« Ils persévéraient dans l’enseignement des apôtres, dans la communion fraternelle, dans la fraction du pain et dans les prières » (Actes 2 :42).
« Ces quatre persévérances suffisent à décrire toute la vie de l’Église… Toujours et partout, quand il s’agit de caractériser la vie nouvelle des croyants, on retrouve les quatres marques distinctives de l’Église naissante » (Ph. Menoud : « La vie de l’Église naissante », p.10). Pourquoi le deuxième élément constitutif de la vie de l’Église primitive a-t-il été si négligé au cours des siècles — autant dans la théorie que dans la pratique ? L’enseignement, la sainte Cène et la prière occupent une grande place dans l’histoire et dans la vie de l’Église. La communion fraternelle est à peine nommée (on chercherait en vain un livre sur ce sujet alors que sur les trois autres, ils se comptent par milliers), elle est encore moins cultivée. Pour nous aider à persévérer dans les trois autres directions, nous avons nos réunions d’annonce de la Parole, d’étude biblique, de sainte Cène et de prière. Mais où et quand cultivons-nous la communion fraternelle ? Aurions-nous laissé s’effriter une des « quatre colonnes du temple » ? Ne faudrait-il pas chercher peut-être là une des causes du manque d’impact de l’Église actuelle sur le monde et de la tiédeur de beaucoup de chrétiens ?
1. Qu’est-ce que la communion fraternelle ?
1. C’est une communion. En français, le mot communier — abstraction faite de son usage sacramentel — fait penser à une profonde unité de pensée, de sentiment et d’intention. On dit que les auditeurs d’un concert ont communié dans une même exaltation esthétique, on parle de la communion de pensée des disciples d’un philosophe et, plus couramment, de la communion de deux époux. Dans l’ensemble, on ne galvaude pas ce terme, car on le sent porteur d’une idée d’unité rarement atteinte dans les relations humaines. On l’emploie seulement lorsque l’union possède un caractère plus ou moins sacré.
Le mot grec que nos Bibles traduisent par communion jouissait d’un respect analogue. Lorsqu’il s’agissait d’associations professionnelles ou commerciales, d’une participation plus ou moins fugace, on employait le mot métoché (dans Luc 5 :7, les associés de Simon sont appelés métochoï, ce mot est employé par les apôtres dans le sens de : participer à, dans I Corinthiens 10 :17, 20 ; II Corinthiens 6 :14 ; Hébreux 5 :7 ; 3 :1, 14, 6 :4). Le mot Koinonia désignait des unions juridiquement bien établies, l’unité conjugale ou une amitié très étroite allant jusqu’à la communauté des biens.
Les Juifs traducteurs de l’Ancien Testament en grec n’ont jamais utilisé les mots dérivés de Koinas pour parler des relations de l’homme avec Dieu : ils avaient une idée trop élevée de Dieu et de la distance qui le sépare de l’homme pécheur. Notons d’ailleurs qu’ils ne les ont pas plus employés pour les relations entre hommes — sans doute étaient-ils trop réalistes !
Or voici que les apôtres viennent proclamer ce message révolutionnaire, surtout en milieu juif : « Dieu vous appelle à la communion (Koinonia) de son Fils Jésus-Christ notre Seigneur » (I Corinthiens 1 :9). « Notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ » (I Jean 1 :3). « Nous sommes devenus participants (litt. communiants) de la nature divine » (II Pierre 1 :4)
Les croyants, bénéficiaires d’un « salut commun (Koinos) » (Jude 3) d’une « foi commune » (Tite 1 :4) entrent « en communion les uns avec les autres » (I Jean 1 :3). Ils pénètrent dans « la communion de la foi » (Philémon 6). Ayant trouvé en Dieu un Père, ils sont devenus les uns pour les autres des frères et des sœurs.
