Trop de nos cultes sont numériquement impossibles à distinguer des espaces séculiers. L’Église peut et doit être différente.
Il y a quelques années, l’auteur Hal Runkel a déposé une expression qui a fait sa renommée: screamfree parenting («l’éducation sans cris»). Ce terme marquant exprime de manière viscérale ce que tant de mères et de pères souhaitent : éduquer sans que le volume soit monté à fond — que ce soit la voix des enfants ou la leur.
Je voudrais proposer une expression similaire: screen-free church («une église sans écran»). Il s’agit d’une approche de la communauté chrétienne, et plus particulièrement du culte public, qui évalue de manière critique et élimine en grande partie le rôle des appareils et surfaces numériques dans la vie de l’Église. Mais cette prescription repose sur un diagnostic, alors permettez-moi de commencer par là.
Considérez la thèse suivante : la plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur l’Église n’est pas l’athéisme ou le sécularisme, le scientisme ou le légalisme, le racisme ou le nationalisme. La plus grande menace à laquelle l’Église est confrontée aujourd’hui est la technologie numérique.
À ce stade, vous êtes probablement en train d’acquiescer vigoureusement ou de lever les yeux au ciel. C’est le genre de propos qui suscite soit des adeptes passionnés, soit des sceptiques acharnés. Cependant, l’objectif ici n’est pas de présenter un argumentaire exhaustif en faveur de mon point de vue; cela nécessiterait un autre article à part entière, et nous n’aborderions jamais les détails d’une église sans écrans. Mon but est plutôt de rendre cette idée plausible à vos yeux. Permettez-moi donc de m’adresser aux sceptiques dès le départ. Si vous n’êtes pas le public conquis auquel je m’adresse, faites-moi l’honneur de suspendre votre incrédulité pendant quelques minutes.
Il est peu probable que de nombreux chrétiens soient des techno-optimistes conscients, affirmant explicitement que la technologie numérique est fondamentalement bonne, voire un don de Dieu à utiliser dans le culte. Cependant, l’intégration non critique des écrans dans les églises suggère que, dans les faits, c’est ce que beaucoup d’entre nous croient.
Pourtant, les effets observables d’une vie médiatisée par l’écran devraient rapidement nous détromper. Considérez les multiples façons dont la technologie numérique nous influence: elle accélère nos vies; raccourcit notre capacité d’attention; réduit l’alphabétisation; nous détourne de nos devoirs et de nos amours; engendre une «démangeaison» que nous ressentons sans cesse l’envie de soulager; nous éloigne des visages, des corps et de l’extérieur pour nous attirer vers les écrans, l’artifice et les espaces clos; brouille la frontière entre le virtuel et le réel; accroît la solitude et l’isolement, l’anxiété et la dépression; privilégie la sécurité et l’aversion au risque, au détriment du courage, de l’aventure et des comportements audacieux; et bien plus encore. Ces effets représentent une menace à une foi vivante pour de nombreuses raisons, notamment parce que des personnes incapables de se concentrer seront également incapables de prier.
En bref, une simple exhortation à faire preuve d’un peu plus de prudence — limiter le temps d’écran de votre adolescent ou poser votre téléphone pendant le dîner — n’est pas une solution suffisante. Comme l’observait Marshall McLuhan il y a 60 ans, «la réponse conventionnelle à tous les médias, affirmant que seul leur usage est déterminant, incarne l’attitude apathique de l’idiot technologique.»
Des paroles fortes, mais McLuhan savait de quoi il parlait. Il a formulé un principe fondamental qu’il avait d’abord découvert dans les Psaumes: «Nous devenons ce que nous contemplons» (voir Psaume 115.8; 135.18) — et certaines choses ne valent pas la peine d’être contemplées (Philippiens 4.8). S’exprimant avec clairvoyance sur notre époque, McLuhan poursuit en disant que «l’acceptation subliminale et docile [des formes de médias] en a fait des prisons sans murs pour leurs utilisateurs humains.» Avez-vous déjà lu une meilleure description de l’empire de la misère de Mark Zuckerberg?
Cependant, il n’est pas non plus opportun de rejeter toute technologie. Les chrétiens ne sont pas appelés à être des Luddites, et l’Église n’est pas opposée à la technologie. Tout ce qui est fabriqué par l’homme est une sorte de technologie, et dans ce sens large, la technologie a toute sa place dans l’Église. En réalité, l’Église ne pourrait littéralement pas exister sans elle. Nous avons toutes les raisons de croire que Dieu donne et bénit une variété d’utilisations et de dons technologiques, tant pour l’humanité en général que pour les chrétiens en particulier, pour mieux l’aimer et servir notre prochain.
