Selon Rodney Stark, sociologue des religions et historien du christianisme primitif, à terme, ce qui a permis au christianisme de triompher sur le paganisme, ce n’était ni l’attractivité de sa théologie (que les païens ne pouvaient ni comprendre ni admettre), ni sa pratique de miracles (phénomène qui se limitait probablement aux périodes relativement courtes d’initiation à la foi des peuplades païennes), mais plutôt l’amélioration, en temps réel, de la qualité de vie de ses adhérents.
Selon l’historien Alan Kreider[1], les statistiques des premiers siècles du christianisme « sont limpides : les chrétiens sont passés de 3.000 à la Pentecôte à six millions en 312 après J.-C. »[2], l’année où l’Empereur Constantin Ier, nouvellement converti, a fait arrêter la persécution des chrétiens, et a donc favorisé la tolérance du christianisme à partir de cette date[3].
Avec l’historien Latourette, nous posons la question : « Comment expliquer l’influence si répandue de tant d’idées et d’idéaux si incompatibles avec la nature humaine, et étrangers à toutes les cultures dans lesquelles ils ont pris racine ? »[4]
Les raisons historiques de la croissance phénoménale d’une secte juive (parmi d’autres) au sein du judaïsme, et persécutée par ce dernier – qui, lui, était oppressé par l’autorité romaine ! – a fait couler beaucoup d’encre depuis deux millénaires, mais une étude récente menée par un sociologue des religions, Rodney Stark[5], a jeté un pavé dans la mare.
La thèse que Stark propose et défend, c’est qu’à terme, la réalité sociologique (et donc humaine) qui permet au christianisme de triompher sur le paganisme, ce n’est ni l’attractivité de sa théologie (que les païens ne pouvaient ni comprendre ni admettre), ni sa pratique de miracles (phénomène qui se limitait probablement aux périodes relativement courtes d’initiation à la foi des peuplades païennes), mais plutôt l’amélioration, en temps réel, de la qualité de vie de ses adhérents.
La réalité humaine historique qui permet au christianisme de triompher sur le paganisme, c’est l’amélioration, en temps réel, de la qualité de vie de ses adhérents.
Cette réalité sociologique, unique au christianisme à l’époque, découle, selon Stark, sans nul doute des « doctrines fondamentales du christianisme (qui) ont suscité et entretenu des relations et des organisations sociales attirantes, libératrices et efficaces », phénomène que Stark caractérise comme constituant « le facteur suprême de l’essor du christianisme » (p. 262). Ces convictions doctrinales ont permis aux chrétiens de prendre en compte la réalité de la chair, et les ont conduits ensuite à concevoir et à mettre en œuvre des plans d’action efficaces et à entretenir un comportement individuel cohérent avec ces convictions. Bref, « les valeurs chrétiennes d’amour et de charité s’étaient (…) traduites en normes de service social et de solidarité communautaire » (p. 95).
Ces qualités des chrétiens primitifs ont éclaté au grand jour, d’abord en l’an 165, et ensuite en l’an 251, lorsque deux épidémies foudroyantes successives (la première était peut-être la variole, et la deuxième, la rougeole) ont frappé l’Empire. Elles se sont soldées par le décès, à chaque fois, d’au moins un tiers de la population. La cohésion, la solidarité et l’entraide sociales entre chrétiens ont fait qu’ils étaient plus à même que leurs contemporains païens et philosophes, de faire face aux désastres, avec moins de victimes que la population générale. Ce fait a rendu le christianisme attrayant pour les non-chrétiens, dont un nombre important a voulu se convertir, d’autant plus que les épidémies a réduit le nombre de leurs liens sociaux et interpersonnels, ce qui a rendu nécessaire et possible d’en créer de nouveaux.
Pendant ces épidémies, les chrétiens n’ont pas limité la pratique de leurs soins aux seuls chrétiens, mais ont suivi l’exemple et l’exhortation de leurs évêques ; celui de prodiguer également des soins en faveur des païens de leur entourage. Il caractérise de « révolutionnaire » à l’époque « le principe selon lequel la charité et l’amour chrétiens dépassent le cadre de la famille et de la tribu, pour s’étendre … même au-delà de la communauté chrétienne » (p. 264). L’évêque Cyprien, de Carthage (en Tunisie actuelle), en pleine épidémie en l’an 251, s’est adressé à ses ouailles carthaginoises ainsi :
Les prévenances naturelles dont nous entourons exclusivement les nôtres n’ont rien d’admirable ; mais on peut devenir parfait en faisant bien davantage pour le publicain et le païen, en vainquant le mal par le bien pour, à l’exemple de la clémence divine, aimer même ses ennemis … Ainsi, grâce à cette générosité extraordinaire, on fit le bien à tous, et pas seulement aux frères dans la foi.
