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On n’ose plus parler du châtiment éternel.

Entre tous, sujet difficile, douloureux, délicat. Il y a la difficulté qui entrave tout discours sur l’au-delà ; nous restons malhabiles à décrire, ou simplement à discerner ce qui gît de l’autre côté du voile ; nous le restons, même si nous trouvons le voile en partie levé (apocalypse = dévoilement).

Il y a surtout la difficulté affective ; dans aucune autre étude, peut-être, les réactions de notre sensibilité menacent autant de perturber la lucidité de notre lecture biblique. Nous risquons de céder à l’humanisme sentimental qui nous baigne ; il exploite, en effet, la révulsion spontanée de notre cœur devant la rigueur des jugements annoncés, Il exploite la peine au nous étreint a la pensée que souffriront nos frères humains. Nous risquons de craindre la désapprobation générale :

Souvent on soupçonne les défenseurs de la doctrine traditionnelle de souhaiter l’enfer aux autres. Insinuation odieuse mais, hélas naturelle : comme on reproche la pluie aux météorologistes, on accuse les Cassandre ou les Jérémie d’hostilité envers leurs semblables ; les hommes prennent Si facilement leurs désirs pour des réalités que si que qu’un affirme des réalités, on croit qu’il exprime ses désirs.

Nous risquons aussi de nous laisser gagner par la volupté du tragique et de l’horrible ; c’est une tentation réelle. Ce que les freudiens appellent le « sadisme du Sur-moi » peut se glisser dans notre interprétation du châtiment éternel.

1) Les grandes objections

Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que beaucoup abandonnent le dogme traditionnel. Quand un théologien estime qu’il peut remettre en cause l’autorité scripturaire, c’est le premier article qu’il efface de sa confession de foi et comme on le comprend ! Outre les Adventistes, plusieurs qui se veulent et se disent « évangéliques », respectueux de la Bible, s’en sont aussi détournés.

Les objections qu’élèvent les adversaires de la doctrine du châtiment éternel, et que doivent affronter ses défenseurs, se résument en deux grands arguments.

Un châtiment éternel parait incompatible avec l’amour du Dieu biblique. Comment le Dieu de tendresse et de miséricorde ferait-il souffrir sans fin des créatures dont il sait la faiblesse ? « Il sait de quoi nous sommes faits… » Pétavel-Ollif, dans un échantillon typique des attaques courantes, parle de dogme oppresseur, monstrueux, révoltant, impie, blasphématoire.

[1] Un auteur aussi distingué que John Baillie, qui fut une lumière de la théologie écossaise très modérément libérale, évoque l’horreur d’une salle de tortures éternelles. [2] Il se plaint aussi que le dogme fasse de la justice rétributive la loi suprême de l’univers spirituel ; la Bible, dit-il, donne la suprématie à l’amour [3].

Nos contemporains sont particulièrement sensibles au problème que pose le dogme pour la solidarité humaine, une des rares valeurs qui ait résisté à la dévaluation, la seule pour certains. Comment les élus connaîtraient-ils la béatitude, s’ils connaissent les tourments de leurs voisins ? Il ne manque pas de fiers « solidaristes » qui disent refuser le ciel s’ils ne peuvent le partager avec tous.

Un châtiment éternel paraît ensuite incompatible avec la victoire du Dieu biblique. La géhenne ne serait-elle pas comme une province révoltée, qui narguerait le Dieu prétendument « tout en tous » ? John A. T. Robinson, le fameux évêque néo-libéral, exclut que le jugement condamnatoire puisse être le dernier mot de Dieu, car, « s’il l’était, ce dernier mot dirait l’échec de Dieu [4] ».

John Baillie invoque aussi cet argument sous la forme suivante : le dogme, selon lui, entraîne dans le dualisme, car « il fait du mal un élément éternel dans l’univers [5] ». On se rappelle

qu’Origène (mort en 251) enseignât l’apokatastase, c’est-à-dire le rétablissement en leur état primitif de tous les esprits qui ont péché, Satan compris ; son mobile était aussi philosophique : en bon platonicien, il pensait que le temps ne peut avoir comme figure que le cercle, et qu’ainsi toujours « la fin rejoint l’origine ».