2. C’est une « communion fraternelle ». La définition de l’expression en fixe donc à la fois la caractéristique essentielle et les limites. Seuls ceux qui, par Jésus-Christ leur Sauveur, sont entrés dans cette relation nouvelle avec Dieu et avec les autres rachetés, peuvent comprendre et expérimenter la communion fraternelle. Elle s’étend aussi loin que le cercle des « enfants de Dieu », par-delà toutes les barrières confessionnelles, dénominationnelles, nationales et raciales. Mais pas au-delà. Elle est certainement l’un des plus beaux cadeaux du Seigneur à ses enfants. Tous ceux qui en ont fait l’expérience ont gardé le souvenir inoubliable d’un miracle : on s’est rencontré en inconnus, on a parlé du Seigneur et voilà qu’on s’est découvert « frères et sœurs en Christ » : immédiatement on s’est senti « en famille » comme si on se connaissait depuis des années. Une conviction, implantée aux tréfonds de notre être, nous avertit que nous sommes enfants du même Père, animés du même Esprit, héritiers d’une espérance commune ; nous pouvons prier, louer Dieu et travailler « en commun ».
2. Pourquoi la communion fraternelle ?
– Elle constituait un des éléments essentiels de la vie de l’Église primitive.
La communion des membres de l’Église naissante se traduisait par d’étroites relations humaines et par la communauté des biens matériels : « Tous ceux qui avaient cru vivaient ensemble et avaient tout en commun. Chaque jour, avec persévérance, ils étaient au temple, d’un commun accord, ils rompaient le pain dans les maisons » (sans doute s’invitaient-ils réciproquement), « et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur » : autour de la table familiale, la communion n’a rien de figé, ni d’artificiel. Cette unité intense entre les membres de l’Église première avait certainement une puissance d’attraction, égale, sinon supérieure à celle de l’enseignement des apôtres : « Ils louaient Dieu et trouvaient grâce auprès de tout le peuple. Et le Seigneur ajoutait chaque jour à la communauté ceux qui étaient sauvés » (Actes 2 :45-47).
« La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais tout était commun entre eux. Avec une grande puissance les apôtres rendaient témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus » (Actes 4 :32-33). Le témoignage apostolique tirait sa force de persuasion du témoignage d’amour mutuel de toute la communauté.
Le ministère des apôtres n’apparaît en fait qu’au milieu de celui de l’Église, porté et soutenu par elle. Les apôtres se consacrent plus spécialement « à la prière et au ministère de la Parole » (Actes 6 :4), ils sont ceux par lesquels « beaucoup de miracles et de prodiges se faisaient au milieu du peuple » (Actes 5 :12), mais dans aucun de ces domaines, ils ne détiennent le monopole (v. Actes 4 :24, 12 :12, 17 ; 4 :31 ; 8 :4 ; Marc 16 :17 ; I Corinthiens 12 :10).
Si nous parcourons les épîtres, la même impression se dégage : dès l’adresse, la communauté entière est au premier rang. Toutes les épîtres — sauf celles adressées à des amis personnels de Paul — sont adressées directement aux membres des Églises locales. Seule l’adresse de l’épître aux Philippiens mentionne les « évêques et les diacres » — mais après l’Église et, dans toute l’épître, ils ne réapparaissent plus. Pour l’apôtre, l’Église semble être, avant tout, une communion de « saints en Jésus-Christ ».
L’apôtre fait toujours appel « à la base » : c’est à l’ensemble des membres de l’Église qu’il demande de s’aimer, de s’exhorter mutuellement, de veiller les uns sur les autres pour marcher d’une manière digne du Seigneur. Les réunions occupent une place infime dans les épîtres, les rares passages qui en parlent ne nous permettent guère d’entrevoir leur contenu. La vie et les relations fraternelles, en revanche, occupent la place centrale.
– La communion fraternelle est un élément essentiel du plan de Dieu pour l’Église et pour le monde.
