Ichthus n° 45 – Août Septembre 1974
Plusieurs orateurs du CIPEM 1 ont évoqué « l’esprit de Lausanne » ; la formule parallèle, « théologie de Lausanne», n’a pas été lancée. Nous l’osons, et pour cause : en vérité, il y a une théologie de Lausanne.
Deux avantages du grand Congrès récent ressortent quand on le compare aux deux autres rassemblements de même type tenus en Europe ces dernières années : Berlin (1966) et Amsterdam (1972) (nous réfrénons la tentation de confronter Lausanne et d’autres rencontres, plus lointaines dans l’espace, et dans l’esprit !). Une plus grande convergence s’est révélée ; à Amsterdam, nous avions été gênés par quelques tensions, cachées et néanmoins sensibles ; il n’en a pas été de même à Lausanne. Et les participants ont vraiment collaboré, travaillé, au progrès commun ; grâce aux dispositions préparatoires (les premiers exposés ont été envoyés à tous six mois avant le Congrès, avec demande de commentaires en retour ; pour notre part, nous avons reçu environ deux mille feuillets d’avis et de questions sur notre texte !), et grâce à la multiplication des « ateliers » ou séminaires spécialisés, le plus grand nombre a pu quitter le rôle passif de l’auditeur, et s’exprimer. Qu’en participant, les congressistes aient convergé donne le droit de parler d’une « théologie de Lausanne ».
C’est peut-être le mot d’équilibre qui vient le premier sous la plume à propos de cette théologie. Assurance évangélique d’une part, et même avec un certain dynamisme intellectuel. Mais surtout pas de triomphalisme ! Plusieurs orateurs y ont insisté, en soulignant le besoin qu’ont les chrétiens évangéliques de se repentir dans bien des domaines. Les infiltrations du siècle, sous des formes plus ou moins subtiles, par action ou réaction, nous infectent trop souvent aussi, et nous avons du chemin à faire pour mériter l’épithète « évangélique » !
Le document qui résume de la façon la plus autorisée la théologie de Lausanne est la déclaration (l’accord et l’engagement) élaborée à la fin du Congrès, et qui a recueilli dès avant sa clôture près de deux mille signatures chacun signant pour soi, en son âme et conscience, tandis qu’on nous exhortait à ne rien faire à la hâte ou bien le cœur partagé. Le Recteur anglican John Stott présidait le comité de rédaction et l’on reconnaît sa main dans le produit du travail : le premier projet, proposé à tous les participants, a été amendé selon les nombreuses suggestions faites. Nous sommes témoins de l’intégrité avec laquelle on a essayé de jouer le jeu de la participation de tous, malgré les contraintes du temps et de la mécanique de trans mission. Un texte plus bref aurait eu sans doute une plus grande force de frappe, mais il n’aurait pas permis de mettre autant de nuances, avec cette « honnêteté scrupuleuse » qu’il recommande (art. 6).
En nous aidant de citations de cet accord 2, nous voudrions baliser les contours de la théologie de Lausanne sur quatre problèmes-clés, les rapports de l’évangélisation à la Bible, la diversité des cultures, l’unité chrétienne, l’action sociale. Nous indiquerons quelles différences ont subsisté, franchement débattues sur quelques points.
1. L’Écriture et l’intelligence
Le premier accent de la déclaration de Lausanne porte sur l’Évangile, sans lequel, lapalissade trop méprisée ! il n’y a pas d’évangélisation. Mais on parle parfois d’Évangile d’une façon
fort vague ; à Lausanne, il s’est agi de l’Évangile de la Bible, protégé de la corruption par un respect sans réserve de l’autorité scripturaire. L’article 2 use du langage le plus net :
Nous affirmons l’inspiration divine, la vérité, et l’autorité de l’Écriture toute entière, Ancien et Nouveau Testaments : il n’y a pas d’erreur dans tout ce qu’elle affirme ; elle est la seule Parole écrite de Dieu, et l’unique règle infaillible de foi et de vie.
Le premier projet appuyait moins fortement, et ne faisait pas expressément mention de lancequiner biblique. Nous nous réjouissons de cette précision sans timidité, qui était bien dans la ligne de l’étude du théologien japonais Susumu Uda, et de la forte insistance de Francis Schaeffer : entamer la doctrine de l’Écriture, c’est commencer une glissade fatale. Ajoutons que nous avons été heureusement surpris : on sait que certains « néoévangéliques », aux États-Unis surtout, croient pouvoir remettre en cause lancequiner totale de la Bible ; ils avaient quelques représentants à Lausanne. Il est important que la « théologie de Lausanne » ne comporte pas la moindre concession à leur point de vue.
