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La philosophie paraît aux yeux des croyants comme un domaine irrémédiablement profane, étranger à la foi. Elle fait même figure de danger, beaucoup de jeunes chrétiens s’étant à son contact, lors de leurs études, éloignés de l’enseignement biblique.

C’est précisément la raison pour laquelle une présence chrétienne est indispensable au sein de la philosophie. A condition qu’elle soit sans compromis et qu’elle demeure fondée sur la Parole de Dieu.

Une telle philosophie est possible. Elle existe même, bien que les manuels, pour des raisons évidentes, en fassent peu mention. C’est ce que nous montre Alain PROBST, professeur de philosophie, qui va soutenir très prochainement [NDE : rappel :  l’article date de 1974] une thèse de doctorat ès lettres en Sorbonne sur la pensée de DOOYEWEERD, celle même dont il va nous entretenir ici.

On ne creuse jamais profond sans dépenser quelque énergie. L’étude qu’on va lire n’échappe pas à un minimum de technicité : pour la lire et l’assimiler, il faudra faire un effort. Si le lecteur y consent, il en sera récompensé. Sinon, qu’il se réjouisse pour ceux qui le tenteront.

Une philosophie chrétienne, est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Voilà les deux questions que nous aimerions traiter ici en partant de la Révélation et en ayant présent à l’esprit l’avertissement donné par l’apôtre Paul : « Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie selon la tradition des hommes, selon les rudiments du monde et non selon Christ » (Col. 2 : 10).

1) « Philosophia »

Le mot « philosophie » vient du grec « philosophia » qui signifie « amour de la sagesse ». On peut entendre par « sagesse » : soit une connaissance de la vie et de l’homme en vue de définir les règles de la conduite (sens moral), soit une connaissance du monde à partir de son principe originel [1]. Être philosophe, c’est donc être engagé dans un « chemin de pensée », grec à l’origine, ouvert par la question de Thaïes : Quelle est l’essence du monde dans lequel nous vivons ?

Très tôt, la pensée chrétienne a dû affronter le fait culturel de l’humanité philosophante et on rencontre dans le Nouveau Testament des traces de cet affrontement : Saint Paul écrit ainsi dans 1 Corinthiens, que les Grecs « demandent de la sagesse » (de la philosophie) et le texte ci-dessus, cité de Colossiens 2 :10, nous montre qu’il oppose à cette exigence un refus : Christ est l’abolition d’une philosophie qui n’a pas été capable d’apporter à l’homme une solution positive à ses questions : « Quelle est l’essence des choses ? Qu’est-ce que la vie ? etc.… ».

Mais, à partir du troisième siècle après Jésus-Christ, on aperçoit dans la pensée chrétienne une évolution : il devenait urgent de transmettre l’Évangile dans un cadre intellectuel acceptable pour les contemporains, et saint Augustin fera triompher une conception de la philosophie qui contient, tout à la fois, le fondement biblique (penser « en Christ ») et un langage « grec » (penser avec Platon et les néo-platoniciens). Cette solution s’impose au Moyen Age qui voit l’union de la rationalité grecque et de l’enseignement de la Bible. Un historien de la pensée médiévale aussi compétent que M. Etienne GILSON peut définir ainsi la « philosophie chrétienne » : « La philosophie chrétienne est une philosophie qui, bien que distinguant formellement les deux ordres, considère la révélation chrétienne comme un auxiliaire indispensable de la raison [2]. »

Nous n’aurions rien à objecter à cette définition de GILSON si ce n’est le caractère un peu vague du terme « auxiliaire ». Jean BEAUFRET a pu dire que, par ce petit mot, toute la philosophie moderne, et même une bonne partie de la philosophie contemporaine, peuvent être proclamées « chrétiennes » [3]. A ce compte, le criticisme de KANT est chrétien, de même que le                          « surhomme» de NIETZSCHE.

Nous mesurons ici toute la difficulté qu’il y a à définir une notion comme celle de philosophie chrétienne. La Bible n’est pas une œuvre de raison théorique, elle n’est pas « philosophia ». Liée à la raison grecque, à la « philosophia », la doctrine biblique ne devient-elle pas le sel qui a perdu sa saveur ? LUTHER, en reprenant l’enseignement de Paul, dira qu’il préfère devenir fou « en Christ » plutôt qu’être sage « en Aristote ».

