« Il semble que Dieu se veuille servir de votre sang pour signer sa vérité »
Aux cinq prisonniers de Lyon
Les lettres que nous abordons à présent forment un des rares ensembles de lettres à avoir été imprimées du vivant de Calvin. Jean Crespin les insère une première fois en 1564 dans l’Histoire des martyrs, car au-delà de leurs premiers destinataires, elles peuvent parler à tous les chrétiens réformés « sous la croix ». La rhétorique de Calvin s’inscrit dans ce que nous avons mentionné auparavant, la « pastorale du martyre ». On perçoit dans ses mots la volonté farouche de maintenir les âmes en présence du Très- Haut, celles qui sont persécutées, mais aussi celles qui pourraient être affermies par ce témoignage extrême. Car Calvin voit au-delà de l’apparence : il perçoit que ces martyrs de la foi sont des « ministres extraordinaires, capables par leur témoignage et leur exemple de relever l’Église ».
La vérité triomphe du mensonge, c’est la conviction profonde du Réformateur, en dépit de la violence qui déferle contre elle. Cela ne l’empêche pas d’être constamment préoccupé par la cause de l’Évangile en France. L’arrivée d’Henri II sur le trône a renforcé la persécution : il crée en 1547 une « Chambre ardente », qui traque les réformés et rend plus de 500 arrêts contre l’hérésie jusqu’en 1550 ; des Parlements provinciaux reprennent et amplifient les mesures royales, censurent les livres, etc. Mais la violence catholique débordera vite les tribunaux, ce que Denis Crouzet présente comme une forme de prise de possession de l’homme par la divinité : « La rationalité de la violence est de ne pas avoir notre rationalité ou plutôt d’être pure Raison, d’être Dieu ». Ainsi, dans la conception catholique, la violence est légitimée par Dieu directement.
Revenant de Suisse, cinq jeunes étudiants protestants de l’école de théologie de Lausanne sont arrêtés, après avoir fait la rencontre d’un homme dont ils apprendront à leur dépens sa fonction d’espion au service des prêtres, et plus particulièrement du Cardinal de Tournon, archevêque de Lyon. Une solidarité se met en place, qui réunit Calvin, bien sûr, mais également les autorités bernoises sollicitées par un riche négociant de Lyon, Jean Lyner. Bien que les cités de Genève et de Berne s’en émeuvent, leur influence se heurte à l’opiniâtreté morbide des autorités françaises. Ils sont déclarés coupables d’hérésie. Après un an de procès, leur exécution est actée et la persévérance de leurs bienfaiteurs demeure vaine. Le bûcher est élevé le 16 mai 1553.
AU MILIEU DE TANT D'EPREUVES
Jean CALVIN, Paul WELLS (préface)
Jean Calvin le réformateur fut avant tout un pasteur. Sa volumineuse correspondance en témoigne : il écrit à des hommes et des femmes de toutes conditions pour les exhorter à la foi. Ses lettres de direction spirituelle, qui impliquent une relation personnelle affectueuse avec ses destinataires, sont ainsi centrées sur l’édification et la consolation. Elles sont aussi un moyen important pour la diffusion de la doctrine réformée.
Voilà pourquoi nous avons souhaité proposer au lecteur d’aujourd’hui cette sélection de 15 lettres traduites en français contemporain, introduites et annotées. Leur intérêt dépasse en effet les circonstances historiques de leur rédaction. Écrites pour consoler les croyants « sous la Croix », elles peuvent encore servir à ceux qui sont affligés ainsi qu’à ceux qui veulent les aider.
Les étudiants s’y rendent en chantant des psaumes et en s’encourageant les uns les autres. Ils confessent leur espérance dans une lettre envoyée quelques jours avant leur supplice : « après que nous aurons souffert un peu de temps ; il nous recevra dans son royaume céleste et nous fera reposer éternellement auprès de lui ».