La même fermeté fondamentale s’observe dans l’affirmation de l’immuable :
« la révélation de Dieu dans le Christ et dans l’Écriture ne saurait changer » (art. 2) ; il n’est pas question d’assourdir, pour plaire au siècle, « les impératifs absolus de la morale » (art. 10). Non, Lausanne ne nous a pas fait assister à un effritement, mais à une consolidation de l’orthodoxie !
Le souci de rendre à la vérité révélée l’honneur qui lui est dû ne s’est pas confondu, cependant, avec l’autosatisfaction fondamentaliste. Une forte critique s’est développée à l’égard d’une évangélisation exagérément pragmatique, plus proche des techniques de vente que d’un service de la Vérité. Il faut avouer, d’ailleurs, qu’une polarité non résolue s’est manifestée entre ceux qui approuvaient cette critique, et ceux qui relevaient quand même la nécessité des études de méthode et de stratégie, préoccupées d’efficacité. Les premiers venaient surtout d’Europe et d’Amérique du Sud, et les seconds d’Amérique du Nord et d’Asie, mais sans rien d’automatique dans cette répartition. La déclaration a cherché l’équilibre :
Nous reconnaissons que nous ne sommes pas nous-mêmes exempts de l’influence du monde dans ce que nous pensons et faisons, et qu’ainsi nous succombons au sécularisme. Par exemple, bien que de soigneuses études de la croissance numérique et spirituelle des Églises aient leur place et leur valeur, nous les avons parfois négligées. Ou encore, dans notre désir de voir les gens répondre à l’Évangile, nous avons engagé notre message dans des compromis, nous avons manipulé nos auditeurs par des pressions psychologiques, nous nous sommes trop préoccupés de statistiques, et nous avons même manqué d’intégrité en les utilisant (art. 12).
Autocritique encore à propos du simplisme de notre présentation de l’Évangile, trop souvent. Francis Schaeffer a martelé qu’il fallait donner des réponses honnêtes aux questions honnêtes de ceux qui pensent ; les difficultés de certains sontintellectuelles, et nous les avons méprisées, à cause d’une fausse orientation de la piété, à cause aussi de notre paresse et de notre insécurité secrète. Pour nous, l’une des « révélations » du Congrès a été la richesse des dons et la finesse de la pensée d’Os Guinness ; ce jeune penseur anglais, ancien collaborateur de Schaeffer, dirigeait l’un des groupes de travail, et sa maîtrise nous laisse espérer, au-delà de son livre The Dust of Death, une œuvre de grand rayonnement. Mais que se lèvent aussi des francophones ! La déclaration de Lausanne dit du Saint-Esprit :
Dans chaque culture, il illumine l’intelligence du peuple de Dieu pour qu’il perçoive d’une façon spécifique et neuve la vérité divine et qu’ainsi se dévoile pour le bénéfice de l’Église Universelle toujours plus de la sagesse infiniment variée de Dieu (art. 2).
Et l’article 11 souligne l’importance de l’éducation biblique et théologique des fidèles et des responsables.
La référence à la diversité culturelle prévient l’objection que Schaeffer et Guinness sont trop « occidentaux »
(une objection que nous n’avons pas entendue des participants du tiers-monde). Elle soulève en même temps la question difficile du rapport entre l’unique vérité et la pluralité des voies humaines.
2. Le Salut et les cultures
Que le Christ Jésus soit le seul chemin qui mène au Père, la théologie de Lausanne le rappelle contre toute tentation de syncrétisme : elle n’a pas cédé un pouce de terrain. L’article 3 de l’accord de Lausanne est l’un des mieux charpentés théologiquement :
Nous pensons que tous les hommes ont une certaine connaissance de Dieu, car ils peuvent le reconnaître dans ses œuvres. Mais cette révélation naturelle ne peut les sauver car, par leur injustice, ils retiennent la vérité captive. Nous rejetons aussi toute espèce de syncrétisme et cette sorte de dialogue qui sous-entend que le Christ parle également par toutes les religions et idéologies : le Christ et l’Évangile ne reçoivent plus alors la place qui leur revient. Jésus- Christ, l’unique Dieu-homme en personne, qui s’est donné lui-même en unique rançon pour les pécheurs, et le seul médiateur entre Dieu et les hommes. Il n’y a pas d’autre nom par lequel nous devions être sauvés.
Il y a cependant plusieurs chemins pour aller au Christ, et « diverses manières d’évangéliser » (art. 3). Le Congrès s’est voulu très vigilant contre la tentation d’impérialisme culturel qui peut se déguiser en dénonciation irréfutable des religions non bibliques. L’article 10 appelle de ses vœux des Églises « étroitement rattachées à la culture de leur pays » ; c’est de nouveau dans un esprit de repentance, qu’il confesse :
L’Évangile ne présuppose nullement la supériorité d’une culture par rapport à une autre… Trop souvent, les Missions ont exporté, en même temps que l’Évangile, une culture étrangère, et les Églises ont été parfois esclaves de la culture, plutôt que de l’Écriture.
