Cher frère,
J’aurais bien aimé parler plus avant avec vous. J’aurais des questions à vous poser avant de vous répondre. Mais que voulez-vous dire exactement ?
Que vous n’avez pas eu de mentor ?
Vous appartenez sans doute à cette génération de leaders qui a dû se débrouiller seule. Sans être accompagnée. Qui a porté certains fardeaux seule, livré certains combats seule aussi. Plusieurs de votre génération le regrettent. « Aurions-nous pris les mêmes décisions, placé les mêmes priorités, si nous avions été conseillés, mis en garde, rendus attentifs aux besoins de notre famille, au besoin de respecter le sabbat, de choisir les engagements pour de meilleurs motifs ? » J’entends cela parfois.
En contrepartie, vous avez été un modèle de fiabilité, de fidélité, de sérieux, et de persévérance. Malheureusement, il n’est pas certain que cette solitude, cette abnégation, ce renoncement, dont vous avez fait preuve, fasse beaucoup envie aux jeunes générations. Vous le savez très bien, n’est-ce pas ? Difficile de trouver des successeurs ! De plus, je crains – mais vous pourrez me démentir – que vous ayez du mal à vous investir dans la vie de jeunes leaders, en tant que mentor. De les accompagner. Je pense que c’est normal. Vous n’avez pas eu de modèle. Or, beaucoup de nos progrès spirituels sont le fruit de l’imitation. Paul le souligne à plusieurs reprises : « Soyez mes imitateurs… » J’ai eu un mentor qui m’a introduit dans le ministère. Quarante ans après, je peux toujours lui partager mes pensées les plus intimes. Du coup, accompagner des jeunes m’est facile.
Vous avez travaillé en équipe ?
Je pense comprendre ce que vous voulez dire. Vous avez respecté vos frères, vos collègues anciens, vous soumettant à eux, selon ce que dit la Parole : « soumettez-vous les uns aux autres… ». Sans pour autant avoir ouvert votre cœur, livré ou partagé les questions profondes qui ont été les vôtres, vos fardeaux cachés. Et, peut-être même, tu vos souffrances. Il est vrai que la soumission mutuelle, dans les affaires du Royaume, n’est pas exactement la redevabilité. D’ailleurs, est-ce forcément au sein du collège d’anciens qu’aurait pu se trouver un éventuel mentor ? Je pense que, pour nous ouvrir à un accompagnateur spirituel ou un mentor, il faut choisir la bonne personne ! Pas seulement pour des raisons de confidentialité. D. Bonhoeffer conseille de choisir une personne qui vit sous la croix. Pécheresse elle-même, cette personne ne vous juge pas, n’est pas étonnée de vos combats et difficultés. Elle est nécessairement bienveillante. Et pas forcément dans le cercle de collaboration directe, comme le collège d’anciens.
Est-ce un trait culturel ou de caractère ?
Il est certain que votre génération ne faisait pas beaucoup cas de ses sentiments ou de ses émotions. Vous avez grandi dans une autre culture générationnelle et spirituelle. Il fallait faire, tenir bon, avancer… quoi qu’il en coûte. « Je suis fort, fort, oui plus que vainqueur… [1]>» Vous vous rappelez avoir chanté ces paroles de tout votre cœur ? Moi aussi ! J’imagine que certains cantiques modernes vous paraissent un peu mièvres, sentimentaux, et suscitant peu l’engagement !
Ou alors, vous dites peut-être : « Je suis comme ça, c’est mon caractère, je ne me livre pas facilement ! » Il est vrai que nous ne sommes pas égaux de ce point de vue. Pourtant, nous ne pouvons pas donner raison à notre caractère. Heureusement d’ailleurs, cela ferait beaucoup d’étincelles, dans le couple, la famille ou l’Église !