Si nous devenons ce que nous contemplons, alors nous ferions mieux de faire preuve de discernement avant d’adopter de nouveaux objets de contemplation.
Toutefois, dire cela n’implique en aucun cas que nous sommes exonérés de responsabilité en ce qui concerne les écrans. L’utilisation de la technologie requiert du discernement, spirituel et autre. Les chrétiens, en particulier les évangélistes et les évangéliques, sont prompts à reconnaître les opportunités offertes par la technologie pour faire avancer l’Évangile, mais plus lents à percevoir les effets à long terme qu’une technologie peut avoir sur une communauté. Pourtant, si nous devenons ce que nous contemplons, alors nous ferions mieux de faire preuve de discernement avant d’adopter de nouveaux objets de contemplation.
Pour reprendre la célèbre phrase de McLuhan: si le médium est le message — si le véhicule de l’Évangile a le potentiel de parler en même temps, voire plus fort, que l’Évangile lui-même — alors nous devons rester vigilants quant aux médias qui remplissent nos vies, et surtout nos rassemblements publics de culte. Je soutiens que les preuves accablantes des effets néfastes d’une vie médiatisée par les écrans devraient nous rendre extrêmement prudents quant à l’accueil de cette technologie particulière dans l’Église.
Disons que vous êtes intrigué. Il est probablement difficile d’imaginer votre assemblée, sans parler de la plus grande église du coin, sans écrans ni dispositifs numériques. Après tout, nous vivons à l’ère du numérique. À quoi ressemblerait une église sans écran ? Comment pourriez-vous même convaincre les gens d’adhérer à cette idée ?
La première chose à savoir est que ce n’est pas seulement possible, mais que cela existe déjà, probablement dans votre propre ville ou région. Les traditions liturgiques des «hautes églises», comme les orthodoxes orientaux, ont souvent des lieu de cultes dépourvus d’écrans et d’autres signes de technologie numérique. Tout au plus le prêtre dispose-t-il d’un microphone pour les malentendants ou s’il s’agit d’un grand lieu de culte.
Cela peut vous sembler terriblement proche des Amish. Très bien, tant que nous sommes d’accord sur le fait que la comparaison n’est pas une critique. Les Amish sont une culture technologique sophistiquée qui a une sagesse à partager. La question qu’ils posent n’est pas: «Voulez-vous vous joindre à nous, dans le 19ᵉ siècle?» Elle est plutôt: «Comment avez-vous discerné la volonté de Dieu concernant l’usage de la technologie dans la vie de son peuple?» Trop souvent, la réponse est: «Oh… nous n’y avons pas réfléchi.»
Ainsi, une église sans écran est possible en l’an de grâce 2024, même pour ceux qui ne sont pas Amish. Mais je comprends que les pratiques orthodoxes peuvent sembler assez éloignées de votre congrégation, alors commençons petit avant de penser grand.
Commençons par les smartphones eux-mêmes. Chaque église, quelle qu’elle soit, devrait promouvoir—grâce à une combinaison d’exemples discrets, d’incitations tacites, d’encouragements bienveillants et de directives explicites —un espace liturgique public absolument exempt de smartphones.
Les pasteurs doivent montrer l’exemple. S’ils ne disent jamais non à la technologie, alors un oui n’a aucun poids. Les enfants apprennent cette leçon très tôt. Ce n’est que dans une relation où un refus est possible qu’une affirmation prend tout son sens. Une direction pastorale digne de ce nom en matière de technologie ne l’est que si elle peut désigner des technologies qu’elle déconseille ou refuse de permettre dans le lieu de culte. Si elle laisse la porte grande ouverte à tout et n’importe quoi, elle abandonne alors en partie sa responsabilité de prendre soin du troupeau.
Concrètement, les pasteurs pourraient laisser leurs téléphones dans leurs bureaux ou, mieux encore, à la maison. Personne ne devrait utiliser de smartphones pour diriger un culte, que ce soit le clergé ou les laïcs, que ce soit pour lire les Écritures ou pour conduire les prières.
Dans le même esprit, les pasteurs ne devraient pas inviter les fidèles à «ouvrir leurs applications de Bible». Une telle invitation part d’une bonne intention mais se double, comme nous le rappellerait McLuhan, d’une occasion de distraction. Pourquoi? Parce qu’en ouvrant leur téléphone, les fidèles verront un message texte qu’ils ont manqué, une alerte sur les réseaux sociaux ou une notification concernant une blessure lors d’un match de football. Au lieu de se concentrer sur la Parole de Dieu, la congrégation a été invitée par inadvertance à faire tout autre chose.
