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Pasteur de l'Église Libre de PARIS, Samuel BÉNÉTREAU était professeur de Nouveau Testament à la Faculté de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine.

La fin du chapitre 25 de l'Évangile de Matthieu est un des textes les plus souvent cités de la Bible : à croire, parfois, que les nouveaux théologiens n'en connaissent pas d'autre !

Son sens n'est pas aussi facile à déterminer qu'il ne semble au premier abord. Sommes-nous trop compliqués pour la simplicité de Jésus ?

Avec un soin et une prudence exemplaires, le pasteur Bénétreau pèse les interprétations et définit la portée du message en question pour la « présence au monde » de l'Église.

L'impressionnante scène du jugement des nations achève de façon solennelle le grand discours de Jésus consacré aux temps de la fin, (Matthieu 24 et 25.) Il ne s'agit pas d'une parabole, comme on le laisse entendre encore trop souvent, et cela en dépit de l'emploi d'un langage figuré ; elle relève, comme de nombreux éléments dans ce discours, de ce qu'on pourrait appeler avec R. Bultmann le genre prophétique-apocalyptique. On y retrouve ce trait caractéristique de l'eschatologie biblique, celle des prophètes d'Israël et celle des Apocalypses canoniques : son lien étroit avec l'éthique. L'avenir est dévoilé non pour favoriser la spéculation mais pour indiquer comment vivre le présent. Le verdict qui creuse ici un infranchissable fossé entre les « bénis » et les « maudits » nous ramène au comportement quotidien des hommes, à leur « faire ».

Ce comportement si déterminant est mis en relation avec « les plus petits des frères de Jésus », v. 40. Puisqu'il y va de notre « vie éternelle » ou de notre « châtiment éternel » il est capital que nous soyons au clair sur le type d'action que le regard pénétrant du Juge-Roi cherchera dans notre existence. Plus précisément, vers qui la charité active et concrète dépeinte en ces versets est-elle dirigée ? Qui sont ces « plus petits de ses frères » ?

Une solution large et une solution étroite

Une double hésitation rend les réponses à cette question généralement prudentes, voire embarrassées. La première découle de la difficulté de l'interprétation de ce passage. « Ce texte, malgré l'attrait qu'il exerce sur la piété et la prédication chrétienne, est l'un des plus ardus de l'Évangile » écrit S. Légasse. 1 La seconde s'effraye des implications du choix. Deux solutions s'offrent en effet à l'exégète : une solution large, qui englobe sous la formule la foule immense des déshérités, et une solution étroite pour laquelle sont désignés les plus faibles et démunis parmi les disciples, les croyants. Seule la deuxième comporte une référence chrétienne précise. Mais alors opter pour la solution large n'est-ce pas se lier à une théologie de la « présence au monde », privilégier l'engagement social et politique du chrétien, mode efficace, dit-on, de l'amour authentique à notre époque ? N'est-ce pas mettre le pied sur cette pente où l'on est conduit à minimiser l'annonce claire des faits rédempteurs, la confession explicite de la foi, l'effort missionnaire, au bénéfice de l'œuvre charitable et de la lutte pour le bien-être et la dignité de tout être humain ? Retenir la solution étroite n'est-ce pas, au contraire, récuser tout « christianisme social » et retrouver le terrain familier, rassurant, peut-être dangereusement rassurant du religieux, de l'ecclésiastique, de la religion fraternelle ?

Il faut, par principe, refuser une approche aussi manichéenne et distinguer nettement l'interprétation d'un texte de son exploitation. Dans un premier temps il convient de dégager aussi consciencieusement que possible le sens du passage sans se soucier des éventuelles conséquences dogmatiques et pratiques. Ensuite seulement doit-on tenter d'intégrer le sens retenu à une doctrine globale et à une éthique cohérente.