Tous les participants semblent avoir admis ces thèses, et pour notre part, nous ne les refusons pas. Disons pourtant notre sentiment, en toute franchise : l’accord s’est fait si facilement parce que les propositions sont restées fort générales, et les termes peu définis. Qu’appelle-t-on culture ? Essentiellement un langage, un outil ou matériau d’expression ? Ou bien un discours, un ensemble de vues et d’orientations ? La culture « doit toujours être vérifiée et jugée par l’Écriture » (art. 10), car « elle est entachée de péché et porte même parfois des traces d’influence démoniaque » (id.). Comment ? On accordera volontiers que les chapelles de Kinshasa n’ont pas besoin de fenêtres gothiques, et que les mélodies anglaises ne s’imposent pas toujours pour les cantiques jivaros.
Que veut-on dire au-delà ? Beaucoup de travail reste à faire pour atteindre un niveau de sobriété lucide, réellement déterminée par la Bible, sans démagogie ni méfiance ; on s’apercevra peut-être que la notion de culture est trop complexe pour être utile, ou que l’égalité affirmée a priori de toutes les cultures n’est pas mieux établie que la conviction qu’avaient nos ancêtres d’être seuls civilisés face aux « sauvages ».
3. L’amour et l’accord
De toute façon, la composition de l’assemblée du Congrès a rendu très sensible l’universalité du Christianisme biblique. Nous avons vécu une pleine communion, théologique autant qu’affective, avec des hommes de Dieu du « tiers-monde » à la personnalité si vigoureuse qu’on ne pourrait pas les prendre à coup sûr, pour des perroquets de l’Occident ! Cet aspect de l’unité chrétienne, qu’elle embrasse des hommes de toute langue et de toute race, n’a pas eu besoin d’autre démonstration.
A propos d’unité, cependant, la note de la repentance a aussi résonné. Le rôle qui nous est revenu, personnellement, a été de rappeler que notre unité, si elle est de l’Esprit, donc invisible par essence, doit s’exprimer de façon visible, comme unité de foi et d’ordre, comme harmonie dans la pensée et dans l’action. L’article 7 énonce :
Nous affirmons que Dieu veut que son Église soit, de façon visible, une dans la vérité. L’évangélisation de son côté nous exhorte à être unis car l’unité renforce notre témoignage, tandis que nos divisions dévaluent l’Évangile de la réconciliation (…) Nous qui partageons la même foi biblique, nous devrions être intimement unis dans la communion fraternelle, dans l’accomplissement de notre tâche et de notre témoignage. Nous confessons que notre témoignage a été parfois déprécié par notre individualisme coupable et par une dispersion inutile. Nous nous engageons à chercher une unité plus profonde dans la vérité, l’adoration, la sainteté et la mission.
L’accent porte, on le voit, sur l’obligation dans laquelle sont les chrétiens évangéliques de coopérer davantage, sans s’achopper à des divergences secondaires et en se purifiant des facteurs charnels de division.
Il est juste de dire que deux courants se sont mêlés sans se confondre, et sans s’opposer non plus. Certains ont insisté sur l’amour, l’amour qui fait tomber les barrières artificielles et fait vraiment fonctionner l’Église comme un corps ; le pasteur pentecôtiste Juan Carlos Ortiz, de Buenos Aires, a su faire pétiller les illustrations originales pour le dire. D’autres se sont davantage intéressés à l’accord qu’il faut bien atteindre pour collaborer sans réserve : que faire avec des frères, authentiques il en existe qui rejettent des articles de foi fondamentaux, concernant l’Écriture, par exemple, ou l’expiation substitutive ? Que faire quand. (des évangéliques, malgré l’amour fraternel qui les remplit, ne s’accordent pas sur des points d’importance seconde mais non pas indifférents, comme le baptême ?
Nous avons plaidé pour une règle de proportion dans ces cas-là : sans crispation intolérante, sans fusionnisme sentimental, qu’on manifeste l’unité selon l’accord obtenu, en travaillant à l’élargir toujours. Nous avons aussi proposé cinq critères pour aider à mesurer l’importance des points controversés. D’après les réponses reçues, ces suggestions ont été bien accueillies.
4. La Parole et les œuvres
Le seul débat qui aurait pu contrarier la convergence du Congrès en fin de compte, il ne l’a pas fait, concernait un sujet brûlant de théologie appliquée : la place de l’action sociale. La différence d’orientation était évidente entre les avertissements de Peter Beyerhaus, professeur à l’Université de Tubingue, et les dénonciations des sud-américains Samuel Escobar, qui parlait immédiatement après lui, et René Padilla. Alors que Beyerhaus s’attachait à critiquer la substitution de la politique (marxisée !) à l’évangélisation, Escobar, et Padilla de manière plus combative encore, montraient qu’une action vigoureuse contre l’injustice et l’oppression dans le monde est inséparable de l’évangélisation, et se plaignaient de l’indolence des chrétiens évangéliques dans les pays nantis.