2) Efforts pour esquiver

L’assaut contre le dogme ne manque pas de vigueur ; il trouve aisément des alliés dans nos sentiments et nos pensées. Mais comment admettre les objections sans trop s’éloigner de la Bible ? Les textes ne sont-ils pas clairs, trop clairs ? Les libéraux décidés ne s’en soucient pas, mais ceux qui veulent garder au texte une fidélité exacte, ou, du moins, substantielle ? Plusieurs essaient d’esquiver les objections en remodelant la doctrine du châtiment éternel. Ils essaient de montrer que le dogme traditionnel ne représente pas l’enseignement biblique.

Leur effort se porte sur l’un ou l’autre de trois points principaux.

1) Ils mettent en question le sens du mot traduit « éternel » (aiönios).

Pour les orthodoxes, ce terme implique durée infinie. Non ! répondent leurs interlocuteurs. Les conditionalistes (qui disent que l’âme ne continue d’exister qu’à condition d’avoir reçu la vie éternelle), les annihilationnistes (qui disent que le châtiment s’achève dans l’anéantissement pur et simple) et les restaurationnistes (qui disent que tous seront sauvés, restaurés après leur châtiment) peuvent recourir à cette modification.

Tantôt le mot est traduit « séculaire » : le châtiment aurait une durée limitée. Tantôt (c’est tout le contraire), on écarte l’idée de durée : « éternel » signifierait « absolu », « total », « définitif ». Ceux qui soutiennent la seconde proposition invoquent Jude 7 : Sodome et Gomorrhe ont subi la peine d’un feu éternel ces villes ont été anéanties pour toujours, leur châtiment a été total et définitif. Que l’on retienne la durée sans infini ou l’infini sans durée, il semble moins difficile de concilier la doctrine des peines avec l’amour et la victoire de Dieu.

Ces propositions manquent malheureusement du poids de la preuve. Le dossier philologique est singulièrement mince. Aiönios est pratiquement le seul mot du Nouveau Testament pour exprimer l’éternité, celle de Dieu et de toutes les réalités qui sont à toujours [6].  Même s’il s’y ajoute une nuance qualitative (la vie éternelle est la vie du siècle à venir), l’idée de perpétuité, de durée illimitée est impliquée [7]. On trouve le mot employé de façons strictement parallèles pour la béatitude des élus et le châtiment des réprouvés (Matt. 25 : 46). Les autres données bibliques le confirment. Les images de Jésus (prises d’ailleurs d’Esaïe 66 et communément utilisées de son temps) parlent précisément de durée illimitée : feu qui ne s’éteint point, ver qui ne meurt point (Marc 9 :43-50). L’Apocalypse est d’une terrible force dans le même sens : « aux siècles des siècles, sans repos ni jour ni nuit » (14 :11). Nulle part l’idée d’une fin du châtiment ne se peut soupçonner : il n’y en a pas trace.

Quant à la citation de Jude, elle n’est pas probante. Nous pouvons dire que les populations de Sodome et Gomorrhe n’ont pas été « anéanties », puisque Jésus annonce qu’elles comparaîtront au jugement dernier (Matt. 11 : 23-24). Surtout nous soulignons que Jude fait du châtiment des villes abominables la figure (deigma) du feu éternel ; ce premier lac ardent de feu et de soufre n’est qu’une image de l’autre. Ce qui est vrai de la figure (l’anéantissement corporel) n’est pas nécessairement vrai de la réalité à venir, d’abord spirituelle ! Ainsi nous devons conclure à l’échec de la tentative de changer le sens d’« éternel » dans « châtiment éternel».

Mais ceux qui opposent la Bible et le dogme traditionnel ont d’autres ressources.

2) Ils mettent en question la conception orthodoxe de la mort,

perdition, ruine, destruction, qui menace les impies. Les annihilationnistes et les conditionalistes, qu’ils admettent ou non un état temporaire de souffrance consciente après le jugement, font de l’état final des réprouvés, de la seconde mort, la non-existence pure et simple : le châtiment serait de retomber finalement dans le néant.

