Le chapitre 9 de Matthieu conduit à des découvertes si, à la manière d’une abeille butinant, à chaque fois qu’il se présente dans le texte, nous méditons le verbe voir.
Nous sommes d’abord invités à discerner ce que Jésus voit. Son regard va bien au-delà de ce qui est perceptible à notre vision naturelle des hommes ou des situations. Ceux-ci peuvent impressionner. Mais il est rare que nous allions au-delà de cette première impression. Connaissant notre propre force d’inertie et celle des autres, nous laissons les hommes tels qu’ils sont, aux prises souvent avec des situations sans issue. Tandis que le Christ…
« Jésus voyant leur foi… » (v. 2). Quand son regard rencontre cette valeur-là, tout devient possible. Des hommes impotents se lèvent (v. 7), des femmes infirmes guérissent (v. 22), des situations difficiles trouvent des solutions inespérées, parce que, dans leur vie et à cause de ce regard du Christ sollicité par la foi de quelques-uns, le pardon divin a pu devenir efficace.
« Quand la foule vit cela… » (v. 8). Plus qu’on ne le croit communément, la foule anonyme, versatile, impressionnable, elle aussi ne demande qu’à voir. Attentive à ce qui pourrait la soulager, avide d’événements qui mettraient quelque nouveauté dans la monotonie de sa condition, elle sait s’émerveiller. Les chrétiens auraient à se souvenir de ces yeux anonymes, interrogateurs et braqués sur eux.
La foule est volontiers crédule. Elle s’enthousiasme un peu vite pour ce qui a couleur de nouveauté. Y a-t-il tellement lieu de l’en blâmer ? N’aurions-nous pas plutôt à nous réjouir de cette avidité et nous interroger sérieusement sur les raisons qui empêchent Dieu de donner aux hommes de foi d’aujourd’hui un pouvoir susceptible de retenir l’attention de la foule ? Comme autrefois, celle d’aujourd’hui, « saisie de crainte, glorifierait Dieu » (v. 8).
« De là, étant allé plus loin, Jésus vit un homme assis au lieu des péages, et qui s’appelait Matthieu (v. 9) ».
Étonnant regard, qui voit ce que personne n’aurait remarqué. Nos yeux s’arrêteraient peut-être aussi sur ce personnage. Mais, comme autrefois en Israël, l’insolence de sa condition provoquerait facilement aujourd’hui un verdict sans appel : traître, vendu à l’occupant, exploiteur déviationniste.
Oui, l’homme sait voir la réalité. Il croit avoir fait le tour des choses parce qu’il en a mesuré l’importance ou la valeur selon les normes de sa raison. Elle se dit scientifique, morale, politique, sociale, économique. Elle sait tout, hormis qu’elle a très courte vue. Une fois de plus, les yeux du Christ découvrent une autre réalité.
A la table de Matthieu, publicains et gens de mauvaise vie sont accourus. Ils ne se trouvent nullement gênés d’être les hôtes de Dieu. Au cours de ce repas, ils goûtent à une saveur encore inconnue : la grâce.
« Les pharisiens virent cela… » (v. 11). Si au moins ils avaient été aveugles. La connaissance de leur véritable état eût mis sur leurs lèvres le cri libérateur qui, selon le verset 27, amena deux aveugles à solliciter l’intervention du Christ. Jésus leur rendit la vue. Hélas, les pharisiens voient. Ils ont des yeux à qui rien n’échappe : « Pourquoi votre Maître mange-t-il avec des publicains… ? »
La réponse à ce pourquoi a traversé tous les siècles. En dépit du bruit qu’elle a fait, est-elle aujourd’hui entendue ? « Apprenez ce que signifie : je prends plaisir à la miséricorde et non aux sacrifices. Car je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs… » (v. 13).
La conclusion de ce chapitre s’inscrit dans un contexte où le verbe voir joue encore un rôle décisif. Ce contexte n’est pas seulement celui de l’Écriture. Littérateur, poète, Horace écrivait : « Odi profanum vulgus et arceo… Je hais la foule et je la fuis. »
Les pharisiens se trouvaient plus proches d’Horace que du Seigneur. Ils écrivaient eux aussi : « Le peuple qui ne sait rien de la loi est maudit ».
Dans ce contexte, le regard du Christ est révélateur. Il s’arrête sur les foules d’hier et d’aujourd’hui. Et ce qu’il voit met sur ses lèvres des paroles à même de nous troubler :
« Voyant la foule il fut ému de compassion pour elle, parce qu’elle était languissante et abattue comme des brebis qui n’ont point de bergers. Alors il dit à ses disciples : la moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson ».
Le regard du Christ nous mettra- t-il à genoux ?
Ichtus N°4 – JUIN 1970 – Pages 2 à 3