Dieu, qui est le Maître de l’univers créé, est aussi le Seigneur de l’Histoire. Son intérêt pour le monde disons plus précisément pour l’humanité s’est manifesté dans sa volonté de former un peuple qui lui appartienne et qui soit entièrement consacré à son service. Ainsi, le Seigneur du ciel et de la terre comme de l’Histoire a voulu avoir son propre Royaume parmi les royaumes de ce monde.
Comment, dans sa souveraineté, Dieu a-t-il réalisé ce projet ?
Selon les Evangiles, les premières paroles de Jésus, celles par lesquelles il a ouvert son ministère public, ont consisté à annoncer « Le Royaume de Dieu ». De son côté, Jean-Baptiste, le précurseur, a proclamé, lui aussi, l’imminence du Royaume : « En ce temps-là parut Baptiste, prêcant dans le désert de Judée. Il disait : Repentez-vous car le royaume des cieux est proche. » (Mat. 3 :1-2).
Une remarque doit être faite d’abord, c’est que Matthieu, qui écrivait pour les Juifs, a presque toujours employé l’expression : « le Royaume des cieux », tandis que Marc et Luc, qui écrivaient plutôt pour les nations, ont préféré celle de « Royaume de Dieu », plus claire pour les Romains et les Grecs. Selon toute probabilité, la terminologie de Matthieu s’explique par l’insistance mise par le judaïsme du premier siècle à éviter l’emploi direct du nom de Dieu. On avait d’abord renoncé à prononcer le nom divin « Jahvé », et on en était venu à ne même plus pouvoir articuler le vocable : « Dieu ». C’est ce qu’il advient au piétisme lorsqu’il est mal orienté : au lieu d’une plus grande spiritualité, il tombe dans une absurde superstition. Cependant, comme Matthieu voulait éviter de scandaliser ses contemporains, il s’est abstenu, presque toujours, d’employer l’expression : « Le Royaume de Dieu ».
Quoi qu’il en soit, lorsqu’on lit les récits évangéliques sans idée préconçue, on constate que les deux expressions : « Le Royaume des cieux » et « Le Royaume de Dieu » sont synonymes. Il s’agit de concepts interchangeables. (A titre d’exemple, comparer Mat. 5 : 3 et Luc 6 : 20.)
1. Le Royaume de Dieu dans l’Ancien Testament
1. Un Royaume présent et futur
Dans l’Ancien Testament, l’idée du Royaume est liée à deux réalités : d’une part, la souveraineté de Dieu sur sa Création en tant que telle (la Providence), sans intention rédemptrice particulière, et d’autre part, la souveraineté de Dieu sur la vie de son peuple, laquelle se concrétise dans la « théocratie » israélite.
D’après G. VOS, la première référence explicite au Royaume se situe à l’époque de l’Exode : « Vous serez pour moi un royaume de sacrificateurs et une nation sainte.» (Ex. 19 :6). Ces mots sont au futur, annonçant le moment où la Loi sera donnée au Sinaï. Mais pour les contemporains de l’événement du Sinaï, le Royaume apparut sous une double réalité : d’une part, un royaume présent, qui commençait au pied du Sinaï, et d’autre part une espérance, celle du Royaume à venir, dont les prophètes seront les porte-parole.
Ce Royaume, à la fois présent et futur, a donc commencé historiquement en Israël. La vocation du peuple de Dieu sera d’être ce Royaume. Un tel Royaume exige une royauté, et celle-ci sera liée, par la suite, à la réalisation des desseins de Dieu pour le peuple élu. La royauté en Israël devra être soumise à la volonté de Dieu, c’est-à-dire à sa Loi. C’est pourquoi il est dit (Deut. 17 :19) que le roi devra, comme n’importe quel citoyen, apprendre à obéir à la Loi révélée, donnant ainsi l’exemple au peuple.
Mais, on le sait, les rois d’Israël ont rarement agi ainsi. Comme partout ailleurs, la royauté du peuple élu s’est montrée pécheresse. Elle n’a été que l’ombre de ce qu’elle aurait dû être. Aussi n’a-t-elle que très imparfaitement incarné le Royaume de Dieu, la nation sainte. Souvent trop souvent, hélas le Royaume théocratique a apostasié, tombant de plus en plus bas, jusqu’à renier sa vocation divine.
