venir dans le désordre. Peut-on les organiser en un ensemble cohérent ?
A vrai dire, la structure de l’Apocalypse, et son plan, posent un problème ardu. Les spécialistes une fois de plus sont loin d’être d’accord en ce domaine, et nous proposent des plans souvent fort différents.
Il est difficile, en effet, de ne pas discerner dans ce livre une construction soigneusement élaborée, qui repose sur l’emploi de la valeur symbolique des nombres 3, 7, 10 et 100. Mais l’auteur, tout en respectant cette structure quasi-mathématique, n’hésite pas à amplifier certaines visions. La structure est pour le livre ce qu’est le squelette pour un être humain : elle n’est pas toujours apparente, mais elle est présente pour permettre le mouvement et la vie.
La victoire de Jésus-Christ
L’enseignement fondamental de l’Apocalypse, c’est que Jésus-Christ est la solution de toutes nos énigmes. Il est, il était, et il vient. Tout commence et se termine par la vision du Christ ressuscité et glorifié. Il est au centre de l’Univers : l’Agneau immolé. Il est le soleil de la Nouvelle Jérusalem.
Ces images éblouissantes des premiers et des derniers chapitres présentent la situation véritable du problème, sub specie aeternitatis, mais tout paraît différent dans le temps et dans l’espace où se trouve l’homme. L’Apocalypse révèle que notre Univers est le théâtre d’un gigantesque combat entre Satan et ses troupes malfaisantes, et Dieu et ses anges. L’homme se trouve en plein champ de bataille.
C’est à l’Église souffrante, au sein de laquelle il est lui-même un persécuté, que Jean transmet cette révélation. Cette Église du premier siècle représenté par les sept Églises d’Asie, bien connues du vieil apôtre.
Cette Église subsiste, de siècle en siècle, jusqu’au retour de son Seigneur, et Jean lui confie, à elle aussi, le secret de la victoire : la foi qui triomphe du monde.
Trois séries de symboles, qui se déroulent parallèlement présentent sous différents aspects la guerre spirituelle, planétaire et cosmique, que l’Adversaire livre à Dieu, et où l’Église est impliquée. Chaque série aboutit à la victoire finale des armées célestes. D’abord les sept sceaux, dont le dernier ouvre sur le silence de la paix quand cesse le fracas de la guerre (8 :1). Ensuite les sept trompettes dont la dernière éclate au moment du triomphe du Roi des rois (11 :15). Enfin les sept coupes, dont la dernière marque la fin du « système » de ce monde, la chute de Babylone et le triomphe du Christ (16 :18-21).
Au centre de cette triple vision, où toute l’Histoire du monde et de l’Église est présentée, au centre de l’Apocalypse, le Saint-Esprit récapitule le plan du salut (chapitres 12 à 14). Car comment ne pas voir, au chapitre 12, au verset 5, dans l’enfant qui vient au monde, le rappel de l’incarnation ?
La défaite apparente du peuple de Dieu, la puissance du Diable, ne doivent jamais nous désespérer. A chaque page, l’Apocalypse nous rappelle la réalité de la Victoire de Celui qui, crucifié, est ressuscité et siège en majesté.
Le « final »
Et que dire du « final », défiant toute analyse, ruisselant de lumière. Les derniers chapitres (17 à 22) sont un couronnement, la conclusion de toute l’Écriture Sainte. C’est le dévoilement, dans la splendeur des images, du triomphe éternel de notre Seigneur, le Sauveur qui est venu sauver l’homme révolté.
Bien des choses nous échappent, nous le sentons, dans ce livre des mystères, mais une clarté nous éblouit, la clarté de l’Apocalypse, la victoire de Celui qui nous dit, aujourd’hui :
« Ne crains pas ! Je suis le premier et le dernier, et le vivant. Je suis devenu mort, et voici, je suis vivant aux siècles des siècles ! ».