Avant de quitter cette terre le Seigneur n’a laissé à ses disciples ni manuel d’organisation ecclésiastique, ni doctrine ecclésiologique ou éléments d’une théologie pastorale. Il leur dit : « Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13 :34-35). Il demande à son Père « qu’ils soient un comme nous sommes uns… et que le monde reconnaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (Jean 17 :22-23). Jésus a révélé à Pierre : « Je bâtirai mon Église ». C’est pourquoi cet apôtre est considéré par certains comme le maître d’œuvre de cette construction. Quelles directives donne-t-il aux chrétiens ? « Vous-mêmes, comme des pierres vivantes, édifiez-vous pour former une maison spirituelle… » (I Pierre 2 :5). Comment s’édifier ? « Aimez-vous les uns les autres ardemment et de tout cœur » (I Pierre 1 :22). L’agent d’édification de l’Église ne réside ni dans la doctrine, ni dans les principes ecclésiastiques, mais dans l’amour : « L’amour édifie » (I Corinthiens 8 :1). C’est pourquoi nous trouvons si souvent l’exhortation « Aimez-vous les uns les autres » dans le Nouveau Testament.
Chaque fois que nous lisons l’expression « les uns les autres » (100 fois dans l’original), nous retrouvons un aspect de la communion fraternelle. Or les 4/5° des commandements accompagnés de cette expression se rapportent, soit à l’amour mutuel, soit à ses manifestations, soit à ses conditions : « Que les membres aient également soin les uns des autres, veillons les uns sur les autres pour nous inciter à l’amour et aux bonnes œuvres, exhortez-vous, édifiez-vous, pardonnez-vous, supportez-vous les uns les autres… »
Cet amour mutuel est un fruit (Jean 5 :11) et un signe (3 :14) de la nouvelle naissance. Dieu en attendait — en attend encore — la réalisation de la vocation essentielle de l’Église locale pour les croyants : l’édification, la croissance des membres du Corps — ce que nous attendons du seul pasteur. En effet, presque toujours, lorsque les apôtres parlent d’édification, d’exhortation, de cure d’âme, de confession des péchés, d’instruction même, ils le font dans le cadre de la communion fraternelle. Nous trouvons au moins une vingtaine de mots grecs se rapportant aux différentes fonctions : avertir, convaincre, corriger, enseigner, instruire, aider, recommander, donner un avis, stimuler, faire avancer, veiller… La diversité des nuances nous parle de la richesse de ces relations mutuelles : on s’adressait à son frère ou à sa sœur pour les faire progresser sur tous les plans en faisant appel à — son intelligence (instruire, avertir, enseigner) — ses sentiments (consoler, réconforter) — sa volonté (exhorter, stimuler, encourager). On voulait fortifier à la fois sa connaissance du plan de Dieu et sa vie de piété. Chacun se sentait responsable de la croissance spirituelle du membre qui faisait partie du même Corps…
La communion fraternelle répond d’ailleurs aussi — partiellement du moins — à la vocation de l’Église envers le monde (Jean 14 :35 ; 17 :23). Les relations nouvelles que les païens voyaient dans ce groupe honni et calomnié, les attiraient à l’Église : « Voyez comme ils s’aiment ». Le monde cherche, non une philosophie ou une doctrine, mais la démonstration vécue d’une vie transformée.
– C’est de la communion fraternelle que l’Église et le monde d’aujourd’hui ont besoin.
Le caractère figé et conventionnel des relations entre membres d’Églises n’a rien d’édifiant, ni d’attirant. Sous prétexte de respect de l’autre, on laisse trop souvent le frère subir seul l’assaut de la tentation ou se dépêtrer avec ses problèmes. On s’étonne parfois que l’un ou l’autre soit « retombé dans le monde », mais a-t-il été entouré, exhorté « chaque jour » (Hébreux 3 :13), porté et protégé par les frères et sœurs ? On se plaint des progrès si lents des chrétiens, mais pourrions-nous vivre et grandir avec un repas par semaine ? Nous avons, certes, nos Bibles, mais nous avons tous besoin, à certains moments, qu’un autre nous encourage à la lire, nous aide à la comprendre et nous exhorte à la mettre en pratique. Pour nous fortifier, il nous faut de l’exercice : nous devons travailler — avec les autres — à l’œuvre de Dieu. Là où la communion fraternelle est vivante et intense, les chrétiens grandissent et se développent harmonieusement presque tout seuls, un peu comme les enfants d’une famille nombreuse.