2) La réforme de « philosophia »

Des solutions très diverses ont été apportées au problème de la philosophie chrétienne. Saint Augustin et saint Thomas d’Aquin n’hésitent pas à lier le message biblique à la pensée de Platon et d’Aristote. Mais une des tentatives les plus remarquables dans ce domaine est celle réalisée en Hollande et aux Etats-Unis par trois philosophes chrétiens : Hermann DOOYEWEERD, D. VOLLENHOVEN et C. VAN TIL. Leur œuvre attire notre attention dans la mesure où elle renouvelle totalement le problème posé à partir d’une conception positive de l’autorité de la Bible sur la pensée théorique. C’est un honneur pour le monde évangélique que de posséder de tels penseurs.

Pour être bref, nous partirons de l’analyse des théories de H. DOOYEWEERD.

Pour H. DOOYEWEERD, la philosophie chrétienne est une philosophie, œuvre de la raison théorique, mais réformée par le motif religieux central de l’Écriture, à savoir celui de la création de l’univers par Dieu, de la chute de l’homme (image de Dieu) dans le péché, et de la rédemption accomplie en Christ. On saisit l’importance de cette définition : fondée sur la Bible, la philosophie chrétienne cesse d’être l’auxiliaire d’une raison « grecque » autonome, elle devient « servante » de la Parole de Dieu.

La philosophie chrétienne de H. DOOYEWEERD comprend cinq grandes « théories » exposées dans de nombreux ouvrages et articles ; nous retiendrons ici deux œuvres en anglais et deux en français : « A new critique of theoretical thought »[4], « In the twilight of western thought »[5],       « Le problême de la philosophie chrétienne »[6], « La nouvelle tâche d’une philosophie chrétienne » [7].

1) La théorie numéro un de DOOYEWEERD est une critique radicale des fondements de la pensée philosophique

La « philosophia » grecque et moderne fait profession d’autonomie. HUSSERL a même vu dans sa propre « phénoménologie » un moyen de régénérer l’humanité occidentale et de la faire parvenir à l’absolu d’un principe d’autonomie. H. DOOYEWEERD, en reprenant la critique de la raison de KANT, montre que toute pensée philosophique adopte « un point de départ » supra-théorique, qui, de ce fait, la prive à jamais de cette prétendue autonomie. Tout système philosophique présuppose une « idée de loi », une formule de la conception globale de l’unité du réel vis-à-vis de son origine, et cette idée de loi est d’origine religieuse. H. DOOYEWEERD retrouve ici, par sa critique, la notion biblique du « cœur » : l’homme philosophant demeure sous la dépendance du motif religieux issu de son cœur. Et dans le péché, le cœur de l’homme ne peut que confondre l’Origine de ce qui existe (Dieu) avec un aspect de l’Univers créé, promu de manière tout à fait illégitime au rang de principe universel.

La première théorie de H. DOOYEWEERD se précise dans une « répétition » de tous les points de départ « métaphysiques » de la pensée philosophique de l’Occident. Il démontre que la philosophie, qui s’est appuyée successivement sur l’opposition de la forme et de la matière (pensée grecque), de la nature et de la grâce (pensée médiévale), de la nature et de la liberté (pensée moderne), ne peut pas échapper aux contradictions. Une philosophie chrétienne est, non seulement possible, mais elle est indispensable afin d’éviter que notre pensée ne tombe sous la domination d’un motif religieux non-biblique. La première théorie de l’idée de loi fonde ainsi la légitimité d’une « philosophia christiana » qui accepte la Bible en tant que point de départ de la raison théorique.

2) La deuxième théorie de DOOYEWEERD est consacrée à l’analyse des « régions de sens » de l’univers

En utilisant le principe de la souveraineté interne dans chaque domaine du réel[8], il construit une philosophie de la nature reliée à son Origine. Le principe qui anime les analyses du philosophe est celui de la pluralité. En effet, la philosophie de l’immanence (c’est-à-dire, une philosophie qui entend rendre compte de l’univers en faisant abstraction du Dieu créateur de la Révélation), réduit, nivelle la diversité. Elle ramène à un seul tous les aspects du créé. C’est une telle doctrine de l’être (ontologie) réductrice que la philosophie chrétienne se doit de rejeter. Philosophie de la nature créée, elle se donne, tout à la fois, comme le produit d’une analyse scientifique du réel par la raison et comme la conséquence de l’usage du motif scripturaire de la création.

