Nous sommes parfois surpris d’entendre qu’une personne brillante, diplômée, occupant un poste à responsabilités, a démissionné. Pourquoi ? Souvent à cause d’une incapacité à supporter la pression exercée sur elle, particulièrement quand on travaille dans une entreprise privée. Celle-ci est un des lieux où « ça fait mal » aujourd’hui, fréquemment. On se souvient de telle grande entreprise ayant même connu, sur une période donnée, une vague de suicides. Que peut-il donc se passer là de si douloureux ?
Pour aborder cette problématique, j’utiliserai un « récit » très court de François Emmanuel : La Question humaine, paru en 2000. Le romancier, d’origine belge, a entrepris des études de médecine, s’est spécialisé en psychiatrie, puis a exercé le métier de psychothérapeute. Il a remporté de nombreux prix littéraires et a été élu à l’Académie royale de langue française de Belgique en 2004. Son récit a été adapté au cinéma par Nicolas Klotz en 2007.
En fait, je n’exploiterai que la première moitié de l’ouvrage, dans la mesure où, dans la seconde, l’auteur interroge le fonctionnement de tout système totalitaire, et en vient à l’implication dans le régime nazi de l’entreprise où travaillent les personnages : aspect que je ne veux pas traiter.
Considérons donc le drame exposé dans ce récit : le contexte ; les personnages et pour finir, le processus de harcèlement.
Le contexte
François Emmanuel use abondamment d’un vocabulaire technocratique, comme : « dispositif de production », « efficace », « compétitif », « dynamisme », « nouveau concept relationnel d’entreprise », « évaluation » … Ce langage contribue à donner au récit un côté très froid, objectif. On est à la fois plongé dans une réalité humaine et victime d’un sentiment constant de mal-être, d’oppression.
Le personnel de l’entreprise se voit soumis à des évaluations et des formations en vue de contrôler et d’augmenter sa « productivité » : « il s’agissait de pousser les hommes à dépasser leurs limites personnelles. » Pour cela, tous les moyens sont bons : « les méthodes (…) usaient indifféremment du jeu de rôle, des acquis de la dynamique de groupe, voire d’anciennes techniques orientales ». Quant à l’esprit régnant, il n’est pas paisible du tout : « nous vivions par définition dans un environnement hostile ».
L’équation est bien établie : entreprise privée = milieu hostile !
Les acteurs
Ils sont au nombre de trois principaux.
Le narrateur n’est pas sans ressemblance avec l’auteur lui-même. Dans l’entreprise, dit-il : « j'(…)avais qualité de psychologue, affecté au département dit des ressources humaines. Mon travail était de deux ordres : sélection du personnel et animation de séminaires destinés aux cadres de la firme. » Il va subir la pression, non pas du directeur lui-même, mais du directeur adjoint.
Le directeur adjoint est un sombre personnage : « attaché plus spécifiquement aux questions du personnel », Karl Rose, est présenté de manière péjorative : « Derrière ces apparences rassurantes, se dissimulait un être d’une grande habileté relationnelle, un joueur rusé, aimablement cynique, et qui semblait avancer une à une ses pièces dans une partie dont l’essentiel nous demeurait caché. »
Le troisième acteur est la victime de ce dispositif pervers mis en place. Paradoxalement, il s’agit du « directeur de la filiale française « : Mathias Jüst. Il est le « maître d’oeuvre de la restructuration ». Lui non plus n’apparaît pas comme un héros positif, avec : « l’image distanciée qu’il entretenait auprès de tout son personnel : celle d’un gestionnaire secret, une nature tendue, ombrageuse, un être de dogme et de devoir, un bourreau de travail. »
Autour de ces trois-là gravitent peu de personnages secondaires : la secrétaire du directeur, et son épouse.
Voilà, les « pièces » sont posées sur l’échiquier. La partie va pouvoir commencer. Mais…à quoi joue-t-on ? Réponse : « à un jeu morbide dont les règles (n’) étaient pas connues ».
