Le récit de la première évangélisation de Samarie est, dans le livre des Actes, une croix des interprètes. Il nous relate, en effet, que des hommes et des femmes, baptisés au nom du Seigneur Jésus, n’avaient pas reçu le Saint- Esprit ; ils ont dû l’attendre plusieurs jours, jusqu’à la visite des apôtres Pierre et Jean. Or, on ne trouve nulle part ailleurs une telle succession et séparation temporelle.
Les docteurs du « pentecôtisme », comme on l’appelle, s’appuient volontiers sur ce texte pour justifier leur définition d’un don (ou baptême) du Saint- Esprit différent du don du salut, et qu’on reçoit généralement plus tard. Certains catholiques (ou anglo-catholiques) l’avaient déjà invoqué pour séparer la grâce baptismale et la grâce du sacrement de confirmation ; des théologiens protestants aussi, pour établir entre baptême d’eau et don de l’Esprit une relation temporelle indéterminée1.
Le passage doit-il se comprendre de cette façon ? Peut-on se fonder sur lui pour remettre en cause ce qui paraît l’enseignement du reste du N.T. : dans la Nouvelle Alliance, celui qui croit en Jésus-Christ reçoit le Saint-Esprit, sans autre condition ni délai ?
Un épisode exceptionnel
Il est sage de faire une première remarque : pour Luc, l’auteur des Actes, l’épisode ne semble pas suivre la règle.
« Le narrateur, relève Franz. J. Leenhardt, a lui-même l’impression de raconter un fait exceptionnel et même anormal. » 2 En effet, Luc glisse une parenthèse explicative (Actes 8.16) pour expliquer que les apôtres demandent l’Esprit pour les Samaritains déjà baptisés : il suppose clairement que ses lecteurs seront surpris par cette prière, puisque les baptisés ont habituellement reçu l’Esprit. (Le déplacement des principaux apôtres, si son motif n’est pas dit en clair, paraît provoqué par une situation peu ordinaire).
Exception n’est pas infraction. Certains docteurs pentecôtistes concéderont (peut-être) le caractère exceptionnel : ils admettront qu’au temps apostolique la nouvelle naissance et le
baptême du Saint-Esprit coïncidaient le plus souvent. Mais, ajouteront-ils, leur séparation dans le cas des Samaritains prouve qu’il s’agit de deux grâces bien différentes, et qu’on n’a pas reçu la seconde du seul fait qu’on a reçu la première ; aujourd’hui, la plupart de ceux qui ont reçu la première n’ont pas reçu la seconde.
L’hypothèse d’une différence considérable entre le premier siècle et le nôtre resterait à prouver : à s’appuyer sur elle, on risque de neutraliser l’autorité de l’Écriture (l’Écriture unit, nous trouverions des raisons pour séparer !). Mais passons… A propos de notre passage, le plus gênant n’est pas là. Il est ici : la séparation d’Actes 8, entre foi baptême et don de l’Esprit, n’est pas seulement inhabituelle, elle semble contraire aux instructions les plus nettes qu’on trouve ailleurs, et qu’on résume en disant : dans la Nouvelle Alliance celui qui croit en Jésus-Christ reçoit le Saint-Esprit.
Des hommes et des femmes se repentent et sont baptisés : pourquoi la promesse de Pierre (Actes 2.38) ne s’accomplit-elle pas ? Ils signifient, par le baptême, l’appartenance à Jésus- Christ, et pourtant ils sont dépourvus de l’Esprit sans lequel on ne lui appartient pas (Romains. 8.9) ! Ils croient en Jésus-Christ glorifié, ils acceptent la prédication de la foi, et ils ne reçoivent pas le don annoncé (Jean. 7.39 ; Galates. 3.2) !