Nous connaissons personnellement Escobar et Padilla depuis bien des années, et nous pouvons assurer qu’ils n’insinuaient aucunement ce qu’attaque Beyerhaus. Ils parleraient à sa manière s’ils avaient comme lui sous les yeux une Église presque totalement détruite par le néo modernisme. Et Beyerhaus reprendrait leur langage s’il travaillait en Amérique du Sud au milieu de Missions fondamentalistes et d’Églises qui en dépendent. Il est frappant que Padilla et Beyerhaus aient tous deux bâtis sur des fondations fort bien posées de théologie biblique, avec une vive attention au thème du Royaume. Leurs développements sont essentiellement complémentaires.
L’accord ou déclaration de Lausanne exprime un véritable consensus (Stott a révélé qu’Escobar faisait partie du comité de rédaction ; les autres noms n’ont pas été divulgués). Après avoir confessé ces manquements symétriques, trop fréquents : « nous nous sommes conformés au monde ou bien nous nous en sommes retirés » (art. 1), la déclaration souligne la responsabilité sociale du chrétien :
L’homme étant créé à l’image de Dieu, chaque personne humaine possède une dignité intrinsèque, quels que soient sa religion ou la couleur de sa peau, sa culture, sa classe sociale, son sexe ou son âge, c’est pourquoi chaque être humain devrait être respecté, servi et non exploité. Là aussi nous nous repentons de notre négligence, et pour avoir parfois considéré l’évangélisation et l’action sociale comme si elles s’excluaient l’une l’autre (…) Le message du Salut implique aussi un message de jugement sur toute forme d’aliénation, d’oppression et de discrimination (art. 5). Nous sommes tous choqués par la pauvreté de millions d’êtres et troublés par les injustices qui en sont la cause. Ceux d’entre nous qui vivent dans l’abondance acceptent comme un devoir de vivre plus simplement pour contribuer plus généreusement à l’évangélisation et à l’aide aux déshérités (art. 9).
Cependant il ne s’agit pas d’établir le Royaume par nos efforts ; les prophéties annoncent des temps difficiles, et un Antichrist qui vient : C’est pourquoi nous rejetons, comme un rêve orgueilleux et présomptueux, l’idée que l’homme ne puisse jamais édifier sur terre un règne de paix et de bonheur (art. 15).
La nature de l’évangélisation ne doit pas être obscurcie, et tout doit être à sa place, comme on peut le lire à l’article 5 :
La réconciliation de l’homme avec l’homme n’est pas la réconciliation de l’homme avec Dieu, l’action sociale n’est pas l’évangélisation, et le Salut n’est pas une libération politique. Néanmoins, nous affirmons que l’évangélisation et l’engagement socio-politique font tous deux parties de notre devoir chrétien. Tous les deux sont l’expression nécessaire de notre doctrine de Dieu et de l’homme, de l’amour du prochain et de l’obéissance à Jésus-Christ (art. 5).
En soulignant l’accord exprimé par ces textes, nous ne nous dissimulons pas qu’il était relativement facile, là encore à cause de la généralité des principes affirmés. S’il avait fallu préciser davantage comment le chrétien est appelé à refléter la justice du Royaume dans son comportement politique, et quelles sont les causes particulières, comme les meilleurs remèdes, des maux évidents de nos sociétés, gageons que de sérieuses divergences seraient apparues ! Les trois grandes traditions à cet égard se seraient affirmées : la tradition luthérienne et piétiste des deux Royaumes (celle de Beyerhaus) ; la tradition réformée de la « modération » par Dieu des sphères distinctes de la réalité, avec le thème clé de l’institution divine du magistrat ; la tradition mennonite (qui exerce une certaine influence en Amérique du Sud au-delà des cercles mennonites) de l’application littérale du Sermon sur la Montagne dans la vie sociale du chrétien. Les différences des conditions concrètes se seraient aussi fait sentir, dont Samuel Escobar a ébauché une théorie en distinguant la situation (a) des jeunes Églises dans le tiers-monde, (b) du Christianisme influent dans certains pays qui gardent une forte empreinte chrétienne, et (c) du Christianisme marginal ou persécuté sous régime postchrétien (l’article 13 de la déclaration parle avec force des persécutions présentes).
On le voit, la « Théologie de Lausanne » n’est pas un catalogue de solutions toutes faites. Elle définit une direction. Son résumé doit servir de tremplin pour des efforts renouvelés de pensée chrétienne, dans l’application des normes bibliques aux situations actuelles, dans le service passionné de la Vérité pour le salut des hommes.