Le sens habituel des mots

Si l'on s'en tient au sens habituel des mots dans le N. T. et particulièrement dans l'Évangile de Matthieu, il faut certainement choisir la solution restreinte et « chrétienne ». L'expression complète « les plus petits de mes frères » ne se rencontre nulle part ailleurs dans le N. T. On est donc conduit à en dissocier les éléments pour repérer la signification de chacun d'eux. Le résultat de l'enquête, dont nous ne pouvons donner le détail, se dégage rapidement. Les « petits », lorsque le terme ne se réfère pas à l'âge ou à la taille, sont les faibles, les handicapés, quelle que soit la nature de leur handicap. Et Jésus reconnaît comme « frères », outre ses proches selon la chair, ses disciples (cf. Matthieu 12.50 et 28.10). Dans le N. T. le mot frère implique une relation étroite, à l'intérieur d'une communauté. Jamais il ne s'affaiblit au point d'exprimer une fraternité simplement humaine. C'est aussi la très ferme conclusion de Pierre-Ch. Marcel, conclusion qui, d'ailleurs, oriente de façon décisive son interprétation de Matthieu 25.31-46, dans son étude « Frères et Sœurs » du Christ, (La Revue Réformée, no 60 et 61).

On pourrait en rester là. Il apparaît naturel et satisfaisant d'apprendre que la sollicitude des « justes » est orientée vers les plus défavorisés d'entre les croyants. Les exhortations les plus vigoureuses à un amour fraternel agissant ne manquent pas dans l'Écriture ! Cette thèse offre même l'avantage, affirment certains, de s'apparenter au thème paulinien de l'Église corps de Christ puisqu'il « s'identifie » à ces « petits ».

Le contexte immédiat de l'expression

Mais il serait vraiment superficiel de considérer la tâche comme terminée. Il reste à analyser le contexte immédiat de l'expression. Une langue est un instrument d'une souplesse inouïe. Il n'est pas possible de déterminer à l'avance de façon rigide le sens d'un mot et de l'imposer brutalement à un texte. Á l'intérieur d'un passage les termes retentissent les uns sur les autres, un jeu subtil de relations s'établit et les significations s'infléchissent 2. Dans quel éclairage sont ici situés ces « petits d'entre ses frères » ? Aucun intérêt n'est accordé à leurs dispositions subjectives, à une éventuelle piété, mais leur condition objective de dénuement est dépeinte : ils sont étrangers, nus, malades, affamés ou en prison. Certes, une relation au Christ est bien indiquée, et même fort étroite : ce qui leur est fait est fait à Jésus lui-même. Mais cette relation apparaît mystérieuse et fait l'objet d'une révélation eschatologique. Il faut reconnaître, pour le moins, que le caractère chrétien de ces « frères » du Seigneur n'est pas mis en évidence. Un deuxième élément augmente la perplexité. Peut-on aisément rendre compte de la surprise des « justes » devant l'approbation du Juge si leur dévouement s'est exercé à l'égard de disciples déclarés ? Sans être particulièrement perspicaces, ils auraient pu imaginer que le Maître de ces disciples ne serait pas indifférent à leur geste charitable ! Ou alors l'élément de surprise est le degré même de solidarité affirmé par Jésus ; ils n'auraient osé penser agir sur la personne même du Seigneur ! Cette interprétation est déjà plus recherchée et donc moins probable.

Même le reproche adressé aux réprouvés d'avoir négligé ces « petits » se comprend plus naturellement si l'on abandonne la référence chrétienne. La maintenir c'est au fond leur en vouloir de n'avoir pas su s'intéresser aux détresses des chrétiens, d'avoir manqué de discernement spirituel pour repérer les chrétiens et leur détresse, exigence plutôt surprenante et qui éloigne de la direction principale de ce texte où l'accent tombe sur le « faire ». Le v. 45, il est vrai, mentionne seulement les « petits » et non plus les « plus petits de mes frères ». La dissymétrie est-elle voulue ? S'agit-il de deux catégories différentes ? On peut en douter. La solution large reçoit encore ici un appui.