Le jeu pervers
Nous assistons à la mise en place progressive d’un dispositif pour supprimer un des pions de l’échiquier : le directeur. Karl Rose confie une mission au narrateur : « Il me fit part d’une série de soupçons concernant ce qu’il fallait bien appeler l’état de santé mentale de Jüst. (…) Depuis quelques mois il n’est plus le même. (…) Ils veulent savoir en Allemagne ce qui lui arrive, ils veulent un rapport détaillé. » Le narrateur accepte, mais comme malgré lui : « En le quittant, j’eus le sentiment d’avoir été très subtilement manipulé. »
Le narrateur commence par enquêter auprès de la secrétaire du directeur : « Elle passa la majeure partie de notre entretien à nier qu’il y eût le moindre problème chez son patron. » Mais, la relation de confiance s’instaurant peu à peu, elle parle : « Le mal-être remontait selon elle à deux ans mais il devait couver depuis bien plus longtemps. Cet homme si dur, exigeant, inflexible, se révélait être dans l’intimité profondément vulnérable, un enfant sous une carapace sociale apparemment sans faille. Plusieurs fois elle l’avait vu pleurer à gros sanglots, sans qu’il arrive à lui expliquer ce qui motivait cet accès de désespoir. » On soupçonne donc l’existence d’un secret, avant que celui-ci ne soit révélé : Mathias Jüst « avait eu un seul enfant, mort-né, et connaissait depuis lors des périodes de profonde tristesse. » On est donc à un point de jonction vie publique et vie privée.
Le directeur est véritablement traqué. Le narrateur a accès à « un pli confidentiel (qui,) arrivé à mon adresse privée, retraçait la carrière de Mathias Jüst à la SC Farb. » Dans ce document sont consignés une série de faits « qui témoignent d’une évidente pratique de délation dans l’entreprise ». J’en donne quelques exemples : « Retard non motivé. / Malaise au sein du comité directorial, incapable de lire ses notes, prétexte une migraine ophtalmique. / S’isole dans son bureau toute la matinée, ne répond pas au téléphone. Bruits d’eau (?) », etc.
Le narrateur va jusqu’à rencontrer l’épouse du directeur : « Vous avez dû le constater par vous-même : mon mari ne va pas bien. (…) La mort de notre enfant est une tristesse qui ne disparaîtra jamais » … Elle est à la fois lucide et implacable, elle aussi : « Il refuse le secours de quiconque, il pense qu’il n’est pas malade, il dit que c’est une machination. Le mot me fait peur, dans votre spécialité je crois que vous appelez cela de la paranoïa. »
Quand le narrateur revient à Karl Rose avec la somme de renseignements accumulés sur le directeur, voici comment il est accueilli : « Vous m’affirmez qu’une crise personnelle est un passage obligé dans la vie d’un homme, c’est soit une généralité qui veut dresser un écran de fumée, soit une considération qui se situe délibérément hors de notre propos. » Le rejet de la prise en compte de facteurs « humains » est catégorique, comme si dans la sphère économique, il n’y avait plus de place pour l’humain.
La leçon
Bien sûr, ce récit ne traite que de manière partielle la problématique du harcèlement professionnel. François Emmanuel nous propose un cas. Mais il est emblématique de ce qui peut effectivement se passer dans le contexte de l’entreprise privée. Je pense que l’on pourrait en obtenir bien des témoignages.
Ce récit, cruel, à sa manière, montre qu’on ne peut scinder la personne publique et la personne privée. Les deux sont étroitement liées. Certes, l’individu, au travail, doit faire abstraction, en quelque sorte, de sa vie privée, de ses problèmes. Mais toutes proportions gardées. Ce n’est point par hasard que l’auteur a choisi pour titre à son œuvre : La Question humaine. Il fait référence à « la question juive », qui a trouvé sa « solution finale », lors du régime nazi, avec leur extermination. De là à prétendre que l’on règle « la question humaine » par l’élimination des « maillons faibles », dans le cadre de l’entreprise, il n’y a qu’un pas à franchir, et que l’auteur franchit, dans ce texte.
Un des commandements religieux fondamentaux tient en quelques mots, dans la Bible : « Tu ne tueras point. » (Exode 20 : 13). Il y a bien des manières de « tuer ». Ne voir en un individu qu’une force active au service de la productivité d’une entreprise relève de la déviation morale, et spirituelle.
On devrait protester en tout lieu et chaque fois que l’on porte atteinte à la dimension « humaine », simplement « humaine » d’un individu.
Pour aller plus loin :
- Comment ne jamais perdre espoir
- Affronter la peur avec foi
- #balancetonporc, la justice, et Dieu
- La honte exposée