Cependant, la perspective du Royaume n’a jamais été abandonnée, la miséricorde et la fidélité de Dieu ayant toujours été plus fortes que les péchés des hommes. C’est pourquoi, les croyants en Israël n’ont jamais cessé d’attendre. Ils attendaient, avec espérance, une manifestation nouvelle et plus parfaite du Royaume promis. Ainsi, en ces temps-là, il y avait un futur pour le Royaume de Dieu. C’est ce qui a alimenté l’espérance des prophètes et des croyants de l’Ancienne alliance. Son accomplissement impliquait que le Seigneur devienne un jour de Sauveur et le Souverain de son peuple.
2. Le Messie
Ce Royaume à venir était, au fond, lié à des perspectives tellement sublimes que son avènement devait revêtir un caractère tout à fait exceptionnel : l’attente d’un Royaume nouveau, c’était aussi l’attente d’un Roi nouveau. Saül, David et leurs successeurs représentaient le présent de la monarchie davidique. Mais les fidèles avaient appris à attendre quelque chose d’infiniment mieux pour plus tard, c’est-à-dire de beaucoup plus qu’une simple « restructuration » des pouvoirs : ce qui devait advenir, c’était, au plein sens du terme, un Royaume entièrement nouveau. Son Roi le Messie serait le représentant parfait de Jahvé. Il serait le roi idéal de tous les temps, et par lui, Dieu accomplirait enfin tous ses desseins.
Pour les croyants de l’Ancienne alliance, le Royaume s’était donc incarné dans la personne du Messie promis, issu de la lignée de David. Cependant, si cette espérance les obligeait à regarder vers l’avenir, ils n’oubliaient pas que son origine était celle-là même de l’histoire d’Israël, à savoir les promesses de Dieu qu’il n’était pas possible de mettre en doute.
Ajoutons que l’Ancien Testament parle de ce Royaume comme d’une réalité sans failles, c’est-à-dire comme d’une période qui s’ouvrira sous une forme entièrement nouvelle, sans être précédée de phases transitoires provisoires. Cette perspective vétérotestamentaire est simple. Mais voici que lorsque l’espérance messianique s’est réalisée, avec la Nouvelle Alliance, cette réalisation s’est accomplie sur deux plans comme ce fut le cas pour la génération du temps du Sinaï : Jésus, le Messie, a rendu sensible l’espérance des juifs pieux mais d’une tout autre manière que ceux-ci l’attendaient. Car l’avenir que Jésus a rendu présent comportait également un futur encore caché, celui des chrétiens et celui du Sauveur lui-même. En Jésus, l’espérance eschatologique a reçu un début d’accomplissement, mais ce n’était qu’un commencement ; comme l’a très bien exprimé G. ELDON LADD : « L’événement rédempteur, qui était considéré dans l’Ancien Testament comme un seul jour, apparaît comme deux jours dans le Nouveau ».
2. Le Royaume de Dieu dans le Nouveau Testament
1. Evangile et Royaume
Comme nous l’avons dit plus haut, Jésus a commencé son ministère par la prédication de la repentance en vue du Royaume de Dieu (Mat. 4.17), ce que Jean-Baptiste a fait également (Mat. 3.2).
Dans sa prédication, Evangile et Royaume sont deux concepts qui se confondent :
« Après que Jean eut été livré, Jésus alla en Galilée, prêchant l’Evangile de Dieu. Il disait : le temps est accompli et le Royaume de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à la Bonne nouvelle ». (Marc 1 :14-15)
On voit clairement dans ce passage de Marc que les expressions Evangile de Dieu et Royaume de Dieu sont synonymes.
L’annonce que le Royaume de Dieu venait d’arriver bouleversa les contemporains de Jean-Baptiste et de Jésus. C’était l’annonce que quelque chose de grand, de merveilleux et de décisif était arrivé pour l’humanité. Non seulement les Juifs, mais également les prosélytes, attendaient ce moment capital pour l’histoire et l’avenir des hommes (Luc 1 : 68-79 et 2 : 25-38). Quel que soit le contenu de l’espérance des uns et des autres, un fait demeure, c’est que Jean-Baptiste d’abord et Jésus ensuite ont proclamé que le temps de l’accomplissement était là, qu’il avait même déjà commencé.