Peut-être faut-il évoquer une difficulté d'ordre théologique. L'amour chrétien, l'agapé, peut-il choisir les bénéficiaires de son action en fonction d'autres critères que leur dénuement ? Entre les malheureux fera-t-il des différences ? Le Christ, pendant son ministère terrestre, ne s'est-il pas penché sur toutes les souffrances ? Comment, en tant que Juge, encouragerait-il un esprit de discrimination ? Certes, l'amour vrai et pratique envers les frères en la foi apparaît dans le N. T. comme un devoir premier. L'authentique « famille de Jésus » y est une forte et glorieuse réalité. Mais si la charité fraternelle, impliquant une communion de foi, peut prétendre à une priorité, elle doit renoncer au moins à toute exclusivité (cf. Galates 6.10). Aussi ne voit-on pas clairement pourquoi, au dernier jour, l'orientation de toute existence serait évaluée uniquement à partir de l'attitude adoptée à l'égard des croyants. Ce serait, en tous cas, un rétrécissement d'une grande perspective biblique, celle du jugement des hommes selon leurs « œuvres », fortement exprimée, en particulier, dans ce verset de Matthieu 16.27, dont la correspondance avec notre passage est évidente : « Car le Fils de l'homme va venir dans la gloire de son Père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses actions ». Solution large ? Solution étroite ? Faut-il se fier au sens habituel des termes dans le N. T. ou se laisser guider par la logique interne de cette péricope ? Deux études assez récentes, en français, par des spécialistes éminents, celle de P. Bonnard, dans son commentaire « L'Évangile selon Saint-Matthieu » (Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1963) p. 364-367, et celle de Légasse (op. cit. p. 85-100), dont les prémisses et les méthodes sont comparables, aboutissent à des conclusions opposées.

Les textes parallèles

Pour se faire une conviction il faut rechercher s'il existe, particulièrement dans l'Évangile de Matthieu, des textes parallèles. Deux portions de discours de Jésus s'imposent : Matthieu 10.40-42 et Matthieu 18.1-14, spécialement le v. 5.

Dans le premier texte, dont les points de contact avec notre passage sont nombreux (formule « un de ces petits », don d'un verre d'eau froide, annonce d'une récompense et la phrase « qui vous reçoit me reçoit »), la qualité « chrétienne » du bénéficiaire de l'acte charitable est indiquée, ainsi que la motivation de l'acte : « parce qu'il est mon disciple ». Une récompense est promise à qui accueille par amour pour le Christ un de ses disciples épuisé et sans ressources. Ce que nous avons appelé la solution étroite sort renforcée de ce rapprochement. Mais à l'analyse, cette impression première s'estompe car, dans Matthieu 10, le contexte est très différent, missionnaire et non pas eschatologique, la solidarité est celle, bien connue en Israël, qui lie un mandant à son représentant, et le geste généreux, s'il est vraiment généreux de présenter un verre d'eau froide, est accompli dans la pleine conscience de ce lien entre l'envoyé du Christ et son Seigneur. L'importance dernière du service concret en faveur des chrétiens, parce qu'ils sont chrétiens, est bien établie — aucun étudiant de la Bible sérieux ne le nie —, mais notre problème n'est pas directement éclairé. Matthieu 18.5 manifeste également un intérêt pour le « petit » qu'il convient de recevoir ; ce faisant, on reçoit Jésus lui-même. Ce verset est inscrit dans un développement fort complexe. Le sens du mot « petit » évolue à l'intérieur du passage : c'est d'abord le tout jeune enfant, v. 2, puis le faible parmi les croyants, v. 6, et, probablement enfin, le méprisé en général, v. 14. Le Christ exhorte d'abord à imiter le « petit » parce qu'il est type du Royaume des Cieux, puis à le recevoir au nom de Jésus, et enfin à l'aimer car le Bon Berger le cherche. Le verset 5, où s'affirme la solidarité entre Jésus et le « petit », appartient manifestement à la section du discours qui concerne l'enfant. S'il en est ainsi, cette solidarité déborde la relation Maître-disciple. Il s'agit d'autre chose qui, secrètement, unit Jésus à ceux que leur jeune âge rend absolument dépendants. Que représente alors la formule recevoir « au nom de Jésus » ? « En mon nom », expression d'origine sémitique, veut dire « à cause de moi ». C'est en tenant compte de Jésus, de ce qu'ils savent de lui, de son amour, que les disciples ouvriront leur esprit et leur cœur aux faibles. La connaissance du Christ dictera l'attitude juste. Le v. 4 jette une clarté sur la nature de la relation entre Jésus et les tout-petits. Le petit enfant, dans son humilité, c'est-à-dire dans sa faiblesse et sa dépendance acceptées, est type du Royaume, donc de Jésus lui-même. Ce texte annonce donc, et par là autorise, l'interprétation large de Matthieu 25, en évoquant une solidarité en dehors d'une foi explicite et en encourageant un accueil du faible en fonction de l'amour du Christ pour lui et non pas de son éventuel amour pour le Christ.