Une manière d’encourager un culte sans écran est d’installer des boîtes, des casiers ou des «pochettes» juste à l’entrée du lieu de culte. En fonction de la taille et du niveau de confort de votre Église, ces solutions peuvent varier en termes de sécurité. (Je suis bien conscient que les gens craignent de perdre leurs téléphones. C’est encore une meilleure raison de les laisser à la maison.) Dans ce cas, les Églises suivraient l’exemple de nombreuses écoles, où les éducateurs ont finalement compris que les élèves ne peuvent pas apprendre avec des smartphones dans leurs poches, encore moins sur leurs bureaux.
Les retombées d’un lieu de culte sans téléphone sont nombreuses et salutaires. Les adolescents n’auraient pas à s’opposer à leurs parents: «Pourquoi je ne peux pas utiliser le mien, alors que toi tu es sur le tien?» L’attention serait concentrée sur le Seigneur et ses serviteurs, les paroles et les prières, le pain et la coupe. Les Bibles physiques pourraient réapparaître. Les chants pourraient être mémorisés. Les sermons pourraient être véritablement absorbés ! L’ennui devrait être supporté plutôt que numériquement anesthésié. Tout cela est bénéfique.
Si cette brève esquisse vous semble merveilleuse, voire trop merveilleuse, je vous assure qu’elle est beaucoup plus facile à réaliser qu’il n’y paraît. Si elle vous semble irréaliste, permettez-moi de souligner qu’il ne s’agit pas d’un appel à revenir à la manière dont nous pratiquions le culte il y a très longtemps, à l’époque biblique. C’est ainsi que nous adorions dans ce pays il y a moins de 15 ans.
Que peut-on faire d’autre pour promouvoir une église sans écran ? Permettez-moi de conclure avec une liste de cinq exemples pratiques.
Premièrement, les pasteurs devraient largement encourager une culture de la lecture des Écritures en invitant, voire en s’attendant à ce que les fidèles apportent des Bibles physiques à l’église. Les chrétiens de tout âge, mais particulièrement les enfants, les adolescents et les jeunes adultes, ne développeront pas une véritable familiarité avec les Écritures ni ne considéreront leur foi comme liée à la pratique de la lecture sans l’omniprésence des livres dans leur vie. Dans l’église, cela signifie la Bible. Si la seule Bible que les chrétiens connaissent est une application, nous avons déjà perdu la bataille.
Deuxièmement, les pasteurs devraient réduire considérablement la pratique de la retransmission en direct des cultes. J’ai présenté ailleurs un dossier complet sur la nécessité pour les Églises de fermer ce que l’on pourrait appeler le «robinet de la diffusion». Une option serait d’enregistrer le sermon ou l’intégralité du culte et de partager un lien protégé par mot de passe plus tard dans la journée uniquement avec les membres de la congrégation. De cette façon, l’Église peut accueillir et rester connectée avec ceux qui sont confinés chez eux, malades ou autrement empêchés, sans pour autant communiquer (encore une fois, par le biais d’un média qui, à lui seul, transmet un message) l’idée que «regarder depuis chez soi» est équivalent à être physiquement présent.
Ce n’est pas le cas. Aucun pasteur ne devrait dire: «Merci de vous être joints à nous, que ce soit en personne ou en ligne.» De même, le déroulement du service ne devrait en aucun cas être adapté pour le rendre plus compatible avec les technologies du direct. Les croyants qui se rassemblent en tant que corps ne devraient jamais se sentir comme les fans d’un groupe ou d’un humoriste dont la performance est avant tout conçue pour un «enregistrement en direct.» Cette sorte de «Netflixisation» du culte chrétien incarne tout ce qui ne va pas avec l’église numérisée d’aujourd’hui.
Troisièmement, les pasteurs devraient limiter ou éliminer la dépendance aux vidéos pour les annonces et les illustrations. Les écrans sont des outils de distraction, car leur capacité à capter notre attention en fait des supports irrésistibles pour le divertissement. Nos yeux en veulent toujours plus, tout comme nos estomacs ne sont jamais rassasiés de sucre.