Notons également que l’annonce du jugement est une des composantes les plus importantes de la proclamation de ce Royaume commençant à s’accomplir. La répétition des « repentez-vous » indique bien que c’est par un jugement que l’on y entre. Cette notion de jugement est mise au premier plan car elle fait allusion à quelque chose de proche. Car si le Royaume est proche, le jugement qui va l’inaugurer l’est également : « Déjà la cognée est mise à la racine des arbres » (Mat. 3 :10). L’avènement du Messie est un événement purificateur et personne ne pourra échapper au jugement qui l’accompagnera. Les privilèges de race, en premier lieu celui d’être de la descendance d’Abraham, resteront sans valeur. Seule la repentance est décisive. Elle prépare les hommes à participer au salut offert par la bonne nouvelle du Royaume (Evangile) et, surtout, par son Roi lui-même, qui baptisera les siens du Saint-Esprit (Mat. 3 :1-12).
2. L’aspect présent du Royaume
Une distinction importante apparaît dans la prédication de Jésus, c’est qu’il n’annonce plus comme Jean-Baptiste au début de son ministère que le Royaume est proche : il dit que le Royaume est là. Pourquoi cette différence ? Parce que, si le Messie est arrivé et, sur ce point, il ne peut y avoir aucun doute le Royaume est arrivé également avec lui (Mat. 6 : 9-10, Mat. 12 : 28). Autrement dit, le Royaume vient avec le Roi, ou encore n’est plus indépendant de la personne du Roi. Toute la prédication et tout le ministère de Jésus se caractérisent par l’importance donnée au fait du Royaume présent par Lui. C’est une affirmation fondamentale : avec Jésus, le Royaume est arrivé parmi nous.
Une des preuves de cet avènement du Royaume en sa personne ce sont les miracles qu’il accomplit (Luc 11 : 2, Mat. 12 : 29) : ce que beaucoup de prophètes et de justes des temps anciens ont désiré voir et entendre, les contemporains de Jésus le voient et l’entendent (Mat. 13 :16, Luc 10 : 23).
Lorsque Jean-Baptiste envoie ses disciples demander à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? », Jésus répond : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent… et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. » Ce que faisant, il ne répond pas directement à la question posée par Jean : il le renvoie au témoignage des miracles, lesquels conformément aux prophéties devaient s’accomplir au temps du Messie (Mat. 11 :2 et ss., Luc 7 :18 et ss. Cf. Es. 35 :4-6 et 61 :1-3) . Par la dernière de ces manifestations « L’Evangile annoncé aux pauvres » il devient évident que le Royaume promis par les prophètes est arrivé. En effet, le salut est offert comme un cadeau mis à la disposition de tout le monde : des pauvres, des affamés, de ceux qui veulent la paix et la justice. La promesse du Messie est que le Royaume est pour eux. Le pardon des péchés leur sera accordé sans discrimination et sans attendre le futur de l’Histoire ou de l’au-delà : il ne s’agit pas d’une « possibilité » présente mais bien d’une certitude présente, ici et maintenant. Par la puissance de l’Evangile, par le pardon des péchés accordé par Jésus (Mc. 2 :1-12), le Royaume a commencé d’envahir la terre.
Dans le récit de Marc 2 :1 à 12, où Jésus associe le pouvoir qu’il a de guérir un paralytique à celui de pardonner ses péchés, ce qui se passe repose sur le fait qu’il est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’avec lui, c’est bien le Royaume qui est arrivé parmi les hommes. Comme l’a écrit RIDDERBOS, Jésus, le Christ, est l’autobasilea, c’est-à-dire la révélation du Royaume en sa personne.
Or, cet autobasilea est possible non seulement parce que Jésus est la Parole révélée du Père (Jn. 1:1) mais aussi parce qu’il est la Parole rédemptrice de Dieu. C’est-à-dire le Fils de l’homme et, en même temps, le Fils de Dieu, celui qu’Esaïe nous présente comme le Serviteur souffrant de Yahvé.
Par ailleurs, il y a sans aucun doute dans les paroles de Jésus, telles que nous les rapportent les Evangiles, une plénitude de réalisation réservée à la fin de l’âge, c’est-à-dire au jour où le Fils de l’Homme viendra sur les nuées. Mais il est impossible d’interpréter ces paroles dans ce seul éclairage. S’il est vrai heureusement vrai qu’il reviendra un jour, et que l’achèvement de son œuvre appartient encore au futur, il n’en reste pas moins que sa messianité a des incidences présentes, ici et maintenant.