Les adeptes de cette doctrine se sentent de l’assurance. Ils prennent l’offensive plus hardiment qu’à propos de l’éternité. Non seulement ils estiment donner aux mots « mort », « perdition », etc. leur sens naturel, mais ils accusent l’orthodoxie d’avoir introduit dans le christianisme un dogme grec : celui de l’immortalité de l’âme. La Bible n’y souscrit pas : pour elle, Dieu seul a l’immortalité (1 Tim. 6 :16) ; seul l’Evangile permet d’y avoir part (2 Tim. 1 :10) [8]. Ainsi écartent-ils de nouveau la vision de souffrances durant toujours. Encore une fois, l’argument nous paraît mal fondé. Certes, l’expression classique d’immortalité de l’âme est lourde d’équivoques. Il vaut mieux la laisser au platonisme, dont la théologie chrétienne, en effet, doit se purifier. Mais il ne suffit pas de prendre le contre-pied du platonisme pour être dans la vérité chrétienne. Cette dernière n’est pas le négatif de la pensée grecque ! Quand on considère les données bibliques sans préjugé, ni pour ni contre, on conclut à l’éternité, ou « éviternité » de la destinée humaine [9] ; ce privilège à double tranchant paraît lié à la dignité d’image de Dieu. Luther l’avait discerné : « Celui à qui Dieu s’adresse, que ce soit dans la colère ou dans la grâce, est certainement éternel. La personne de Dieu qui parle dans ce moment et sa parole attestent que nous sommes des créatures telles que Dieu veut nous parler, et d’une manière immortelle, jusque dans l’éternité [10] ». Luther retrouvait cette théologie de l’existence humaine devant Dieu que déjà résume Esaïe (40 : 6-8).

L’opposition de la vie et de la mort, pour la pensée biblique, n’est pas celle de l’existence et du non-être. Vie et mort sont deux existences. La vie, c’est l’existence unifiée, épanouie, dans le renouvellement constant du pouvoir d’agir, et le mouvement ininterrompu des échanges ; la mort, c’est l’existence flétrie, déchirée, paralysée, et retranchée de la communication. Si l’apôtre peut dire « Vous étiez morts… » (Eph. 2 :1), usant analogiquement de la notion, c’est bien que la mort ne signifie nullement pour lui la non-existence. Jean Cruvellier, qui discute en détail l’argument, relève d’ailleurs une contradiction dans le plaidoyer conditionaliste : avec leur façon de comprendre la mort, ils devraient dire que l’homme qui meurt cesse d’exister (car la Bible parle de la mort de l’homme) ; or ils disent que seul le corps meurt [11]. Les autres termes bibliques importants, « perdition », « ruine », etc., n’impliquent pas davantage     l’anéantissement ; Oepke exclut avec force qu’il s’agisse d’une « simple extinction de l’existence [12] ».

Les déclarations bibliques qui indiquent le contenu du châtiment, le ver, le feu, et surtout les pleurs et grincements de dents, supposent l’existence d’un sujet qui subit, assez conscient pour en souffrir. Le texte déjà cité de l’Apocalypse (14 :11) parle sur ce point encore avec beaucoup de solennité. Tout cela ne peut pas se traduire « néant ». Jésus en révélant que les peines seront diverses (Luc 12 :47 ; cf. Matt. 10 :15 ; 11 :24) confirme encore l’interprétation orthodoxe ; car il n’y a pas de degrés dans la non-existence.

Les remodeleurs du dogme usent cependant d’une troisième tactique.

3) Ils mettent en question le statut et la portée des énoncés bibliques.

Au lieu d’être des propositions objectives sur un état de choses qui sera réellement, les déclarations sur le châtiment seraient seulement des appels et des avertissements, en vue de la décision à provoquer maintenant. La Bible parlerait de la damnation comme Jonas de la destruction de Ninive dans quarante jours : sans que la prédiction doive s’accomplir nécessairement, mais pour amener à la repentance. On peut appeler cette suggestion celle de l’enfer vide : le danger en existe réellement, mais, par la grâce de Dieu, personne n’y tombera. Le grand Karl Barth lui-même a joué avec cette idée (on se rappelle sa sympathie croissante pour l’idée de l’apokatastase, vers laquelle le portait la logique de sa grande pensée, celle de la concentration christologique, compression de toute réalité dans la personne-événement de Jésus- Christ [13]).

Plus global et plus subtil que les précédents, l’argument séduit. Il est plus satisfaisant, intellectuellement, que les traductions tendancieuses d’aiônos et d’apôleia. Il a plus d’allure. Raison de plus pour redoubler de sang-froid !