On oublie généralement de comparer un autre passage, dont le témoignage s'avère pourtant précieux. Dans la maison de Simon le lépreux où une femme vient de répandre un parfum de grand prix sur sa tête, Jésus prononce ces paroles : « Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m'avez pas toujours. » Matthieu 26.11. Á première vue il se dissocie des pauvres ; en fait il s'associe à eux. La femme a eu raison d'embaumer prophétiquement son corps, ce corps de misérable condamné. Quand il ne sera plus là, les pauvres seront toujours disponibles. N'est-ce pas dire qu'en un sens ils prendront sa suite comme objets d'une authentique sollicitude ? N'est-ce pas présenter une continuité, une solidarité pauvres-Jésus à un certain niveau ? Ce récit, curieusement, apparaît comme symétrique de Matthieu 25.31-46. La femme a agi directement sur Jésus, et les pauvres n'ont rien à lui reprocher, car elle a montré son amour pour tous les malheureux en la personne du plus abandonné de tous. En donnant au Christ, elle leur a donné. Á l'inverse, d'après Matthieu. 25, en aimant pratiquement les déshérités on donne au Christ.

Ni identification ni substitution, mais solidarité

En reconnaissant sans fausse honte, combien il est malaisé de parvenir à une totale conviction, il nous paraît que « les plus petits frères de Jésus » sont les humiliés, les dépourvus, les chancelants, et pas seulement à l'intérieur de l'Église. Ceci dit, il importe de rester très près du texte et de ne pas lui faire dire plus qu'il ne contient.

Il est nécessaire, entre autres, de cerner plus précisément la nature du lien entre Jésus et la cohorte des malheureux, sous peine de glissements pernicieux. Il faut écarter la notion de PRÉSENCE du Christ dans le pauvre et le faible. En impliquant une sorte d'habitation permanente elle dépasse largement les expressions de ces versets et prépare la voie à une idéalisation du pauvre en lui-même étrangère au N. T. On parle aussi volontiers aujourd'hui d'IDENTIFICATION. P. Bonnard, dans le sillage de Th. Preiss, discerne ici un acte souverain d'identification, identification à la fois « juridique, royale et eschatologique » (op. cit. p. 366). Mais le terme lui-même se prête à tous les malentendus. De toute manière le Juge ne « se fait » pas identique aux malheureux ; il ne décrète pas que les gestes accomplis en leur faveur sont considérés comme accomplis à son égard, mais il révèle qu'il en a été ainsi. L'idée de SUBSTITUTION (cf. S. de Diétrich « Mais moi je vous dis ». Commentaire de l'Évangile de Matthieu, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé : 1965, p. 161) est également inadéquate. Jésus ne prend pas la place des déshérités, comme il le fait sur la Croix pour tous les pécheurs : il déclare seulement que les gestes qui les atteignent l'atteignent aussi. Décidément nous préférons le terme de SOLIDARITÉ; Jésus « fait bloc » avec les petits et cela parce qu'il est l'un des leurs. « Dieu, écrit Paul aux Corinthiens, 1 Corinthiens 1.28, a choisi les choses viles du monde, celles qu'on méprise, celles qui ne sont pas… » Ce choix bouleversant s'est porté d'abord sur Jésus. Même dans la gloire, en s'affirmant solidaire de ses frères en détresse, il ne renie pas ce choix, il reste l'un des leurs.