Il en est de même de sa royauté. Jésus est apparu, lors de son ministère terrestre, déjà investi de la puissance du Saint-Esprit (Mat. 3 :16) et de toute l’autorité divine (Mat. 21 :27), comme le rapportent les Evangiles lorsqu’ils se font l’écho de ses déclarations et de ses prétentions à la souveraineté et à l’autorité absolues. Envoyé du Père, Jésus est venu accomplir tout ce qui a été dit par les prophètes (Luc 24 :25-27 et 44-47). Il est venu pour accomplir, non pour détruire (Mat. 5 :17), pour annoncer que le Royaume est déjà là (Mc. 1 :38), pour sauver les perdus (Luc 19 :10) : « Car le Fils de l’Homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme la rançon de beaucoup » (Mc. 10 :45). De sorte que, pour entrer dans le Royaume, il faut être de ceux qui lui appartiennent (Mat. 7 : 23 et 25 :41). Pour nous résumer, la personne de Jésus, en tant que Messie, est le centre de tout ce que l’Evangile annonce au sujet du Royaume de Dieu. Le Royaume, dans sa dimension présente aussi bien que dans sa dimension future, c’est le Christ.
Une remarque doit être faite encore concernant les relations du Royaume avec l’Histoire. Bien qu’il se déroule dans l’Histoire, le Royaume n’est pas un événement qui naît de l’Histoire. En raison de son impuissance contre Satan, le péché et la mort, l’homme ne peut par lui-même construire le Royaume. La victoire contre ces puissances n’est rendue possible que par une intervention de Dieu dans l’Histoire. C’est pourquoi le Royaume aussi bien dans sa première manifestation que lors de la seconde venue du Fils de l’Homme doit être considéré comme un événement de l’Histoire, qui n’a cependant pas été engendré par elle. Le Royaume est toujours un acte libre et souverain de Dieu qui est entré, en la personne de Jésus, le Christ, dans l’histoire des hommes pour les racheter. Cependant, il y a une différence entre l’incarnation (le premier temps de l’accomplissement) et la seconde venue du Seigneur (le temps de l’accomplissement final et total) : pendant la période de l’incarnation, la venue de Jésus et de son Royaume était voilée seul l’œil de la foi pouvait la discerner : les amis de Jésus le croyaient fou !(Jean 1 :14 ; Marc 3 : 21) Tandis que la seconde venue sera une manifestation glorieuse et pleinement visible par tous. Alors Dieu fera pour l’Histoire et l’humanité ce qu’elles attendent et qu’elles sont incapables de réaliser elles-mêmes.
3. L’aspect futur du Royaume
Le Royaume se manifeste entre la première et la deuxième venue par le moyen de la prédication fidèle de la Parole et du témoignage de ceux qui vivent l’Evangile. C’est dire combien l’incidence du Royaume dans le monde présent est provisoire et imparfaite.
C’est vrai. Inauguré avec la première venue du Christ, le Royaume ne sera pleinement accompli qu’avec sa seconde venue. Le Royaume est venu dans le passé, il vient dans le présent et il viendra dans le futur. Comme l’a dit O. Cullmann, nous vivons le temps du « déjà » et du « pas encore » du Royaume. C’est pourquoi le croyant le chrétien est encore appelé à prier : « … Que ton règne vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel… » (Matt. 6 :10). Oui, que ton règne vienne dans le cœur des hommes afin qu’il se manifeste dans toutes les sphères d’activité de ceux qui ont accepté ton Roi et ton Royaume : c’est ainsi que ta volonté sera faite sur la terre comme au ciel.
Ce sont les paraboles de Jésus qui nous aident le mieux à comprendre ce qu’est la situation du Royaume entre le temps du « déjà » et le temps du « pas encore », c’est-à-dire, entre la première et la deuxième venue du Seigneur. La parabole du grain de sénevé (Matthieu 13 :31 et ss), par exemple, nous présente le Royaume comme une graine minuscule qui va croître au sein de la terre jusqu’à devenir un arbre, ce qui illustre l’aspect caché du Royaume présent parmi nous et dont la réalité ne se manifestera que plus tard par l’accomplissement total de la volonté divine. Mais cet aspect « caché », et, à la fois, bien réel (qui est également montré dans la parabole du Semeur (Matthieu 13 :1-23)), constitue une épreuve pour la foi : « Heureux, disait Jésus, celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute » (Luc 7 :23 et Matthieu 11 :6) . En quoi pouvait-il être une occasion de chute ? A cause de ce caractère semi-voilé du Royaume qui devait être le sien jusqu’au moment de sa pleine manifestation. La parabole de l’ivraie, de son côté, nous montre que l’adversaire est à l’œuvre également, en vue d’empêcher la croissance de ce Royaume ; c’est lui qui sème de l’ivraie dans le champ à côté du blé : ceci nous rappelle que le temps où les démons seront rejetés dans les ténèbres du dehors n’est pas encore arrivé (Matthieu 8 : 29). Par contre, les miracles de Jésus nous sont présentés comme des signes du Royaume, c’est-à-dire, comme un ordre de choses tout différent se manifestant dans la réalité présente.