Bon nombre de chrétiens, bénéficiant de l’espérance de la vie éternelle, n’avaient pas peur de se laisser emporter en se contaminant par les malades qu’ils soignaient. L’évêque Denys d’Alexandrie, ville qui a perdu, selon certaines estimations, jusqu’aux deux-tiers de sa population, a écrit que beaucoup
… mourraient, après avoir soigné et réconforté les autres, ayant transféré sur eux la mort des autres. … Les meilleurs de nos frères sortirent donc ainsi de la vie – des prêtres, des diacres, des laïcs –, couverts de louanges, car ce genre de mort provoquée par une grande piété et une foi robuste ne paraissait en rien inférieur au martyr » (p. 104).
Selon Stark, les chrétiens – bien que beaucoup entre eux aient dû périr en prodiguant des soins aux autres – « parvinrent, en réalité, à sauver énormément de vies » (p. 112), surtout parmi les moins atteints, mais qui, étant abandonnés de leurs familles et en l’absence des soins les plus élémentaires, auraient de toute façon péri. Il est probable qu’il y a eu « beaucoup de survivants païens qui eurent un dû – leur vie – à leurs voisins chrétiens » (p. 114).
La prédilection des chrétiens de traduire leurs valeurs fondamentales en normes de service social et communautaire a eu le résultat que leurs taux de survie étaient nettement plus élevés (p. 95). Il est aussi raisonnable que ces taux de survie supérieurs
… auraient produit une proportion beaucoup plus importante de chrétiens immunisés, et qui, en conséquence, pouvaient passer au milieu des personnes affectées avec une apparente invulnérabilité … De cette façon fut créé une force complète de faiseurs de miracles pour guérir les « mourants » (p. 115).
Il n’est pas étonnant qu’à la fin de chaque épidémie, les chrétiens « constituaient un pourcentage plus élevé de la population, même sans l’apport de nouveau convertis », constat qui a dû « passer pour un « miracle » tant aux yeux des chrétiens qu’à ceux des païens » (p. 95).
En plus de prodiguer des soins aux païens – souvent abandonnés de leurs proches – les chrétiens se permettaient de parler de leur foi. Pour Stark, le vecteur premier de l’essor de ce christianisme impliqué et engagé à la fois socialement et spirituellement, « s’est concrétisé au travers des efforts unis et motivés d’un nombre grandissant de fidèles chrétiens, qui invitaient leurs amis, leur famille et leurs voisins à partager la « Bonne Nouvelle » (p. 259).
Selon Stark, le christianisme, avec ses valeurs et son organisation en assemblées locales dans les grands centres de l’empire, étaient bien positionné pour répondre à la catastrophe que représentaient les épidémies :
Les épidémies ont submergé les capacités d’explication et de réconfort du paganisme et la philosophie hellénistique. Par contraste, le christianisme proposait une analyse bien plus satisfaisante de l’origine de ces temps épouvantables qui s’abattaient sur l’humanité, et elle projetait un portrait de l’avenir plein d’espérance et même d’enthousiasme » (p. 94-5).
Stark avance l’idée que le paganisme « a contracté la maladie qui devait l’emporter au cours de ses épidémies, victime de sa relative incapacité à affronter ces crises sur les registres social ou spirituel – une incapacité subitement révélée par l’exemple de son concurrent émergeant » (p. 118). En voici sa conclusion à la fin de son étude des épidémies :
Non, le christianisme ne s’est pas développé parce qu’un miracle se serait produit sur les places du marché (même s’il a pu s’en produire beaucoup), ni parce que Constantin a dit qu’il devait se développer, ni parce que les martyrs lui ont donné beaucoup de crédibilité. Il s’est développé parce que les chrétiens constituaient une communauté soudée … qui … produisait d’immenses récompenses religieuses. …
Quels enjeux et opportunités pour l’Évangile – et pour nous, ses porteurs et témoins – se cachent derrière notre crise actuelle, pandémie qui risque de se prolonger bien au-delà de 2020 ?
[1] Historien spécialisé du christianisme des premiers siècles et en particulier des thèmes de la conversion, du culte et de la mission.
[2] Alan Kreider, Catéchèse, baptême et mission : Leçons d’hier pour l’Église aujourd’hui, Charols, Éditions Excelsis, 2013, p. 12.
[3] Ce sera 63 années plus tard, en l’an 375, donc après la mort de Constantin, que l’Empire romain adoptera le christianisme comme la religion d’État.
[4] Kenneth Scott Latourette, A History of Christianity: Beginnings to 1500, Revised Edition, New York, HarperCollins, originally published in Peabody, Massachusetts, Prince Press, 1953, p. xiii.
[5] Rodney Stark, L’essor du christianisme. Un sociologue revisite l’histoire du christianisme des premiers siècles, Excelsis, 2013 (apparition en anglais en 1996).