L’Église est censée être un festin, un repas spirituellement nourrissant préparé par le Seigneur
Mais l’Église n’est pas censée être des calories vides—ni des calories supplémentaires. Elle est censée être un festin, un repas spirituellement nourrissant préparé par le Seigneur lui-même. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent (et je suis généreux avec cette exception), des vidéos dans le culte chrétien ne servent qu’à distraire, émousser, submerger ou divertir. Elles sont un cheval de Troie pour la superficialité. Elles promettent de capter l’attention, mais éclipsent inévitablement les paroles des Écritures ou le sermon, qui sont indéniablement moins divertissants et captivants que ce qu’une vidéo pourrait offrir. Il s’avère que les prédicateurs qui s’appuient sur des vidéos travaillent, sans le vouloir, à leur propre inutilité.
Quatrièmement, les Églises devraient-elles en conséquence éliminer complètement les écrans physiques du lieu de culte? Je comprends que beaucoup hésitent à ce stade, même s’ils sont d’accord avec ma vision plus large d’une église sans écran. Peut-être que l’église est grande, et que les écrans permettent de projeter une image de ce qui se passe sur scène ou derrière la chaire. Peut-être que les écrans sont exclusivement réservés aux textes : les paroles d’un chant ou un passage des Écritures. Sûrement, une utilisation aussi minimale est-elle acceptable ?
Peut-être. Mais puisque j’essaie de proposer une vision et d’élargir notre imagination, imaginons un instant ce qui serait perdu sans écrans—et donc ce qui serait gagné.
Une perte souhaitable serait la tentation de fixer un écran plutôt que de regarder les êtres humains présents devant l’assemblée. Cela devient difficile lorsque les écrans prolifèrent dans l’espace liturgique, car ils attirent les regards—et, par conséquent, les regards du cœur—dans toutes les directions.
Une autre perte serait le besoin ressenti par les pasteurs et le personnel de l’Église de faire quelque chose avec les écrans une fois qu’ils sont disponibles. Il s’agit là d’une nouvelle démonstration de la règle de McLuhan: les écrans ne sont pas neutres. Il n’est pas possible de les laisser vides; nous avons l’impression qu’ils doivent être utilisés d’une manière ou d’une autre. Comme une télévision, ils semblent nous inviter à les allumer. Cependant, s’ils n’existaient pas, ils ne susciteraient pas le besoin d’être utilisés.
Finalement et cinquièmement, tout ce que j’ai suggéré jusqu’à présent reposerait et nécessiterait la création d’une nouvelle culture ecclésiale et congrégationnelle. Par exemple, au lendemain de la pandémie, Carey Nieuwhof, coach en leadership et ancien pasteur, s’est projeté une décennie dans le futur et a imaginé une Église transformée par le passage au numérique. En réalité, il ne prédisait pas tant l’avenir qu’il ne prescrivait la manière dont il pensait que les Églises fidèles devaient évoluer dans le contexte actuel de déstabilisation technologique et sociale. Selon lui, «les Églises en croissance [deviendraient] des organisations numériques avec des sites physiques.»
En tant que description de la vision qui anime (ou effraie) les responsables d’Église aujourd’hui, les prévisions de Nieuwhof étaient juste. Mais en tant que recommandation sur la manière dont les chrétiens devraient aborder l’ère numérique, ses conseils ne pourraient être plus erronés.
Cela dit, ses propos sont utiles parce qu’ils résument la culture implicite et souvent explicite de nos congrégations. Ils clarifient le débat.
Voici les enjeux : nos églises sur le plan numérique, ne se distinguent en rien de nos écoles publiques, universités, magasins, restaurants et lieux de divertissement. Elles sont envahies par des écrans, des appareils intelligents, des codes QR, des vidéos, des musiques préenregistrées, des liens, des réseaux sociaux — tout y est. Le tsunami d’informations qui assaille en permanence nos yeux, nos esprits et nos cœurs est tout aussi puissant, tout aussi bruyant, tout aussi écrasant dans nos espaces de culte qu’à l’extérieur.
Cela ne devrait pas être le cas. L’Église devrait et pourrait être différente.
Il est vrai, ce changement nécessiterait une révolution, mineure ou majeure. Cependant, si la technologie numérique représente véritablement la plus grande menace qui pèse sur la vie, le culte et la mission de l’Église aujourd’hui — si elle nous prive systématiquement d’attention, de culture, de courage et de paix intérieure — alors cela ne devrait pas nous surprendre. Une Église sans écran peut sembler une demande ambitieuse, mais face à une telle menace, toute réponse fidèle est forcément exigeante.
Ne nous préoccupons pas de la difficulté des ajustements nécessaires. Préoccupons-nous de la menace elle-même, puis agissons.
Un article de Christianity Today traduit par SOLA et révisé par Christianity Today. Publié avec autorisation. Retrouvez ici tous les articles en français de Christianity Today.