3) La troisième théorie de DOOYEWEERD est une théorie de la connaissance

Elle se forme, également, par rapport à l’idée de loi (ou idée « cosmonomique ») qui anime la pensée chrétienne. On sait que Descartes a ouvert une nouvelle période dans notre histoire intellectuelle avec son principe : « Je pense » comme unique accès à la Vérité. Or, le doute de Descartes, comme le cogito (je pense), reposent sur l’idée d’une séparation possible de la conscience et de la réalité, du moi pensant et de l’univers temporel. H. DOOYEWEERD démontre, contre « l’idéalisme », que notre pensée théorique attachée à l’Etre (au sens créé, au « monde créé » constitué dans ses sphères) est une pensée cosmique et cosmologique synthétique qui fonctionne à partir d’une intuition du tout, de la totalité de « l’ordre universel de l’univers ». Cette troisième théorie exposée à la fin du 2e volume de la « philosophie de l’idée de loi » est peut-être la partie la plus décisive de l’œuvre ; H. DOOYEWEERD, qui affronte les plus illustres penseurs et mouvements de philosophie moderne et contemporaine (Kant, Fichte, l’École de Marbourg, la phénoménologie, l’empirisme logique, etc…) montre, avec une belle maîtrise, comment se constitue l’objet de pensée par rapport aux actes de notre esprit, déterminé dans son existence temporelle, par les sphères (ou régions de sens) du réel. L’acquis de cette théorie de la connaissance consiste dans le fait que le philosophe hollandais, en dénonçant le préjugé idéaliste, nous montre l’esprit au contact avec le réel.

4) La quatrième théorie de DOOYEWEERD est celle des structures d’in­dividualité du cosmos.

H. DOOYEWEERD part de deux propositions : 1) le réel est connaissable ; 2) il y a des individualités. La structure existe comme forme de l’individu irréductible à la loi. La structure est la forme que prend l’individu dans l’existence créaturelle : « Les structures des choses fondées sur l’ordre universel sont la garantie de l’identité de ces choses qui, en dépit de tous les changements possibles, demeurent identiques à elles-mêmes dans certaines limites ». Ces limites sont les régions du réel de la deuxième théorie. H. DOOYEWEERD présente, dans cette théorie des individualités, une critique du concept de substance utilisé par les Grecs et par la théologie médiévale, concept qui apparaît lié à une philosophie recherchant son point d’appui dans le créé et s’opposant donc totalement au présupposé biblique de la Création.

5) La philosophie de l’idée de loi s’achève dans une cinquième théorie consacrée à l’anthropologie.

Cette théorie, ébauchée dans « Theory of man » et dans « In the twilight of western thought », présente une vue globale de l’homme dans l’univers temporel, lié par le cœur à Dieu « plénitude religieuse de sens ». On ne peut connaître l’homme que par son Origine et toute philosophie immanentiste est nécessairement un antihumanisme qui réduit Dieu à un aspect relatif du monde créé.

Nous terminerons cette présentation résumée de l’œuvre du philosophe hollandais, par une citation tirée du « Problème de la philosophie chrétienne » (Philosophia Reformata, p. 76) ; elle se rapporte à la notion importante du sens (zin) notion qui sert à qualifier l’être créé : « Le sens, la signification, c’est le mode d’existence de tout ce qui est créé renvoyant en dehors et                au-dessus de soi-même vers l’origine divine ».

Contre toute pensée spéculative H. DOOYEWEERD définit la tâche de la philosophie chrétienne : elle doit décrire l’existant créé en totalité et faire voir comment cet existant renvoie (sens) à son Origine.

[1] Il est certain que la philosophie apparaît dans le monde grec et HEIDEGGER a pu écrire : « La tradition que nomme pour nous le nom grec « philosophia » celle que nomme le mot historial « philosophia » nous libère la direction d’un chemin, celui sur lequel nous posons la question : qu’est-ce que la philosophie ? » (« Qu’est-ce que la philosophie ? », p. 17. Trad. Axelos-Beaufret.)
[2] « Christianisme et philosophie », p. 138 et « L’Esprit de la philosophie médiévale », tome 1, p. 39.
[3] « Dialogue avec Heidegger », tomme II, p.19
[4] 4 volumes, 2.200 pages Hz Paris-Amsterdam, 1953-1958.
[5] 195 pages, Nutley, 1965.
[6] Philosophia Reformata, 1953.
[7] Revue Réformée, No 39, 1959, 76 pages.
[8] Souvereiniteit in eigen Kring. cf. « Dialogue avec Heidegger », tome II, p. 10.

Note de l'éditeur : 

Ichthus N°41 – Mars 1974 -Pages 21 à 30

SUR LA PHILOSOPHIE CHRETIENNE

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