Est-ce le salut par les œuvres ?

Le chrétien évangélique ne peut guère esquiver une autre question. Ne sommes-nous pas là en présence d'une affirmation caractérisée de salut par les œuvres, œuvres de charité certes et non de sécurisation religieuse, mais œuvres malgré tout, en l'absence de toute référence à Dieu ou au Christ ? Après avoir admis que les objets de cette charité n'étaient pas nécessairement des fidèles, faut-il accorder maintenant que les acteurs du geste d'amour pourraient ne pas l'être ? Doit-on conclure, sur l'exégèse, délicate, d'un seul passage, qu'on peut servir Dieu sans le savoir et lui appartenir sans le connaître (cf. S. de Diétrich, op. cit. p. 161)? L'enseignement global de Jésus sur le salut doit être pris en considération. Mais une lecture attentive de la scène du jugement des nations elle-même, si l'on doit reconnaître que l'accent y est bien mis sur le « faire », laisse entrevoir d'autres éléments.

Les « bénis » et les « justes »

Les sauvés sont désignés de trois manières : par leur dévouement auprès des petits, comme nous venons de le voir, puis par deux expressions « les bénis de mon Père » et les « justes ». Le « béni » est l'homme favorisé de Dieu. Ce n'est pas le verdict lui-même qui constitue la « bénédiction », mais elle se réfère à la grâce prévenante qui s'est manifestée dans la vie des approuvés, comme le montre le sens habituel du participe parfait grec rendu par béni. Le titre de « justes » mériterait à lui seul toute une étude. Il ne faut pas le rapporter uniquement à la charité active de ceux qui portent ici ce nom mais le considérer à la fois comme un terme en quelque sorte technique pour désigner les bienheureux dans la gloire (cf. Matthieu 13.43) et comme un mot lourd d'une plénitude de signification, spécialement dans Matthieu, situant l'homme par rapport à Dieu, à Jésus, et dénotant un certain style de vie. 3 Ainsi cette fresque majestueuse, approchée avec mesure et humilité, se révèle d'un remarquable équilibre. La vie éternelle est le lot des hommes en qui le Père a agi miséricordieusement, qui ont découvert et vécu une justice nouvelle et l'ont montré par une disponibilité coûteuse à l'égard des petits. Voici les quelques points où l'apport de ce grand message prophétique nous semble le plus original et le plus précieux : — Au travers de la diversité des situations et des engagements de l'homme, c'est par rapport au Christ que tout se décide. Il est la référence ultime. Compte en définitive ce qu'on lui fait ou qu'on ne lui fait pas, même par personnes interposées. — L'« agir » est beaucoup plus déterminant dans nos vies que les sentiments, les paroles ou les attitudes. Dieu s'intéresse à nos « œuvres ». — Les souffrants, les délaissés, les méprisés constituent, en vérité, la pierre de touche de l'authenticité de notre foi. L'amour pour les comblés est également requis mais, comme critère, il n'a guère de valeur. — Pécher contre le Christ ce n'est pas seulement commettre le mal, c'est oublier le bien. Péché d'omission vaut péché de commission.

La « présence au monde »

