Ichtus N°38 – Décembre 1973– Page 7 à 9
On s’accorde aujourd’hui pour voir dans le beau rappel, écrit aux Philippiens (Philippiens. 2.5-11), de l’abaissement et de l’exaltation de Jésus-Christ, un hymne de la première Église. Son langage, inhabituel chez Paul, et le balancement rythmique de ses clauses conduisent à cette conclusion : l’apôtre a incorporé à son épître un morceau de poésie liturgique.
L’unanimité des spécialistes ne va pas, hélas, plus loin ! Quelles sont les strophes à discerner ? Le cantique est-il traduit de l’araméen ou son grec est-il original ? Paul l’a-t-il composé lui-même ou emprunté à un auteur inconnu ? Les discussions ne sont pas closes.
Les controverses les plus chaudes, celles dont les enjeux sont les plus importants pour tous les lecteurs de la Bible, concernent les premiers versets : le sens de trois mots difficiles ; l’interprétation du détail et de l’ensemble ; sa portée pour la « doctrine du Christ ».
1. Du vocabulaire à la théologie
Les philologues s’interrogent d’abord sur le mot morphë (v. 6 a), dont la traduction la plus neutre reste sans doute « forme » (ainsi Segond et Darby). Traditionnellement, on comprenait le terme selon les connotations que les philosophes grecs lui avaient ajoutées, depuis longtemps passées dans le langage courant : la forme est l’ensemble des traits permanents et caractéristiques, Jésus-Christ « existant en forme de Dieu » signifie « possédant l’essence divine » (J. B. Light- foot, B. B. Warfield) ; cette compréhension garde des défenseurs (David H. Wallace ; la New English Bible qui traduit « nature »). Une majorité de modernes tirent le mot vers le sens de l’expression, de la figure visible, du mode d’existence : ils rendent morphë par « condition » (ainsi Segond révisée, Bible de Jérusalem, TOB, en accord fondamental avec J. Behm, E. Kâsemann et récemment C. Spicq dans la Revue Biblique, janv. 1973, après inspection de l’usage des papyri). Très populaire aussi, une suggestion de Jean Héring oriente la compréhension de façon fort nouvelle : morphë serait l’équivalent d’« image » et le Christ serait présenté comme image céleste de Dieu (cf. Colossiens. 1 : 15) dans un contraste avec Adam (cf. Genèse. 1 : 27) que la suite développerait (ainsi O. Culimann, L. Bouyer, Ralph P. Martin).
Le même verset (6) use d’une formule surprenante : « il n’estima pas harpagmos d’être à égalité avec Dieu ». Comment traduire ? « N’a pas regardé comme un objet à ravir» (Darby) ou « comme une proie à arracher » (Segond et Segond révisé), «à saisir» (TOB) ? Ou bien : « Ne retient pas jalousement » (Bible de Jérusalem) ? La racine du mot exprime l’idée de rapine ; Molière en a tiré son « harpagon ». Le suffixe suggérerait le sens « acte de rapine » mais rarissimes sont les savants qui l’admettent ici (récemment C. F. D. Moule). On hésite, en général, entre un sens fort, qui implique que le Christ ne possédait pas, ou ne possédait plus, et n’a pas cherché à ravir, et un sens plus faible selon lequel le Christ possédait, mais n’a pas considéré son privilège comme un butin à défendre, en s’agrippant à lui.
Quant au verbe qui suit, ekenösen, il a fait couler encore plus d’encre. Le sens concret du verbe kenoun est « vider » ; il est employé métaphoriquement et on traduit ici « il est dépouillé » (Segond, Segond révisé, TOB) ou bien « il s’est anéanti » lui-même (Darby, Bible de Jérusalem). Quelle force faut-il lui donner ?
C’est déjà le problème des exégètes, qui en ont sur les bras une belle gerbe ! Qui est le sujet : le Christ déjà incarné ou le Christ avant son incarnation, dans sa pré-existence ? Quelques-uns, avec Érasme et Luther, choisissent la première possibilité ; la plupart optent pour la seconde. A-t-il abandonné la « forme » divine ? A-t-il même renoncé, d’après le texte, à ce rang d’égalité avec Dieu qu’il n’a pas estimé harpagmos ? La réponse n’est pas évidente, et l’accord n’est pas encore fait. Quelle est la pensée dominante en arrière-plan ? Celle de la descente du Fils de Dieu parmi les hommes ? Celle de l’homme céleste archétypal, qui serait pour certains le « Fils de l’homme » ? Le contraste de l’ancien et du nouvel Adam ? Le souvenir des prophéties du Serviteur de l’Éternel, obéissant jusqu’à la mort, la mort des malfaiteurs, puis suprêmement exalté (Ésaïe. 52, 53) ?
