On dit : « le sexe ». Il a toujours existé. Mais, ce qui a changé, c’est le fait qu’il ne soit plus une réalité cachée, mais dévoilée. Il attire le regard sur lui, dans notre société, et de diverses manières.
Annie Ernaux est un écrivain de première importance dans le paysage littéraire français. Ses romans ne sont pas des livres de fiction. D’œuvre en œuvre, elle puise dans son vécu : son histoire personnelle, familiale, et celle de son temps. Et son travail d’écriture n’est pas sans lien avec la sociologie.
Il faut oser livrer à autrui comment on vit sa sexualité. Annie Ernaux le fait, sans pudeur, mais aussi, sans provocation. Elle ne cesse de témoigner, en femme de son temps. Se perdre est la publication, en 2001, du journal intime d’une passion sexuelle, qu’elle a vécue en 1988. Plonger dans cet ouvrage, c’est accepter de vivre cette expérience avec elle, presque au jour le jour. Il permet de réfléchir sur la passion, dans ce qu’elle peut avoir d’exaltant, mais aussi, de destructeur.
Des amants, sans amour
Commençons par elle, Annie Ernaux. Au moment de la rencontre, elle a 49 ans. Elle est belle : « Je sais qu’en ce moment – tout le monde me le dit (…) – je n’ai jamais été aussi belle. Plus qu’à 20 ans, 30 ans. Le chant du cygne. »
C’est une femme divorcée. Elle a des blessures intimes, comme : « supporter le souvenir de 58, de l’avortement ». Ses deux fils sont grands. Elle est enseignante, et auteur, connue.
C’est aussi une femme « libérée », qui a eu de nombreux amants : « Depuis l’âge de 16 ans, je connais cela (G. de V., Claude G., Philippe, les trois principaux, puis P.) ».
Malgré tout, elle éprouve un fréquent sentiment de monotonie de sa vie. Elle se plaint d’« une journée à faire que vivre seulement. » Le besoin de combler le vide la précipite dans la passion, parce que celle-ci « bourre l’existence à craquer. »Et, « je suis une femme avide », avoue-t-elle.
La lucidité la caractérise. Elle ne confond pas du tout amour et passion : « Je ne raisonne jamais en termes d’attachement grandissant (…) mais de diminution et de désillusion. » Quant au rôle qu’elle tient pour l’autre, dans la passion, elle le définit ainsi : « je suis une parenthèse érotique dans sa vie, rien de plus », ou bien encore : « je n’ai été qu’une conquête et un objet de plaisir ». Et poussant plus loin encore l’autocritique, elle emploie le terme de « pute » pour se désigner. Sa conscience d’elle-même est vraiment perturbée : « Il est évident que cette perte du sentiment de soi, comme dans l’alcool ou la drogue, est ce qu’il y a de plus désirable et de plus dangereux, du moins pour moi. »
Dans ce type de relation, l’individu court donc volontairement vers ce qui le menace.
Quant à « lui », il n’est jamais désigné autrement que par l’initiale « S. ». Il est russe et elle l’a rencontré « lors d’un voyage d’écrivains (en Russie) qu’il avait été chargé d’accompagner. ». Il est nettement plus jeune qu’elle : « Il avait 35 ans. Sa femme lui servait de secrétaire à l’ambassade. Son parcours (…) était classique d’un jeune aparatchik ».
Annie Ernaux brosse ce portrait moral de lui : « Il aime les grosses voitures, le luxe, les relations, très peu intellectuel », alors qu’elle l’est, elle. Qu’est-ce qui les relie ? « Peut-être ce qui m’attache le plus à S., c’est mon incompréhension devant ses comportements, la difficulté que j’ai aussi à déchiffrer ses codes culturels, et même à le situer socialement ». Le lien entre eux est d’un autre ordre – on s’en doute bien. Il est physique. C’est un genre d’homme qui lui plaît. Un corps.
Ce qu’elle cherche, elle le trouve en lui presque malgré lui. Il est pour elle « une figure de l’absolu ». Pas d’amour entre eux : « Car S. ne m’aime pas (…), il ne m’a jamais aimée. » Après la passion, il disparaît. Il n’aura été que « l’homme éphémère ».
Aucune harmonie des âmes. Ce n’est pas ce qui est recherché. On est ailleurs que dans l’amour.
Passion : souffrance
De cette aventure sexuelle, Annie Ernaux a tiré deux livres : Passion simple, en 1994, et Se perdre, où elle nous prévient aussi : « Nous sommes dans l’ordre de la passion. » Et ce qui caractérise la passion, c’est bien la non-maîtrise. L’individu perd pied, dans « une histoire de peau ».
Cet ouvrage n’est pas un livre heureux, mais plutôt un chemin de douleur. Une douleur consentie, choisie, même. La tension éprouvée par Annnie Ernaux, est liée à la double perception, contradictoire, qu’elle a, en permanence, de son état de passion.
