Les textes sont précis. Les paroles du Christ sont nettes. Le chrétien est tenu de pardonner. Que l’on cite la cinquième demande de l’Oraison dominicale : « Notre Père… pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons, nous aussi, à ceux qui nous ont offensés » 1; que l’on se rapporte au commentaire qui l’accompagne : « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus » 2; que l’on évoque la parabole du « Serviteur impitoyable » qui fait suite à la déclaration adressée à Simon Pierre : « Tu pardonneras jusqu’à septante fois sept fois » 3, on voit que Jésus place la vie chrétienne sous l’obligation au pardon. « Tu pardonneras ! » Cet ordre impérieux sonne haut et clair. Rien ne doit atténuer l’importance de cette loi du Royaume primordiale et capitale.
Du reste, le vrai pardon est chose rare. Est-il possible aux hommes de « pardonner » ? On peut se le demander. On connaît la question des scribes qui, observant Jésus : « Qui peut pardonner les péchés si ce n’est Dieu seul ? » 4. Certainement, les hommes ne peuvent pas pardonner les « péchés » qui sont des fautes commises contre Dieu. Mais peuvent-ils même pardonner les fautes commises contre les hommes, les fautes dont ils sont les propres victimes ? Qui peut pardonner ? Ici retentit la conclusion de la parabole du « Serviteur impitoyable » : « C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur » 5
Il n’est peut-être pas inutile de souligner que, dans l’Évangile, l’obligation au pardon est faite par Jésus, c’est-à-dire par celui qui « a le pouvoir de pardonner les péchés » 6. Les péchés ? Oui. Mais il pardonne aussi à ceux qui s’opposent à lui et qui le font souffrir. Jésus a pardonné parfaitement, complètement. Son pardon porte un caractère d’absolu et de définitif qui nous permet de saisir ce que le pardon de Dieu EST et ce que notre pardon DOIT ÊTRE. La première des sept paroles de la Croix :
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » 7, montre que si Jésus a demandé le pardon pour l’offense faite à Dieu — car c’en était une de crucifier le Messie — il a pardonné lui-même à ses bourreaux.
Jésus, mis en croix, nous donne du pardon un exemple unique et admirable.
Jésus, mis en croix, nous donne du pardon un exemple unique et admirable. Il ne suffit pas, cependant, que nous soyons placés devant cet exemple pour apprendre, à notre tour, à pardonner. Nous commençons à entrevoir quelque chose de la généreuse gratuité du pardon lorsque nous acceptons dans notre propre vie le pardon que Jésus nous apporte de la part de Dieu et que Dieu nous accorde à cause des mérites et du sacrifice expiatoire de Jésus. La Croix ne nous présente pas seulement l’exemple du pardon que Jésus accorde à ses ennemis, elle nous montre aussi le pardon qu’il mérite et acquiert pour nous-mêmes par ses souffrances et par sa mort. Il n’y a rien de facile ici, ni d’immoral. Le péché est condamné sans appel. La Justice est satisfaite sans réserve. « La colère de Dieu qui se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes » se donne libre cours sans limite 8. A la croix du Calvaire Dieu ne sacrifie rien de sa Sainteté comme il ne limite en rien son Amour. La Croix est tout ensemble le signe de la victoire de la Justice et de la Miséricorde divines. Là, sur la Croix, selon la profonde parole du poète sacré : « La justice et la paix se sont embrassées » 9.
Le pardon chrétien, qui est à l’image du pardon du Dieu du Calvaire n’a, lui non plus, rien d’immoral. C’est en Jésus-Christ crucifié que Dieu nous pardonne ; c’est aussi en son Nom que nous devons nous pardonner. « Comme Dieu vous a pardonné en Christ, dit l’apôtre saint Paul, vous aussi, pardonnez-vous réciproquement 10. »
Le pardon que les chrétiens se doivent mutuellement est fondé sur celui que Dieu leur donne par le sacrifice de Jésus. « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec Lui-même et n’imputant pas aux hommes leurs offenses ; il a mis en nous la parole de la réconciliation » 11. Réconciliation des hommes avec Dieu ; réconciliation des hommes entre eux ; toujours au nom du Christ en qui Dieu les réconcilie avec Lui-même. C’est à cause de ce pardon de Dieu que Jésus peut exiger de ses disciples qu’ils s’accordent entre eux, mettant leurs cœurs en harmonie au moyen des pardons nécessaires — si souvent indispensables !
Nous concluons :
C’est la Croix de Jésus qui rend possible l’acte du pardon que nous devons à notre frère parce que c’est la Croix seule qui brise notre cœur et lui retire son égoïsme et son orgueil.
C’est la Croix de Jésus qui rend possible l’acte du pardon que nous devons à notre frère parce que c’est la Croix seule qui brise notre cœur et lui retire son égoïsme et son orgueil. Nous commençons à pouvoir pardonner lorsque nous sommes devenus conscients de la valeur du pardon que Dieu nous donne. Celui-là pardonne qui se souvient du prix auquel il a été pardonné. C’est pourquoi nous devrions sans cesse méditer la Croix et la recevoir toujours à nouveau dans notre vie. Et lorsque revient pour nous l’impossibilité de pardonner parce que la peine ressentie est trop grande, lorsque nous sommes tentés de passer outre, face au commandement de Jésus-Christ, parce qu’il nous semble que nous avons atteint les limites de la patience et du support fraternels, il nous sera bon et salutaire de maintenir, dans notre conscience, l’importance indiscutable de l’obligation au pardon qui est présente dans tout l’Évangile, et d’obliger notre foi à prononcer la prière de toute humilité véritable : « Seigneur, pardonne-moi de ne plus pouvoir pardonner ! »
C’est toujours en recevant, avec foi, le pardon de Dieu que nous serons rendus capables de pardonner à notre prochain. Nous éviterons ainsi de justifier la remarque d’Alexandre Westphal : « Dans la vie de tous les jours, beaucoup de chrétiens pardonnent où il ne faut pas et ne pardonnent pas où il faut. Quand l’honneur de Dieu est lésé, ils pardonnent ; quand leur amour-propre est blessé, ils ne pardonnent pas. » 12
Edouard PICARD
(1922-2018) Edouard PICARD a été Pasteur de l’Église Réformée Évangélique de St Hippolyte-du Fort (Gard) de 1962 à 1971.
1 Matthieu 6, 12
2 Matthieu 6, 14-15
3 Matthieu 18, 22-35
4 Marc 2, 7
5 Matthieu 18, 35
6 Marc 2, 10
7 Luc 23, 34
8 Romains 1, 18
9 Psaume 85, 11
10 Ephésiens 4, 32
11 2 Corinthiens, 5, 19
12 Cité par Raymond Delcourt in « Notre Père »