L’« énigme » de Samarie
On comprend que James Dunn, dans son récent et décisif ouvrage, ait consacré tout un chapitre au problème, sous un titre éloquent : « L’énigme de Samarie ».3
Avec lui, observons que l’énigmatique récit, même considéré tout seul, est loin de fournir à la thèse pentecôtiste le solide appui qu’elle y cherche. Malgré certaines ambiguïtés de langage, les pentecôtistes enseignent (pour tenir compte de Romains. 8.9, par exemple) que le baptême du Saint-Esprit est une seconde réception de l’Esprit ; ils en reconnaissent une première lors de la naissance de la foi (même s’ils parlent peu de cette première). Or, il n’y a pas trace d’une telle distinction dans le texte des Actes. Pour les Samaritains, il n’y a eu qu’une seule réception. Comme le montre Dunn, Luc ne parle jamais d’une réception autre que celle qu’il désigne par les expressions de notre passage.
Comme Dunn, écartons aussi les fausses solutions qui lient le don de l’Esprit à la présence d’un apôtre (ensuite, d’un évêque) ou au rite de l’imposition des mains. La comparaison des autres textes est fatale à ces suggestions.
Restent trois grandes façons d’interpréter le récit d’Actes 8 en accord avec l’enseignement régulier du N.T. ce qu’on doit s’efforcer de faire, en prenant soin seulement de ne rien forcer. Dans la Nouvelle Alliance, celui qui croit en Jésus-Christ reçoit le Saint- Esprit ? Ce qui s’est passé à Samarie n’y contredit pas, malgré l’apparence : 1) si les Samaritains ont bien reçu le Saint-Esprit en croyant ; ou bien 2) si les Samaritains n’ont pas vraiment cru ; ou bien 3) si l’épisode ne se situe pas encore dans la Nouvelle Alliance.
De nombreux commentateurs, et parmi les plus prestigieux, recourent à la première de ces solutions4. Pour eux, les Samaritains n’ont pas pu croire sans recevoir le don du Saint-Esprit. La grâce supplémentaire reçue lors de la visite de Pierre et Jean n’était qu’une manifestation charismatique, comme l’Esprit en accorde quand il veut.
Hélas ! Cette solution si simple se déchire sur le tranchant du langage de Luc. Luc se montre un écrivain précis. Il n’est pas possible pensons-nous, après Dunn de donner un sens faible aux expressions favorites qu’il emploie ici : « Recevoir (le) Saint-Esprit » (vv. 15, 17, 19), « descente » de l’Esprit (v. 16), « donner l’Esprit » (v. 18), « le don de Dieu » (v. 20 en général, dans le N.T., la formule désigne soit la justification, soit l’Esprit). Il doit s’agir de l’Esprit, du don qu’est l’Esprit, de la grande promesse des derniers temps, de l’effusion solennellement inaugurée à la Pentecôte !
Une fausse conversion ?
James Dunn se tourne, lui, vers la deuxième solution. Si les Samaritains n’avaient pas reçu l’Esprit, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment venus à la foi chrétienne. Luc a semé dans son récit assez d’indices, estime Dunn, pour que nous le comprenions. La « foi » des Samaritains procède d’une admiration du même genre que celle qu’ils avaient pour Simon (comparez les vv. 6 et 10) ; ils croient parce qu’ils ont vu des miracles ; or Jésus se défiait de pareille adhésion (Jean. 2:24 s). Luc emploie une expression ici seulement : ils crurent, dit-il, à Philippe (v. 12) ; il se garde bien de dire qu’ils ont cru en Jésus-Christ. Surtout, Luc dit de Simon exactement ce qu’il dit des autres Samaritains : il crut et il fut baptisé (v. 13) ; or Simon n’a pas eu de part à la grâce (v. 21), il est resté dans un fiel amer et dans les liens de l’iniquité (v. 23). Luc ne nous suggère-t-il pas que la première « foi » des Samaritains, encore engluée de superstition, n’était pas encore authentique ? Ils se sont convertis plus tard (et non pas Simon), par le ministère des apôtres.