Les théologiens se demandent si le texte fournit une preuve scripturaire de plus de la divinité de Jésus-Christ et de sa pré-existence. Il leur faut surtout examiner la théorie dite kénotique ou kénotiste, qui tire son nom du verbe ekenösen et croit pouvoir s’appuyer sur notre passage. Au XIXe siècle, quelques luthériens allemands qui cherchaient une voie médiane entre la christologie orthodoxe et le point de vue critique moderne ont cru trouver enfin la clé : en s’incarnant, le Fils s’était « vidé » de sa forme de Dieu, de ses attributs de toute-puissance et de toute science, et même (selon les plus radicaux) de tous ses attributs divins incarnation par « suicide divin » ou « dédivinisation ». Dans le monde francophone, les théologiens neuchâtelois F. Godet et A. Gretillat ont été séduits par cette « explication », sous sa forme radicale. Après eux, on l’a généralement jugée intenable, mais l’idée kénotiste a refait surface de nos jours, dans une version philosophique et très élargie, au cœur du « christianisme non-religieux » et des « théologies de la mort de Dieu ».
2. Quatre thèses
Impossible dans un bref article de creuser toutes ces questions et de peser, comme il le faudrait, le pour et le contre ! Mais il faut prendre position.
1. Jésus-Christ ne s’est pas dépouillé de sa divinité.
Cette pensée, en tout cas, est exclue ; nous pouvons rejeter la théorie kénotiste avec une parfaite assurance.
Le texte ne dit pas que le Christ se soit dépouillé de sa morphë. Au contraire, le participe traduit « existant » (en forme de Dieu) » signifie ordinairement que l’état en cause persiste. Le reste de la Bible nous montre que Jésus-Christ s’est attesté dans sa puissance divine même aux jours de son humiliation (« Qui est celui-ci qui commande au vent et à la mer ? »), et quelques passages nous le présentent dans ses deux natures (Hébreux 1 et 2 en particulier), alors que c’est le refus du dogme des deux natures qui anime les kénotistes. Leur théorie renie l’immutabilité divine, alors que l’Éternel dit « Je ne change pas ! » (Malachie. 3 : 6 ; cf. Jacques 1 :17) ; elle déchire la trinité, puisque le Fils cesse d’être un avec le Père et de soutenir le monde (Hébreux. 1 : 3) ; elle repose sur une confusion, car, pour elle, l’incarnation concerne la personne du Fils.
Quant au verbe ekenösen, il se pourrait bien qu’il soit une réminiscence de celui d’Ésaïe (53 : 12) : « Il s’est livré lui-même à la mort » (ainsi J. Jérémias). En effet, le verbe hébreu d’Ésaïe a, lui aussi, le sens concret de « vider » et le sens figuré de « dépouiller ».
2. Morphë implique probablement le statut divin.
Il est difficile de choisir entre les thèses des philologues ! La traduction « image » pour « forme » est sans doute la plus stimulante pour le lecteur, avec le grand contraste Adam-Christ qu’elle suggère, mais c’est elle qui nous semble la moins étayée. Cela n’exclut pas l’allusion au premier Adam, dont le Psaume 8 célébrait la gloire originelle, mais nous pensons plus prudent de voir dans la morphë la « condition » divine, la dignité originelle et éternelle du Fils, qui implique la divinité sans que celle-ci soit directement désignée. C’est aussi ce sens qui convient le mieux quand le mot est répété au verset suivant (7) : « il a pris la condition de serviteur ».
3. Jésus-Christ a renoncé à son privilège glorieux.
Le mouvement des versets 7 et 8 suggère que Jésus-Christ s’est effectivement dépouillé d’un avantage possédé en prenant la condition d’esclave, et qu’ainsi il connaissait l’être à égalité avec Dieu avant d’y renoncer pour s’abaisser. L’expression elle-même (que nous traduisons aussi littéralement que possible) évoque plutôt la jouissance de ses droits que leur fondement (la forme de Dieu) ; aussi pouvons-nous identifier ce privilège à la richesse que le Christ a laissée pour que, par sa pauvreté, nous soyons enrichis (2 Corinthiens. 8 :9), et à la gloire, la manifestation de la divinité, qu’il avait avant que le monde fût et dont il a voilé l’éclat tandis qu’il « tabernaclait » parmi nous (Jean 17 : 5).