L’influence de Calvin dans cette affirmation de l’espérance céleste est évidente, et découle de sa conception du martyre. La peur de la mort apparaît comme un frein à un plein engagement, mais Calvin estime qu’on ne doit pas la craindre, parce que mourir pour la cause de Christ la rend noble et glorieuse. Une telle représentation du martyre a une signification particulière au siècle des Guerres de religions. Frank Lestringant remarque que, par un retournement du supplice en apothéose, les réformés se saisissent de la violence imposée par les catholiques à leur propre avantage spirituel : en « retournant les prétendus martyrs du diable en témoins de Dieu, les protestants finissent par combattre les catholiques sur leur terrain et en se servant de leurs propres armes. »
Pour éviter une confusion, il convient de faire comprendre aux fidèles que si le sang des martyrs mérite révérence, il ne justifie en aucun cas qu’on lui voue un culte ; seule importe la cause, non le spectacle d’un corps supplicié. Les martyrs, note David El Kenz, sont des témoins privilégiés de la puissance du Saint-Esprit. Dans l’esprit de Calvin, le martyr peut éclairer le monde et divulguer la vérité de la Parole. Agrippa d’Aubigné partagera cette idée en affirmant : « Heureux les temps des feux, lorsque les juges iniques propagent à leur insu, l’illumination du message divin » ; il discerne dans ces temps de malheur pour les réformés la logique d’un « monde renversé ». Ces derniers pourront, malgré tout, « tirer profit sur le plan symbolique d’un châtiment inique et barbare, et permet de retourner le spectacle décevant des apparences au bénéfice de la vérité. La défaite apparente des martyrs est à lire comme une victoire remportée sur le mensonge et sur la mort. L’appareil de leur déchéance s’inverse instantanément en apparat de triomphe ». Calvin est tout de même conscient d’un danger : le martyr imite le Christ, mais ne saurait en renouveler le sacrifice qui a racheté l’Humanité une fois pour toutes.
Mes très chers frères, nous avons finalement su pourquoi le messager de Berne n’était pas revenu ici. Il n’avait pas la réponse que nous aurions désiré, car le Roi a refusé tout net les requêtes que les Messieurs de Berne lui ont faites, comme vous pourrez le voir par le double des lettres, de sorte qu’il n’y a plus d’espoir de ce côté-là. Où que nous regardions ici-bas, Dieu nous a partout fermé la porte. Nous ne serons jamais déçus si nous mettons notre espoir en lui et en ses saintes promesses. C’était votre fondement, déjà au temps où vous pensiez pouvoir encore être aidés par les hommes. Nous le pensions aussi, et bien que vous ayez eu l’impression de pouvoir échapper par des moyens humains, vos yeux n’ont pas été éblouis au point que votre cœur et votre confiance ne s’en écarte ni à gauche ni à droite. Or à cette heure la nécessité vous exhorte plus que jamais à vous tourner entièrement vers le ciel. Nous ne savons pas encore quelle sera l’issue. Mais parce qu’il semble que Dieu veuille se servir de votre sang pour authentifier sa vérité, il n’y a rien de mieux que de vous préparer à cela, le priant de vous soumettre à son bon plaisir afin que rien ne vous empêche de le suivre où il vous appellera. Car vous savez, mes frères, que nous devons être ainsi mis à mort pour lui être offerts en sacrifice. Vous ne pouvez éviter de soutenir de durs combats, afin que ce qui a été dit à Pierre s’accomplisse en vous : on vous mènera où vous ne voudrez pas. Mais vous savez par quelle puissance vous avez à combattre. Tous ceux qui s’appuient sur elle, ne se trouveront jamais abattus et encore moins confus. Ainsi, mes frères, ayez confiance car vous serez fortifiés selon vos besoins par l’Esprit de notre Seigneur Jésus, pour ne pas défaillir sous le poids des épreuves, aussi pesant soit-il, d’autant que notre Seigneur a remporté lui-même une victoire glorieuse qui est pour nous une garantie certaine de notre triomphe au milieu de nos misères. Puisqu’il plaît à Dieu de vous employer jusqu’à la mort pour défendre sa cause, il vous soutiendra de sa main forte pour combattre avec constance et il n’acceptera pas qu’une seule goutte de votre sang demeure inutile. Et bien que le fruit n’en soit pas immédiatement évident, il apparaîtra avec le temps plus grand que nous ne saurions [le] dire. Mais, comme vous avez eu le privilège que vos chaînes soient de notoriété publique et que leur bruit se soit répandu partout, il faudra aussi, à la confusion de Satan, que votre mort retentisse encore plus fort, afin que le nom de notre bon Dieu en soit magnifié. Quant à moi, s’il plaît à ce bon Père de vous rappeler à lui, je ne doute pas qu’il vous ait gardé en vie jusqu’ici afin que votre longue détention soit un préparatif pour mieux éveiller ceux qu’il a choisi d’édifier par votre fin. Car, quoi que les ennemis fassent, jamais ils ne pourront ensevelir ce que Dieu a fait briller en vous pour être contemplé de bien loin.