Alors, « présence au monde » pour les chrétiens ? Nous serions tentés de répondre affirmativement si l'expression n'était chargée, sans doute irrémédiablement, de malentendus, et à condition de ne pas l'opposer à édification de l'Église et proclamation du Christ Sauveur. Les « justes » ont été profondément présents à la partie souffrante de l'humanité. La présence authentique n'est pas seulement cohabitation ou sympathie, elle comporte un dynamisme qui pousse vers les autres et contraint à les aider. Elle implique une disponibilité agissante se traduisant, comme dans notre texte, par le partage des ressources et, aussi, par la communication, l'accueil des uns et la visite rendue aux autres. Elle unit la parole qui brise l'isolement et le geste qui secourt la détresse. Cette présence-là n'est pas fascination par le monde ni conformité au monde mais, en vérité, souci de ceux que le monde oublie ou rejette. Des êtres refusés ou négligés, il y en a toujours, même à notre époque où, fort heureusement, la préoccupation sociale se rencontre à différents niveaux, État, partis politiques, organismes et groupements divers. C'est dans cette direction que l'amour du prochain devra, en premier lieu, s'exercer. Cette présence active aura-t-elle une dimension politique ? Les paroles de Jésus évoquent ici, assurément, les comportements de croyants épars dans la société et découvrant des détresses individuelles. C'est ce qu'on a appelé la « relation courte ». Excluent-elles pour autant l'utilisation, par souci d'efficacité, du jeu politique ? Si des réformes sociales et politiques doivent effectivement contribuer à la suppression d'aliénations et de souffrances, pourquoi les chrétiens ne travailleraient-ils pas à leur instauration ? Toute forme de secours authentique et respectueux des personnes est non seulement autorisé mais requis par les déclarations du Juge souverain, en remarquant, toutefois, que l'engagement personnel des croyants dans le cadre de la vie quotidienne est visé par elles et non celui de l'Eglise assemblée ou institutionnelle.

Quelle est en définitive, la motivation d'une présence chrétienne dynamique ? Certainement pas, comme on l'a cru parfois, le désir d'établir une société parfaitement juste, le Royaume de Dieu sur terre ; ni même une volonté farouche d'équité et d'égalité des chances. Il ne s'agit pas davantage, du moins dans ces paroles du Christ, de préparer le terrain pour l'évangélisation conquérante. Si l'on veut laisser le texte lui-même suggérer cette motivation, il faut la trouver dans les titres donnés à ceux qu'approuve le Seigneur. Ils ont été « bénis », favorisés de Dieu, comblés d'une grâce imméritée, ils sont « justes » de cette justice que dévoile et communique Jésus, alors ils ne peuvent autrement qu'aimer, servir, chercher le contact des autres. Si l'action d'un chrétien dans le monde procède continuellement de Dieu en Jésus-Christ il y aura vraie présence et les dangers seront évités.

Mais nous ne découvrons ici aucune raison de mettre en question ou de considérer comme facultatifs, voire superflus, le témoignage de la bouche, la claire présentation du Christ et l'appel à la repentance. Sans oublier que la confession publique de leur Maître et l'annonce de l'Évangile sont confiés, en de nombreux passages, aux disciples, nous devons souligner que dans ce texte même l'insistance sur l'œuvre d'amour ne s'oppose nullement à la propagation explicite de la foi. L'opposition sous-jacente à tout le chapitre 25 de Matthieu est entre une position seulement théorique de disciple et un comportement authentique, ce qui est bien différent. Si notre vie et nos engagements de chrétiens trouvent leur origine en Dieu au nom de Jésus, pourrions-nous taire ce nom, même s'il suscite parfois des réactions négatives ? L'amour des « plus petits de ses frères » ne peut être vécu au prix de l'oubli de celui qui, plus qu'aucun autre, a été « méprisé et abandonné des hommes », alors qu'en ce nom seul réside un plein salut.

N'est-ce pas dans la mesure où toute forme de reniement du Christ sera résolument écartée que la présence chrétienne au monde, telle que nous avons tenté de la dépeindre, ne deviendra pas assimilation par le monde ?
 


1 Jésus et l'enfant, « enfants », « petits » et « simples » dans la tradition synoptique, coll. Études Bibliques, (Paris – Gabalda et Cie 1969) p. 86.

2 C'est l'une des contributions appréciées de James Barr de mettre l'accent sur cette vérité dans son livre « The Semantics of Biblical Language », (Oxford University Press,…

3 Voir la bonne présentation de la notion de justice dans l'Évangile de Matthieu par P. Bonnard, op. cit. p. 10).

Auteur : Samuel BÉNÉTREAU

Ichthus n°8, décembre 1970, page 21 à 27

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