Une remarque s’impose d’abord. Nous devons nous garder d’opposer « prédiction objective » et « avertissement » comme si les deux statuts s’excluaient mutuellement : on peut prédire une catastrophe qui n’aura finalement pas lieu, pour avertir, mais on peut aussi prédire une catastrophe qui aura lieu en avertissant ! Disons-le en jargon : de la fonction interpellatoire on ne peut absolument pas conclure à la non-objectivité. Que la doctrine du châtiment soit liée à des appels et avertissements ne suffit pas pour nous permettre d’espérer que nul ne le subira. A quelle condition cet espoir serait-il possible, l’hypothèse serait-elle légitime ? Il faudrait qu’on découvre dans les textes une corrélation très nette, quasi exclusive, entre l’annonce du châtiment éternel et l’intention d’avertir. Si chaque fois qu’il en était question c’était avec un appel aux inconvertis, nous pourrions supposer que la doctrine n’a pas d’autre portée que d’appeler. A quelle condition cet espoir serait-il assuré, l’hypothèse serait-elle confirmée ? Il faudrait qu’on trouve ailleurs l’affirmation indubitable que nul ne sera damné.

Or, on doit le reconnaître, ces conditions ne sont pas réalisées, loin de là. Si, en un sens, toute l’Ecriture est avertissement, on ne remarque aucun lien particulier entre les paroles sur le châtiment éternel et l’interpellation : rien de plus marqué que ce qu’on attend dans l’optique traditionnelle. Non seulement on les trouve dans de vastes fresques prédictives brossées pour les disciples ou dans les tableaux de l’Apocalypse, très loin donc de l’appel à l’incroyant, mais elles entrent dans les passages de consolation aux croyants, à propos du sort de leurs persécuteurs (2 Thess. 1 ; cf. I Pi. 4 et 2 Pi. 2 pour les faux docteurs). Le fait nous choque ? Il ruine l’hypothèse avancée. Si, à l’auditeur curieux (ou inquiet) qui lui demande : « Sera-ce le petit nombre qui sera sauvé ? », Jésus rappelle d’abord l’urgence de la décision personnelle, il répond aussi que « beaucoup chercheront à entrer et n’y parviendront pas » (Luc 13 :23, 24). Comment concilier la théorie d’un « enfer vide » avec les prédictions sur la Bête et le faux-prophète, ou avec les paroles de Jésus sur les fauteurs de scandales et surtout sur Judas, le fils de perdition : « mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas naître » (Matt. 26 :24) ? Nous ne pouvons décidément pas ajouter au Canon la « révélation » que sainte Gertrude a cru recevoir, si fort qu’elle touche nos cœurs : « Ni de Salomon, ni de Judas, je ne te dirai ce que j’ai fait pour qu’on n’abuse pas de ma miséricorde [14]. » Nous ne pouvons rien fonder que sur la Parole.

Seul l’a priori herméneutique suivante pourrait justifier le maintien de l’hypothèse : la révélation ne nous renseigne aucunement sur une quelconque réalité extra mondaine, elle est de nature exclusivement pratique et existentielle. Cet a priori est un héritage de la critique kantienne, et de son agnosticisme (aucun savoir n’est possible au-delà du monde) ; nous le jugeons radicalement opposé à la pensée de l’Ecriture.

3) La vérité en face

Les trois voies suivies pour esquiver les objections en modifiant le dogme traditionnel se découvrent des impasses. C’est bien la Bible la première, et Jésus le Seigneur, tout spécialement, qui enseignent la doctrine « orthodoxe » du châtiment éternel. Nous le reconnaissons.

Mais comment faire taire alors la voix que soulèvent les grandes objections, et d’abord en nous-mêmes ? Faut-il simplement lui opposer une fin de non-recevoir, au nom de l’autorité de la Parole de Dieu ? Oui, confesserons-nous, il y a une capitulation confiante indispensable de notre jugement, sous la sagesse du Seigneur. Sans une telle capitulation (qu’est d’autre la foi ?) la Seigneurie de Dieu sur notre pensée restera un mot, creux.

Notre vocation, cependant, est d’essayer de comprendre ce que nous croyons. Peut-être y a-t-il quelques malentendus à dissiper.

L’argument de l’amour … L’amour de Dieu, osons-nous en parler ? Savons-nous en concevoir mieux qu’une caricature débile ? Aurons-nous l’inconscience d’opposer notre notion de cet amour à la révélation des prophètes, des apôtres, du Fils ?