Je ne vous console ni ne vous exhorte plus longtemps, sachant que le Père céleste vous fait sentir la valeur de ses consolations, et que vous êtes assez attentifs à méditer ce qu’il vous propose par sa Parole. Il a déjà bien montré par son action que sa force habitait en vous et qu’il la mènera assurément jusqu’au bout.
Vous savez qu’en partant de ce monde nous n’allons pas au hasard, non seulement à cause de la certitude qu’il y a une vie céleste, mais aussi, parce qu’étant assurés de l’adoption gratuite de notre Dieu, vous y allez comme à votre héritage.
Vous savez qu’en partant de ce monde nous n’allons pas au hasard, non seulement à cause de la certitude qu’il y a une vie céleste, mais aussi, parce qu’étant assurés de l’adoption gratuite de notre Dieu, vous y allez comme à votre héritage. Le fait que Dieu vous ait choisi comme martyrs de son Fils, est pour vous comme une marque de surabondance. Reste le combat vers lequel l’Esprit de Dieu nous exhorte non seulement d’aller, mais aussi de courir. Ce sont des épreuves difficiles que de voir un tel orgueil chez les ennemis de la vérité sans qu’il soit réprimé d’en haut ; leur rage si déchaînée sans que Dieu ne secoure les siens pour les soulager. Mais si nous nous souvenons que notre vie est cachée et que nous sommes morts (ce qui n’est pas une doctrine d’un jour mais qui doit être vécue de manière permanente), nous ne trouverons pas étrange que les afflictions durent. Pendant qu’il plaît à Dieu de lâcher si longtemps la bride à ses ennemis, notre devoir est de nous tenir silencieux, bien que le temps de notre rédemption tarde. Du reste, s’il a promis de juger ceux qui auront asservi son peuple, ne doutons pas que la punition réservée à ceux qui auront déshonoré sa majesté avec orgueil et cruellement persécuté ceux qui invoquent purement son nom, sera horrible. Mettez donc en application, mes frères, la sentence de David selon laquelle vous n’avez pas oublié la Loi du Seigneur, bien que votre vie soit continuellement exposée.
Ne doutez pas que votre vie ne lui soit précieuse puisqu’il l’emploie à cette cause si noble qu’est le témoignage de l’Évangile.
Ne doutez pas que votre vie ne lui soit précieuse puisqu’il l’emploie à cette cause si noble qu’est le témoignage de l’Évangile. Le temps est proche où la terre découvrira le sang qui aura été caché, et après avoir été dépouillés de ces corps périssables, nous serons pleinement restaurés. En attendant, que le Fils de Dieu soit glorifié par notre opprobre ! Contentons-nous de ce témoignage certain que nous sommes persécutés et outragés parce que nous espérons dans le Dieu vivant. En cela, nous avons de quoi exaspérer le monde dans son orgueil, jusqu’à ce que nous soyons recueillis au royaume éternel, où nous jouirons pleinement des biens que nous ne possédons ici-bas qu’en espérance.
Mes frères, après m’être humblement recommandé à vos bonnes prières, je supplierai notre bon Dieu de vous avoir en sa sainte protection, de vous fortifier de plus en plus par sa puissance, de vous faire expérimenter le soin qu’il a de votre salut, et d’augmenter en vous les dons de son Esprit pour les faire servir à sa gloire jusqu’à la fin.
De Genève, mai 1553. Votre humble frère, Jean Calvin.
Je n’adresse pas de recommandations personnelles à nos frères, parce que je crois que la présente lettre sera commune à tous. J’avais jusqu’ici tardé à vous écrire à cause de l’incertitude de votre état, de peur de vous importuner en vain. Dorénavant je prierai notre bon Dieu d’avoir sa main étendue pour vous réconforter.
Sources : CO 14, c. 544-547, n°1746 (non datée dans CO). Lettres 1, p. 382-386.