Faut-il, pour autant, donner à « Harpagmos » le sens de « butin à retenir » ? Le plaidoyer de J. B. Lightfoot reste très solide en faveur de cette interprétation. Le sens plus violent, cependant, s’expliquerait par le contraste implicite avec Adam : Adam, lui, a considéré comme un objet à ravir d’être comme Dieu, il a regardé comme harpagmos la gloire divine qui ne lui revenait pas ! C’est le mouvement contraire que nous contemplons dans le Christ !
4. Jésus-Christ est considéré dès sa préexistence, mais en vue de son service.
Nos choix précédents le montrent déjà : nous écartons l’idée que l’hymne ne considérerait le Christ qu’à partir de l’un des moments de sa vie terrestre. Jésus, Dieu et homme, n’aurait pas, alors, revendiqué de jouir de ses droits divins. Certes, ce renoncement est compris dans le dépouillement dont parle le texte, mais déjà aussi le fait de prendre une autre condition, de devenir exactement semblable aux hommes (v. 7). La décision de s’incarner appartient au ekenösen.
Cependant, si nous ne voulons pas trop « aplatir » le mot harpagmos, si nous voulons garder toute sa force au contraste de l’homme orgueilleux d’Éden et du Fils humble de Gethsémané qu’il nous est impossible de ne pas voir en filigrane dans cette page de notre Bible, il faut dire que Jésus-Christ est considéré ici en vue de son service. Le Fils n’a pas seulement accepté l’incarnation, mais cette incarnation, de la crèche à la croix ; il n’a pas pris seulement la condition humaine, mais la condition de serviteur, jusqu’au service suprême. Préexistant dans la condition divine, il a déjà choisi ce qu’il serait dans son humanité : le contraire d’Adam ; Il a décidé de ne pas retenir, il a décidé de ne pas convoiter la jouissance des privilèges de son rang. C’est la totalité de son abaissement qu’évoque déjà le verbe ekenösen : il s’est incarné comme le Serviteur décrit par Ésaïe.
C’est pourquoi Dieu l’a sur-exalté… C’est pourquoi nous confesserons son nom avec toutes les créatures, dans la lumière de son Jour et d’éternité en éternité…
Notre esprit chancelle devant l’humilité de ce grand Dieu, et nous rions du rire d’Abraham, du rire de la foi surprise et transportée. Et, pourtant, nous ne pouvons pas conclure sans nous étonner de la plus grande audace, peut-être, de l’apôtre qui nous invite à chanter la grâce de Jésus-Christ : il nous appelle encore à l’imiter, imiter l’incarnation, imiter cette incarnation ! « Pensez ceci que (vous soyez) aussi en Christ Jésus » (v. 5). C’est pour fonder le commandement du service mutuel que l’apôtre nous apprend le cantique du Dieu humble. Notre vie saura-t-elle le chanter ?
Note bibliographique
En français, la synthèse la plus remarquable est l’article « kénôse » du P. Henry dans le Supplément du Dictionnaire de la Bible, vol. V (1959), cds 7-161. Le chapitre de Louis Bouyer, qui suit Cullmann, « HARPAGMOS » Recherches de la Science Religieuse (Mélanges Jules Lebreton 1) XXXIX (avril-octobre 1951, No 2-4), pp. 281-288 résume bien le problème d’interprétation de Philippiens. 2.
Le spécialiste anglais est Ralph P. Martin, d’abord brièvement dans son Tyndale Commentary sur l’épître aux Philippiens (1959), puis, avec des changements qui ne paraissent pas très heureux, dans son gros ouvrage Carmen Christ : Philippians 2. 5-11 in Recent Interprétation and in the Sitting of Early Christian Worship (Cambridge University Press, 1967) 364 pp., très bien évalué par I. Howward Marshall. «The Christ-Hymn in Philippians 2:5-11 » Tyndale Bulletin 19 (1968), pp. 104-127.
La position de Lightfoot est exposée dans son fameux commentaire sur l’épître (MacMillan, 1968) et celle de David H. Wallace dans la Theologische Zeitschrift (Janv.-Eév. 1966) pp. 19-25.
J’ai parlé de la théologie kénotique, surtout contemporaine, dans Contrepoint, No 6 (printemps 1972), pp. 69-77.