Relevons dans l’Ecriture l’absence de tout conflit entre l’amour de Dieu et sa justice. Sa justice est aussi rétributive, premier moment, même si elle n’est pas que rétributive (l’Eternel est un    « Dieu de rétribution » Jér. 51 :56 ; Jésus souligne qu’il peut faire plus mais ne fait pas moins. Matt. 20 :13 ss.). Même entre l’amour et le châtiment, l’Ecriture suggère une communication : le symbole du feu, utilisé pour l’amour (Cant. 8 :6), pour l’Esprit, et pour le jugement (Notre Dieu aussi est un feu dévorant) ; la notion de la jalousie, le zèle qui s’enflamme en colère et pourtant procède de l’amour blessé. « Tel est le sort des damnés, disait Lacordaire : l’amour qui a donné son sang pour eux, cet amour-là même est celui qui les maudit [15]. ».

Quand le respect de toute la révélation biblique de l’amour écarte les conceptions fausses que nous nous fabriquons couramment, tout n’est pas résolu. L’essentiel de la difficulté subsiste. Pouvons-nous concevoir comment l’amour s’accorde avec le châtiment ? Pourquoi le choix souverain de Dieu ne fait pas de tous les humains des élus ? Aucune raison de convenance théologique n’y suffira jamais. C’est ici le lieu de la confiance nue. Il faut connaître Dieu, et cela suffit.

Le même apaisement de la foi désarmée, par connaissance de Dieu et non pas de toutes les solutions, est la seule réponse à la réaction du sentiment de solidarité. Nous ne voyons pas encore comment se concilient la joie des graciés et l’existence des condamnés. Mais nous connaissons Dieu. Ce n’est pas à nous de donner à Dieu des leçons de miséricorde.

Ainsi la première objection, même rectifiée, reste douloureuse ; il faut la porter comme liée à l’infirmité de notre intelligence au temps présent. La seconde objection, par contre, celle qui oppose le châtiment éternel à la victoire de Dieu, nous pouvons la repousser totalement. Ce n’est qu’un contresens. Le châtiment des impies, ses ennemis (cf. Rom. 5 :10), est pour le Dieu de l’Ecriture la consommation de sa victoire. L’exécution de ses jugements manifeste sa souveraineté universelle. Dieu supprime enfin le désordre qu’il a laissé subsister dans le temps de sa patience.

La doctrine exclut tout dualisme : la géhenne est le châtiment préparé pour le diable et ses anges. Ce n’est pas son domaine, c’est sa prison ; Satan n’est pas Pluton !

Le péché, en particulier, ne se perpétuera plus. Sa réalité ne sera plus que passée, et replacée dans l’ordre par le châtiment même. La radicalité de la suppression ainsi accomplie du péché s’exprime dans l’adage : « Tout ce qui est manifesté (par la dénonciation-condamnation) est lumière » (Ephés. 5 :14). Sans cela, à coup sûr, la victoire de Dieu ne serait pas complète. L’inimaginable, que des créatures bafouent le créateur, continuerait. Seule la patience de Dieu permet cet inimaginable ; elle a un terme, nécessairement ; dès le jugement, le scandale de la désobéissance cesse. Telle est la vision biblique.

La conséquence de ce point capital n’est pas toujours perçue. Nous devons en conclure que les condamnés seront parfaitement d’accord avec le Juge : en effet, tout désaccord avec Dieu est un nouveau péché, et si les condamnés refusaient la sentence, ils perpétueraient leur péché, ce qui est exclu. Ils l’approuveront donc totalement, et ne pourront rien désirer d’autre que son exécution. En se voyant exactement comme Dieu les voit (c’est-à-dire tels qu’ils sont), ils adhèrent au verdict divin. L’accord de tous au jugement, et leur soumission à l’ordre de Dieu (qui ne peut pas être « extérieure » seulement : quel sens cela aurait-il pour Dieu ?), sont nettement annoncés par Paul. Il prédit que toute langue confessera la vérité (Philip. 2 :10, 11). Les uns, dirons-nous, dans une gratitude éperdue, les autres dans le transpercement de la honte. Quand Paul enseigne la « réconciliation » de tous les êtres terrestres et célestes (Col. 1 :20), le mot ne signifie pas le salut, comme d’habitude, mais le retour à l’harmonie voulue par Dieu[16]. Ce retour implique pour les châtiés l’adhésion sans réserve à la décision du Seigneur.