La solution de James Dunn se recommande par sa finesse, par sa fraîcheur aussi. Il faudra tenir compte des traits qu’elle a mis en lumière. Elle échoue, à nos yeux, sur l’écueil d’une constatation naïve : le texte ne fait aucun reproche à Philippe ; il ne suggère aucune insuffisance dans son travail d’évangélisation, ni ne blâme aucune précipitation dans son administration du baptême. Les apôtres ont sans doute délivré un complément d’instruction aux nouveaux adeptes, mais le récit n’en parle même pas. Du moment que les Samaritains ont cru à Philippe évangélisant (v. 12), qu’ils ont « reçu la Parole de Dieu » (v. 14), et que leur baptême reste valable, il semble dangereux de trop dévaluer leur foi « philippiste ».
La Pentecôte des Samaritains
Deux impasses, donc. Une piste nous reste ouverte : remettre en cause le postulat des auteurs précédents selon lequel tout se passe dans la Nouvelle Alliance. Sommes-nous bien en effet, avec le récit d’Actes 8, dans la Nouvelle Alliance ? Ne serions-nous pas plutôt, ce qui expliquerait l’anomalie, dans le passage d’une « économie » à l’autre ?
La troisième solution fait de l’événement d’Actes 8 l’équivalent, pour Samarie, de la Pentecôte : l’inauguration du temps de l’Esprit, l’ouverture du Royaume dont les biens promis commencent d’être répandus5. Des écluses des cieux, le flot se répand sur l’humanité, comme en trois vagues : à partir de la Pentecôte pour les Juifs (Actes 2) ; à partir de la visite de Pierre et Jean pour les Samaritains (Actes 8) ; à partir de la conversion de Corneille pour les païens (Actes 10). Si les Samaritains n’étaient pas encore pleinement entrés dans la Nouvelle Alliance lorsqu’ils ont répondu à Philippe, on comprend qu’ils n’aient pas aussitôt reçu le Saint-Esprit ; on comprend aussi que Luc ait hésité à parler de leur foi comme il parle de la foi chrétienne, franchement et nettement ; elle n’était pas encore « scellée » du Saint- Esprit (d’où les particularités soulignées par Dunn).
Plusieurs auteurs contemporains font quelques pas dans la direction que nous venons de suggérer6. L’évangélisation de Samarie, discernent-ils, est un tournant dans l’histoire de l’Église. L’unité de l’Église primitive était en jeu. D’après le récit, Dieu a suspendu le don de l’Esprit à l’intervention des deux grands apôtres de Jérusalem pour garantir l’unité du peuple nouveau, pour empêcher la création d’une communauté samaritaine dissidente. Sous cette forme, cependant, qui laisse de côté l’idée de « l’ouverture » de l’ère nouvelle, la théorie prête le flanc aux critiques de Dunn : pourquoi l’Esprit, demande-t-il, n’a pas attendu « confirmation apostolique » dans le cas de Corneille ? Pourquoi le schéma de Samarie ne se retrouve-t-il pas dans le cas d’Antioche, ou d’Apollos ? Malheureusement Dunn ne considère pas la version que nous proposons.
On peut faire valoir en sa faveur de belles et bonnes considérations bibliques :
- Pour la communication de l’Esprit, le changement des économies a une importance décisive (Jean. 7.39) ; les paroles de Jésus (Luc 24.29 ; Actes 1.4) et de Pierre (Actes 2.33) donnent bien à la Pentecôte le sens d’une ouverture du temps de l’Esprit (c’est-à-dire de la Nouvelle Alliance, Jérémie 31, 2 Corinthiens 3, et du Royaume, Romains 14.17).
- A la Pentecôte, cependant, le Saint- Esprit n’a été répandu que sur des Juifs (Juifs de naissance ou prosélytes).
- Luc distingue au début du livre des Actes les trois grands secteurs du monde religieux : judaïsme, Samarie, paganisme (Actes 1.8).
- Or, il nous relate en détail la première venue du Saint-Esprit pour chacune des trois catégories, celle des Juifs, celles des Samaritains, et celle des païens ; il souligne dans ce dernier cas le parallélisme avec la Pentecôte (Actes 11.18) ! N’est-ce pas assez clair ? Nous osons dire que le texte encourage très nettement l’équation : Actes 8 = « Pentecôte » pour les Samaritains.