Nous vivons donc déjà la réalité du Royaume si nous croyons en Jésus-Christ tout en demeurant dans l’attente de son accomplissement définitif.
A la différence des croyants de l’Ancienne Alliance qui ne connaissaient du Royaume que ses ombres « typologiques » (voir à ce sujet l’épître aux Hébreux), nous touchons déjà à ses réalités concrètes. Contrairement à ces anciens croyants, ce que nous attendons n’a plus, pour nous, le caractère d’une chose nouvelle car, intérieurement, nous avons déjà fait l’expérience concrète du Royaume. Croyants de la Nouvelle Alliance, nous vivons dans le temps messianique, c’est-à-dire dans ce temps de la fin couvrant les siècles qui séparent la première de la seconde venue du Fils de l’Homme (Joël et Actes 2 :17 et ss) . Il reste seulement que nous n’avons pas encore vécu la phase ultime de cette période, phase où la souveraineté du Christ sera manifestée dans sa plénitude et de façon éclatante et universelle.
4. La triple dimension du Royaume
Nous l’avons déjà dit, le Royaume est venu dans le passé, il vient dans le présent et il viendra dans le futur. A la question : « Où est le Royaume ? » le Nouveau Testament répond : il est venu, il vient, et il viendra.
Dans le but d’enseigner à ses disciples cette triple vérité, Jésus a utilisé la méthode des paraboles, grâce auxquelles il leur a fait discerner cette situation paradoxale du Royaume qui, tout à la fois, s’annonce et se cache, qui progresse et ne fait pas de bruit. Ce qui fait de l’« aujourd’hui » du Royaume quelque chose de tout à fait nouveau en comparaison de l’ancienne dispensation, celle de l’Ancien Testament c’est que le Fils de Dieu lui-même est celui qui sème la Parole dans les cœurs, et que c’est lui-même, aussi, qui envoie son Saint Esprit afin de la faire fructifier.
Autre paradoxe du Royaume, son Roi apparaît d’abord comme un esclave et un serviteur : « Les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a point de place pour reposer sa tête ». Pour conquérir sa souveraineté il doit, d’abord, tout donner et même se donner lui-même (Phil. 2). Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra disposer de ce qui lui revient de droit divin. Auparavant, il aura à livrer sa vie pour la rançon de beaucoup, car le Roi est le Serviteur souffrant de Jahvé (Es. 53). Cela nous amène au point central de notre propos : le Royaume est venu par la croix.
Avant que l’autorité du Fils de l’Homme ne s’exerce sans résistance sur tous les royaumes de ce monde (Matthieu 4 : 8 ; 28 :18), il doit marcher sur le chemin de l’obéissance au Père, afin que toute justice soit accomplie (Matthieu 3 :15), ce qui veut dire qu’il devra souffrir l’humiliation totale. Et à cette humiliation, il associera les siens : « Le serviteur n’est pas plus grand que son maître » (Jean 15 : 20) et si le monde a haï le Roi, il nous haïra aussi (Jean 15 :18-19).
5. Mystère et révélation du Royaume
Telle est la réalité qui est au cœur de la manifestation actuelle du Royaume dans l’Histoire et la situation présentes du monde. Les disciples doivent bien comprendre cette particularité du Royaume qui est présent et qui, en même temps, est à venir. Le Royaume est là, de façon silencieuse, cachée, paradoxale et pourtant efficace. Efficace, en effet : la semence du Royaume est, dans sa faiblesse, une force qui ouvre son chemin parmi les obstacles les plus grands. C’est une puissance intérieure, à l’œuvre dans les cœurs, les pensées, et qui transforme les projets des hommes.