Les représentations des adversaires du dogme des peines éternelles, et parfois de ses défenseurs, ignorent cet enseignement fondamental. Certains comprennent que les condamnés voudront leur sort, mais ils renversent le sens de ce vouloir. Ils y voient la haine envers Dieu, s’exprimant dans le refus du ciel. Le brillant apologiste anglais C. S. Lewis, si précieux ailleurs, fait cette erreur : il imagine le damné comme complètement centré sur lui-même, livré à ses passions ; il avoue que c’est la défaite de la puissance de Dieu [17]. On note une légère tendance

en ce sens chez le théologien thomiste A. M. Henry [18]. Jamais la Bible ne suggère cette idée de défaite divine et de péché éternellement continué. Encore moins pouvons-nous imaginer l’enfer à la manière de Jouhandeau, comme refus prométhéen : « A moi seul, je puis dresser en face de Dieu un empire sur lequel Dieu ne peut rien : c’est l’Enfer [19]. ». Non, les pleurs et les grincements de dents ne sont ni de révolte ni de rancune ; ils sont de remords.

La théologie traditionnelle distinguait entre la peine du dam, privation de la vision béatifique, et la peine du sens, tourment éprouvé. Nous inclinons à voir dans le remords le cœur du châtiment. L’acuité suprême du remords, jugement lucide, horrifié de ce qu’on a été, n’est-ce pas ce que pourraient viser les images bibliques du feu cuisant et du ver rongeur ? Nous employons spontanément ces images pour le remords, et l’Ecriture indique que le coupable va dans le feu qu’il a lui-même allumé (Esaïe 50 :11). Si nous pensons au remords, beaucoup d’autres données bibliques sur le châtiment se comprennent aisément. La mort selon la Bible, est division ; la seconde mort serait-elle la division de l’auto-condamnation, du regard posé sur la vie passée et cette vie ? L’existence de plusieurs degrés dans les peines s’explique naturellement : la peine du remords, d’accord avec le juste verdict de Dieu, est exactement proportionnelle à la gravité de la faute. L’inéluctable du châtiment la Bible dit qu’on récolte ce qu’on a semé apparaît aussi en pleine lumière. Il est stupide de réagir devant le châtiment comme devant une cruauté « gratuite » du Juge. Pour celui qui porte toujours sa culpabilité (celui qui ne s’en est pas laissé décharger par Jésus-Christ), quand le voile de la patience se lève, quand la vérité devient évidente, c’est ipso facto l’entrée dans le châtiment : honte, division, remords.

En quoi le remords, s’il est d’accord avec Dieu, diffère-t-il de la repentance ? La question se pose parce que, dans le temps présent, le remords n’est jamais d’accord avec Dieu ; celui qui est d’accord avec Dieu c’est celui qui se repent.

Nous répondons : le remords est sans avenir. Tant que dure le jour de grâce, celui qui se met d’accord avec Dieu saisit l’avenir que Dieu lui offre ; telle est la repentance. Mais, quand est perdue la chance de cette vie, celui qui, au jugement, est mis d’accord avec Dieu atteint son stade absolument final ; il n’y a plus rien « ensuite » ; tel est le remords. Quand le condamné confesse la justice de la sentence, c’est le dernier mot du drame. Aucune nouveauté ne peut remettre en cause l’aboutissement. Le mot de Dante pour son « enfer » vaut en toute rigueur : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance. ».

Il faut observer avec soin les conséquences de cette privation d’avenir. Qu’est-ce à dire, sinon que le châtiment doit être envisagé comme un état fixe ? La possibilité d’un changement, c’est cela « un avenir » : la suppression absolue de toute espérance, c’est la fixité également absolue. Nous avons maintenu, avec la Bible, que l’éternité de la peine comporte une durée illimitée ; nous pouvons maintenant commenter que cette durée est connue tout autrement que dans la vie, privée qu’elle est de tout renouvellement. Et nous pouvons confirmer cette pensée en rappelant la notion biblique de mort : face à la vie, qui est renouvellement, la mort est paralysie, dans la cessation de tout échange. Comme Jésus a parlé du ver qui ne meurt pas, nous pourrions dire du remords final : c’est la rigidité cadavérique de la seconde mort.

Inutile de dire que nous ne pouvons pas imaginer cette fixité absolue de la conscience-remords éternisée. Tant que Dieu nous prête une mesure de vie, nous expérimentons la durée comme renouvellement. L’existence dans la seconde mort est existence sans aucune vie, toute entière passée et perdue [20]. Inimaginable ! En tout cas on voit à quelle distance de l’imagerie médiévale, avec tous les faux problèmes qu’elle engendre, la doctrine orthodoxe peut s’établir. Notre sensibilité réagit souvent davantage aux représentations illégitimes qu’au noyau dur de la révélation, si sobre dans sa netteté.