Coïncidence fortuite ? Chaque fois, c’est Pierre qui préside. C’est lui à la Pentecôte ; c’est lui qu’on doit attendre à Samarie ; c’est lui que Dieu fait chercher par les gens de Corneille. Après cela, il ne sera plus guère question de lui dans le livre des Actes. A la mémoire remonte alors une promesse de Jésus : « Je te donnerai les clés du Royaume des Cieux » (Matthieu. 16.19). Son privilège de « majordome » de la maison du Seigneur, Pierre ne l’a-t-il pas exercé dans sa mission historique d’ouverture ? Oui, il a ouvert la porte du Royaume : aux Juifs, puis aux Samaritains, puis aux païens.
Conclusion
Cette dernière interprétation manque de preuve formelle, mais elle est trop tentante pour qu’on la néglige 7. Elle permet de rassembler les suggestions éparses en une vision unique : les apôtres sont les « associés » de Jésus ; comme l’Esprit répandu est l’Esprit de Jésus, Dieu a jugé bon d’associer les apôtres à son effusion ; et Pierre, le représentant du collège tout entier, comme son nom l’indique, l’apôtre type associé à la pierre angulaire pour former le fondement de l’Église (Éphésiens. 2.20), s’est trouvé là les trois fois.
Comme il arrive souvent, la solution d’une énigme particulière fait admirer la sagesse de Dieu dans l’harmonie de tout son dessein.
NOTRE ORTHODOXIE ET CELLE DE DIEU
Notre orthodoxie peut être morte. Celle de Dieu ne l’est jamais. Pour lui, il n’existe aucun divorce entre vérité et vie. L’harmonie et l’intégration sont totales. A ses yeux, sa Parole est toujours plus qu’une encre inerte sur du papier inerte, que des vibrations sonores ou un sujet intéressant d’étude. Telle une lettre d’amour ou une déclaration de guerre, elle est explosive, toute chargée de vie et de mort, tranchante, pénétrante et bouleversante. Seuls nous autres destinataires avons la folie de nous arrêter souvent à la lettre, sans être troublés par le souffle qui l’anime.
Oui, l’Écriture est entièrement vraie, mais d’une vérité vivante et brûlante, d’une vérité incarnée en Jésus-Christ et destinée à s’incarner dans nos vies.
1 Ainsi Franz-J. Leenhardt, Le Baptême chrétien, son origine, sa signification (Cahier théol.4 ; Paris-Neuchâtel : Delachaux & Niestlé, 1944), p. 38 ; Markus Barth, Die Taufeein Sakrament? (Zollikon Zurich : Evangelischer Verlag, 1951), suivi par son père Karl Barth (Dogmatique IV, 4).
2 Leenhardt, p. 40.
3 James D. G. Dunn, Baptism in the Holy Spirit, A Re-examination of the New Testament Teaching on the Spirit in Relation to Pentecostalism Today (SBT 15, Londres : SCM Press, 1970), pp. 55-72. J’ai rendu compte du livre dans ICHTHUS No 19. Sur le chapitre en cause, le présent article développe les remarques que j’avais faites p. 21.
4 Dunn cite, entre autres, Calvin, N.B. Stonehouse, J. I. Packer, F. F. Bruce, G. R. Beasley- Murray. Nous signalerons, en français, Ch. Masson, « Le Baptême, un sacrement ? » Revue de Théologie et de Philosophie (1953-111), pp. 24 s.
5 Cf. René Pache, La Personne et l’œuvre du Saint-Esprit (Emmaüs).
6 Dunn se réfère surtout à G. W. H. Lampe, E. Schweizer, W. Wilkens.
7 Je la dois à des exposés de mon père, Jacques Blocher ; J. M. Nicole la propose aussi dans ses cours.
Ichtus N°24 – Juin 1972 -Page 9 à 12
L’ESPRIT DONNÉ AUX SAMARITAINS (ACTES 8 : 4-25)