Je découvre sur le tard – il faut dire que cela me travaille depuis quelques temps – le pouvoir et le privilège de la vulnérabilité. L’exemple de Jésus me bouleverse. À Gethsémané, il a été transparent d’authenticité avec ses disciples : « Je suis accablé de tristesse, à en mourir. Restez ici et veillez avec moi ! » Jésus-Christ, le fils de Dieu, sait qu’il va porter le péché du monde en mourant sur une croix. Son angoisse dépasse tout ce que nous pouvons imaginer. Il transpire du sang, tant le combat est rude ! Trois fois, il dira : « Ô Père, si tu le veux, écarte de moi cette coupe ! Toutefois, que les choses se passent, non pas comme moi je le veux, mais comme toi tu le veux. [2]» Trois fois, Jésus demande à son Père s’il existe une autre solution possible que celle qui l’attend. Cette demande est un modèle pour nous. Jésus ouvre, par son exemple, une porte à la reconnaissance de notre vulnérabilité, de nos émotions, de nos désirs, de nos affections, de nos aspirations profondes, de nos combats. Il ne s’en cache pas… Il se montre vulnérable aux yeux de ses disciples. Et aux nôtres aussi. Vous vous souvenez de ce que j’ai dit de l’imitation plus haut ? Vous ne trouvez pas que sa vulnérabilité nous apprend beaucoup de choses sur sa propre marche avec Dieu ?
Qu’est-ce que la redevabilité ?
Un de mes protégés, qui exerce des responsabilités nationales dans l’Église, m’a dit un jour : « Alain ; j’ai un cahier de charges, je travaille en équipe, je suis évalué tous les ans, mais qui regarde dans mes « angles morts » ? Quand je suis fatigué, je suis attiré par des images de nudité ! » Nous avons tous nos vulnérabilités, nos faiblesses. Nous n’aimons pas en parler. À qui rendons-nous compte de nos fragilités ? En tant qu’ancien, quels risques nos faiblesses cachées font-elles courir à ceux dont nous avons la responsabilité : le troupeau, l’église ? À qui rendons nous compte ? À Dieu ? Certes, mais avant qu’il ne soit trop tard, chaque responsable devrait se choisir un partenaire spirituel auquel il donnera un droit de regard sur ses « angles morts ». Pour pouvoir être aidé, épaulé dans ses combats. Prévenir d’éventuelles dérives ou erreurs. En particulier, celles de confondre ministère et réussite personnelle, ministère et pouvoir, pouvoir et leadership spirituel… Un autre de mes mentorés m’a dit avec conviction : « Alain, je te donne le droit de me coller au mur si tu vois que je dérape… J’ai donné ce droit à deux personnes : mon frère jumeau et toi ! » Et j’entends souvent ces mots : « Je ne peux parler de ça qu’à toi, je ne veux plus que ce soit caché, mais dans la lumière ! » cf 1 Jean 7 : 7. Saisissez-vous, chers frères, l’importance de la redevabilité ?
Alors aujourd’hui ?
Difficile pour moi de vous donner un conseil. Je vous invite à faire de cette question un sujet de prière : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? » C’est lui qui doit vous répondre et vous conduire vers quelqu’un qui vit sous la croix et qui puisse vous accompagner. Je suis à la fin de mon ministère et j’ai découvert le privilège d’un accompagnement spirituel. Si cela peut vous encourager… En revanche, je vous invite à envisager avec un regard neuf et bienveillant les besoins d’accompagnement qu’exprime la nouvelle génération de leaders qui prendra votre suite dans l’Église. J’ai parlé avec un ancien, ses arguments étaient figés sur son modèle de l’anciennat. Il ne pouvait envisager que les choses soient différentes de celles qu’il avait connues. Trois fois sept ans, avec une année sabbatique chaque fois ! Il se lamentait : « On ne trouve pas de jeunes pour s’engager comme responsables dans l’église ! » Je lui ai répondu, un peu sèchement : « On peut comprendre qu’ils n’aient pas envie d’en prendre pour 20 ans comme vous ! »
Montrez-vous ouvert au questionnement des jeunes leaders potentiels, soyez attentifs à leurs besoins, à leurs valeurs, à l’expression de leur désir de servir Dieu. Intéressez-vous à eux. Même si leur vision n’est pas identique à la vôtre, elle est tout à fait respectable devant Dieu. Et puis, montrez-vous vulnérable, n’hésitez pas à parler de votre expérience, des bonnes et des mauvaises. Pensez à Jésus à Gethsémané. Les jeunes désirent apprendre de vous. Vous n’avez pas eu le privilège d’être redevable ? Alors encouragez ceux qui vous suivent à l’être. Offrez-leur votre cœur de frère vivant sous la croix.
Merci pour votre patience à me lire, que Dieu vous soit en aide.
Fraternellement,
Alain STAMP
[1]Cantique : Veux-tu briser du péché le pouvoir, G. Guillod L.E. Jones