Une dernière pensée : c’est un principe scripturaire que les jugements de Dieu le glorifient (Esaïe 5 :16). Dans son châtiment, l’impénitent, comme Gog, sanctifie l’Eternel (Ezéch. 38 :16). Or, servir à la glorification de Dieu, n’est-ce pas la fin principale de la créature ? Ne devons-nous donc pas dire que le condamné, remis d’accord avec l’ordre de Dieu, atteindra d’une certaine manière sa destination essentielle ? C’est là un bien : pour Dieu et pour l’homme, beaucoup mieux que le néant. Si on accepte cette pensée, on discerne combien pleine est la victoire de Dieu, souveraine sa sagesse ; on ne peut pas dire : « Il eût mieux valu que Dieu ne crée pas celui-là. » Jésus a dit de Judas : « Mieux eût valu qu’il ne fût pas né » (Matt. 26 :24) ; il évoque peut-être les plaintes de Job ou de Jérémie, qui regrettent de n’être pas morts dans le sein de leur mère ; Jésus compare le sort de Judas à celui de l’enfant qui meurt avant de voir le jour ; mais Jésus ne dit pas, même de Judas : « Mieux eût valu qu’il n’ait pas été. » Le plan de Dieu aboutit au bien, dans tous ses aspects et dans tous ses détails. Tous glorifieront Dieu ; que Dieu nous donne de le glorifier selon la meilleure part, comme les pardonnés de sa grâce, dans les louanges de la vie, et non de la mort, éternelle !

[1] Cité par Jean Cruvellier dans sa grande étude « La notion du châtiment éternel dans le Nouveau Testament », Etudes Evangéliques (Aix) dans les n0 1-2, 3 et 4 du vol. 1954 et le n0 » 1 du vol. 1955. Pétavel-Ollif cité p. 166 du vol. 1954.
[2]John Baillie, And the Lite Everlasting (Oxford Univ. Press, 1934), pp. 241 s.
[3] Ibid., pp. 242 s.
[4] John A. T. Robinson, In the End God (2e éd., Fontana Books, 1968), p. 130.
[5] Baillie, p. 244.
[6] L’autre mot, aidios, n’est employé que deux fois ; il n’est pas plus fort.
[7] Cf. l’important ouvrage d’Oscar Cullmann, Christ et le Temps (Delaohaux & Niestlé, 1947).
[8] Dans ce dernier passage, on traduirait plus exactement : incorruptibilité.
[9] Le mot éviternité a été formé au Moyen Age pour distinguer l’éternité participée de la créature de celle du Créateur.
[10] Cité par Emil Brunner, Dogmatique T. Il (Labor & Fides, 1965), p. 84.
[11] Cruvellier, p. 249 du vol. 1954.
[12] Article « Apôleia » dans le Theologlsches Wôrterbuch de Klttel.
[13] Cité par Heinrich Ott, Eschatologie (Zollikon : Evangelischer Verlag, 1958), p. 72.
[14] Cité par Cruvellier, p. 110 du vol. 1955.
[15] Cette citation nous a été communiquée par le pasteur E. Charlet.
[16] Comme l’a bien vu M. Dibellus (Comm. in loc.). La note de la Bible de Jérusalem précise : Cette réconciliation « ne signifie pas le salut Individuel de tous, mais bien le salut collectif du monde par son retour à l’ordre et à la paix dans la soumission parfaite à Dieu. Les individus qui ne seront pas entrés par la grâce dans cet ordre y entreront par force ».
[17] C. S. Lewis, La problème de la souffrance (Desclée de Brouwer, 1950), pp. 168 et 170.
[18] Dans Initiation Théologique, vol. IV : L’économie du salut (Cerf, 2’ éd., 1961), pp. 861 s., p. 883.
[19] Cité par Henry, ibid., p. 861.
[20] Karl Barth, Dogmatique III, 2** (Labor & Fides, 1961), p. 329, dit de l’homme dans la vie éternelle qu’il doit « ne plus exister qu’au passé»; nous rejetons cette formule en ce qui concerne la vie, parce qu’elle est vie, mais elle pourrait servir pour la mort éternelle.

Note de l'éditeur : 

Ichtus N°32 – Avril 1973 -Page 3 à 9

La doctrine du châtiment éternel

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