D’une part, l’individu, dans la passion, veut et croit entrer dans « la belle histoire ». C’est ainsi que l’auteur en parle parfois. En exergue du livre, elle a placé cette citation : « Je veux vivre une histoire ». Et elle s’interroge très rapidement : « Est-ce la « belle histoire d’amour » qui commence ? » Elle se redit à elle-même : « Je suis très amoureuse, c’est la belle histoire. » Mais elle est consciente de ce qu’elle cherche : « je ne cherche plus la vérité dans l’amour, je cherche la perfection d’une relation, la beauté, le plaisir. »
D’autre part, une liste longue de termes atteste le caractère insupportable de ce type de relation : « enfer », « néant », « gouffre », « aliénation », « sujétion »… Arrêtons-nous sur ce dernier : la passion sexuelle est une acceptation de l’assujettissement à un autre. Je deviens alors sa chose, son objet de plaisir. Dans la relation décrite ici, la femme est autant objet pour l’homme qu’il l’est pour elle.
La passion est un moteur de la littérature depuis ses origines. Avec, pour caractéristique principale, d’avoir toujours été fatale. Ce que dit bien aussi Annie Ernaux : « La passion s’amortit inexorablement. » Vivre ces passions-là, c’est savoir, d’emblée, qu’elles sont vouées à finir en « vieille histoire » : « Je l’aime (= j’ai besoin de lui) – je ne suis pas sûre qu’il m’aime. »
Pourquoi ?
Mais qu’est-ce qui pousse un individu, sain de corps et d’esprit, à plonger, de tout son être dans une expérience d’« aliénation » ?
La première réponse est très clairement formulée par Annie Ernaux, et généralisable, je pense : « Ce qui compte pour moi, c’est d’avoir et de donner du plaisir, c’est le désir, l’érotisme réel, pas imaginaire, de télé ou cinéma hard. » Les scènes de sexe sont nombreuses, dans son livre.
Le cas de Annie Ernaux est particulier, dans la mesure où elle est un écrivain qui relie, dans son œuvre : « ce principe, merveilleux et terrifiant, de désir, de mort et d’écriture. » À propos de ce journal d’une passion, elle exprime le souhait suivant : « Et si, au moins, cela pouvait servir à quelque chose. » Je considère, pour ma part, que c’est le cas.
Une troisième réponse est possible, et elle est de nature spirituelle, cette fois. Il arrive, en effet, qu’Annie Ernaux fasse des références à la religion. Au niveau des actes conscients, une espèce de superstition l’amène à allumer des cierges, ou à pratiquer l’aumône, pour que dure sa passion. Comme des prières adressées à aucun dieu. Et sur le plan inconscient, elle rapporte assez fréquemment les rêves qu’elle fait, dans lesquels surgissent parfois des symboles religieux : « Dans mon rêve, j’ai r.v. avec S. comme dans la réalité. Je vois une grande croix, le Golgotha. Difficile à déchiffrer. » Ceci encore : « Rêve cette nuit, je dis cette phrase : « la sexualité a toujours été une angoisse dans ma vie. » » Enfin, dans la liste des termes négatifs pour désigner cette passion, figure un autre mot, que je dévoile à présent : « oblation ». Il ne s’agit pas d’un terme courant. Il appartient au vocabulaire de la religion catholique – celle de la famille de l’écrivain, – et il désigne une action, par laquelle on offre quelque chose à Dieu. Annie Ernaux l’emploie, précisément, à propos de cette passion : « Quelque chose de cru et de noir, sans salut, quelque chose de l’oblation. » Oblation de soi, donc, sur l’autel de la passion.
« Sans salut » ?
Il est intéressant de savoir que le terme de « passion » vient du latin patior qui signifie : « souffrir ». Ainsi parle-t-on, à la fois de passion amoureuse, et de la « Passion » du Christ. Ce double sens des termes se rencontre aussi dans la double signification du titre de l’œuvre : Se perdre. En effet, on peut l’entendre, à un premier niveau, sur le plan uniquement humain : « je suis mal barrée, c’est la perdition, la dépense sans compter de mon énergie, de ma vie. » Mais il a aussi des connotations religieuses, étant donné que la perdition », dans le vocabulaire du christianisme renvoie au fait de choisir la mauvaise voie, celle qui ne mène pas au salut, celle du mal. Je rappelle ici que Annie Ernaux parlait de cette passion comme de « quelque chose de cru et de noir, sans salut ».
Affirmer être « sans salut » procède d’un choix, délibéré : le choix de « se perdre ». Annie Ernaux ne dit pas, notons-le, que la religion la condamnerait, mais bien qu’elle « se perd », qu’elle veut être « sans salut ». Oui, on peut être dans la désespérance et le vouloir. Mais on peut aussi entreprendre un autre choix : celui du salut, celui d’une issue au mal, qui n’est pas fatale, mais lumineuse.
La réalité du mal n’est aucunement cachée par la Bible. Et la « femme adultère » rencontrée par le Christ n’est pas condamnée par lui. Il lui ouvre la possibilité d’une vie autrement orientée. Mais encore faut-il le vouloir.
Pour aller plus loin :
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- 12 affirmations sur la sexualité humaine
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