C’est pourquoi l’Evangile du Royaume doit être prêché partout afin qu’il puisse agir efficacement dans beaucoup de cœurs. Le Roi est aussi, ne l’oublions pas, le Seigneur de l’Esprit ; sa résurrection a inauguré une nouvelle époque au cours de laquelle la proclamation du Royaume et du Roi seront des entreprises universelles dont l’action doit être sensible jusqu’aux extrémités de la terre. C’est ce qu’ont annoncé les prophètes, c’est ce qu’attendaient les pieux croyants d’autrefois. Le Royaume est donc en marche. Son accomplissement final
est aussi certain que son commencement, car telle est la décision du Seigneur. Ajoutons que ses frontières ne pourront plus être confondues avec celles de l’ancien Israël géographique : le Royaume embrassera les nations et, au dernier jour, il les couvrira toutes.
Le croyant d’aujourd’hui le chrétien peut être tenté d’oublier dans quel temps il vit véritablement. Nous, qui sommes entre la première et la seconde venue du Christ, nous pouvons, en effet, oublier que le Royaume qui est venu et qui viendra s’accomplir complètement est déjà maintenant une réalité mystérieuse en marche : mystérieuse, certes, mais en marche ! L’« eskaton » est déjà arrivé avec le Christ ; par lui, le futur est, en quelque sorte, devenu présent ; seule l’étape finale de l’« eskaton » reste à accomplir ; c’est celle que nous attendons.
Dans son état présent, le Royaume a le caractère provisoire signalé par Jésus dans les paraboles : il est le centre d’une tension paradoxale entre Révélation et Mystère, qui est mise en évidence par les paraboles, dont l’objectif n’est pas comme l’affirme une exégèse courante de rendre plus clair l’enseignement de Jésus, mais bien plutôt d’expliquer les mystères du Royaume aux croyants, aux disciples, et de les cacher aux incroyants. C’est la tension entre la faiblesse présente et la grandeur eschatologique du Royaume, son présent et son futur, son mystère et sa révélation. Comme l’a signalé RIDDERBOS, le premier aspect (la révélation) fait référence à l’exousia (l’autorité) avec laquelle le Seigneur parle (par exemple dans le Sermon sur la Montagne) (Matthieu 5 et ss) ou lorsqu’il pose des questions fondamentales à ses disciples, ou encore quand il pardonne les péchés et accomplit des miracles. Mais le mystère, la réalité cachée, c’est l’autre aspect du Royaume. Jésus entoure de secret sa souveraineté et son messianisme ; c’est sans précipitation et sans faux triomphalisme, mais avec prudence, qu’il désire entrer dans la vie des siens. Le paradoxe de la Révélation et du Mystère, de la grandeur et de la faiblesse, de la divinité et de l’humanité du Roi est contenu dans le titre messianique préféré du Seigneur : « le Fils de l’Homme », emprunté au Livre de Daniel et qui nous montre une figure divine venant du ciel sous des aspects humains.
La résurrection nous apprend à distinguer entre ce qui s’est passé et ce qui va encore se passer, entre la première manifestation du Royaume et son terme eschatologique vers lequel nous nous dirigeons. Nous qui sommes la génération la dispensation, si l’on préfère déjà plongée dans les réalités du Royaume promis par les prophètes, nous en attendons la plénitude future. Que notre attente ne devienne pas, cependant, une excuse pour rester inactif. Le moment présent du Royaume a aussi ses exigences.
Bibliographie :
VOS, Biblical Theology : Old and New Testaments (Eerdmans P. House Grand Rapids, 1948).
Articles du New Bible Dictionary :
- « Kingdom of God », « Kingdom of Heaven » par H. Ridderbos ;
- « Bible » par F. F. Bruce ;
- « Israël of God » par F. F. Bruce ;
- « Covenant » par J. Murray.
Hermann N. RIDDERBOS, « When the Time had fully come » (Eerdmans P. House Grand Rapids, 1957).
CULLMANN, « Cristo y el Tiempo » (Traduction espagnole de « Christ et le Temps », Ed. Estella, Barcelone, 1968).
Martyn LLOYD-JONES, El Sermon del Monte (The Banner of Truth Trust, Cocha-bamba, Bolivia, 1972).
ELDON LADD, Vendré Otra Vez (Ediciones Certeza, Buenos Aires, 1973).
Voir aussi :