Le monde, de son côté, aspire à trouver un milieu où les liens humains soient solides et profonds. Plus l’organisation sociale se perfectionne, plus l’homme devient solitaire. Dans les « fourmilières » avec leurs grands ensembles, l’homme se sent de plus en plus seul. Chaque famille vit pour soi, connaissant à peine le nom du voisin et, au sein de la famille, chaque membre poursuit sa vie et ses activités propres. L’Église peut, sur ce plan, apporter un témoignage unique et convaincant. Le monde aussi a des systèmes philosophiques séduisants, des espérances messianiques et des apôtres zélés et désintéressés des doctrines politiques et religieuses les plus diverses. Ces marques ne sont donc pas pour lui des critères d’origine divine. Mais s’il voit un groupe dans lequel les membres s’aiment réellement (I Jn 3 :18) sans que ces relations s’enlisent dans la licence, alors il écoutera peut-être aussi plus attentivement ce que les chrétiens ont à lui dire.
L’expérience prouve que la plupart des personnes de l’extérieur intégrées à une Église ont d’abord été frappées et attirées par le climat affectif et social du groupe. Leur pensée n’a été sollicitée qu’en second lieu. Ainsi s’explique la croissance rapide de beaucoup de mouvements dont la doctrine n’est peut-être guère biblique, mais dont la vie communautaire reflète cet amour dont l’homme moderne a soif. Si l’Église ne peut lui offrir le milieu où règne l’affection et la foi dans la communion fraternelle, il ne faut pas nous étonner de voir se multiplier les groupes de Mormons, les cellules communistes et les « Club Méditerranée ».
3. Comment manifester et développer la communion fraternelle ?
Nous ne dirions certainement pas que nous jouissons d’une excellente communion avec notre conjoint si nous ne nous voyions qu’une fois par semaine — et si, durant ce temps, nous nous contentions d’être assis côte à côte sans nous parler. La communion vit d’échanges. Pour s’épanouir et se développer, la communion fraternelle a besoin d’occasions où les chrétiens puissent se voir et s’entretenir.
A côté des réunions au temple, les premiers chrétiens avaient leurs rencontres « dans les maisons ». Durant plusieurs siècles, l’Église n’a pas connu d’autre lieu de rassemblement. La formule reste idéale pour les Églises naissantes : tout est plus spontané, plus naturel, plus familier dans le cadre d’un foyer. Si l’Église grandit et doit émigrer vers un local plus vaste, elle aura intérêt à maintenir certaines réunions « de quartier » dans les familles : études bibliques, échanges, prière, chant, réunions de couture, confection de paquets missionnaires. Dans ces rencontres, les témoignages, les partages d’expériences sont plus faciles que dans une réunion officielle.
Le travail en commun : week-ends de colportage, tournées ou vacances d’évangélisation rapprochent les combattants contraints de puiser ensemble les forces nécessaires dans la prière commune. L’Église primitive avait aussi des réunions d’agapes, c’est-à-dire des repas fraternels. Voilà encore une excellente manière de cultiver la communion fraternelle : le repas commun n’est-il pas le symbole de la famille ? En partageant son repas — en salle ou en plein air — on peut partager aussi ses expériences et faire meilleure connaissance. Excursions, week-ends, promenades, vacances en commun sont autant de formes modernes d’expression de la communion fraternelle et d’occasions de multiplier les contacts personnels entre chrétiens. Lorsque, par la multiplication des liens humains, la confiance sera établie, celui qui passe par un moment de dépression ou de tentation trouvera aussi le courage de sonner à la porte d’un frère ou d’une sœur pour lui demander conseil et intercession pour l’avancement spirituel de tous les deux.
Notre temps prône à grands cris la participation. Les expériences en cours dans tous les secteurs ne sont-elles pas un appel à l’Église ?
Ne devrions-nous pas revoir nous aussi cette question et redonner à l’édification mutuelle la place que lui assigne le Nouveau Testament ? C’est pour l’Église une question de vie ou de mort : si elle veut survivre, croître, gagner des âmes et préparer les temps difficiles qui l’ attendent, il lui faut, coûte que coûte, redevenir la communion fraternelle des rachetés par Jésus-Christ.
Résumé d’une conférence donnée à la Convention de Morges 1969 par Alfred Kuen, ICHTHUS, n°5, juillet-août, 1970