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On se demande parfois si c’est une impression, ou bien la vérité : la maladie d’Alzheimer est-elle plus répandue aujourd’hui ? Je n’ai aucune autorité pour répondre. Ce qui m’intéresse, moi, c’est la somme de souffrances liées à ce mal, pour ceux qui en sont atteints et pour leurs proches.

Je partirai de l’expérience d’Annie Ernaux, écrivaine majeure de la littérature française contemporaine, qui, dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit », publié en 1997, évoque la traversée douloureuse de cette épreuve, par sa mère, entre 1983 et 1986. Il s’agit d’un journal, livré tel quel aux lecteurs, sans impudeur, car ce qui se dévoile là est d’une vérité humaine puissante. Le titre correspond à la dernière phrase écrite par la mère.

Pour bien réaliser l’ampleur du cataclysme représenté par cette maladie, il faut d’abord comprendre qui fut cette mère. Dix ans plus tôt, Annie Ernaux lui avait consacré un court récit, intitulé Une femme.

Avant la maladie

La mère d’Annie Ernaux était une commerçante, active : « En 1931, ils ont acheté à crédit un débit de boissons et d’alimentation à Lillebonne, une cité ouvrière de 7000 habitants, à 25 kilomètres d’Yvetot. » écrit-elle dans Une femme. Le père tenait le café, et la mère l’épicerie.

Sa fille la qualifie de « femme de devoir », ou bien encore de « femme violente ». Ce fut une femme pleine de santé : « L’orgueil qu’avait ma mère de sa force physique, son dégoût de la maladie comme d’une infériorité me reviennent. Un monstre de travail. » Cette mère fut, aussi, une femme religieuse, « avec une seule grille d’explication du monde, celle de la religion. »

L’image authentique de cette mère, conservée par sa fille, est celle d’une femme flamboyante : « Lorsque je pense à ce qu’elle a été, à ses robes rouges, sa flamboyance, je pleure. »

« Je pleure » : on a bien là l’expression la plus sobre qui soit d’une douleur, qui trouve son origine dans le choc de deux images, deux temps : « je la vois dans ma tête, la force, la beauté la chaleur. Et je la trouve comme aujourd’hui endormie, bouche béante, décharnée. (…) Les deux images ne peuvent pas coïncider. » Cette non-coïncidence des images est sans doute une des causes majeures de la douleur liée à Alzheimer.

Ce que Annie Ernaux nous livre, dans ce journal, n’est pas un « témoignage objectif », mais bien « le résidu d’une douleur ».  

Le processus de dégradation du malade

Cette maladie, dans laquelle on entre brutalement, génère une « dégradation » progressive de la personne : « Cela fait un an que (…) commençait vraiment la dégradation. » On en guette les signes : « A chaque visite, il y a toujours un détail qui me bouleverse, focalise l’horreur. »

Ce qui frappe immédiatement, c’est l’altération de l’image physique de l’individu. Celle du visage : « Son visage se bouffit, change. ». Ou bien encore, du regard, semblable à celui « des aliénés » : un « regard éteint ». Petit à petit, l’entourage s’habitue… « Je m’aperçois que je suis habituée à sa déchéance, à son nouveau visage, inhumain. » Le malade d’Alzheimer est comme engagé dans un « devenir-inhumain ». Et pourtant, on est bien, profondément, dans l’humain.

Les changements se manifestent aussi dans les attitudes du corps. La prostration : « Elle reste assise sur une chaise (…). Prostrée… » La personne est là, et semble ne plus y être, pour personne : « Ma mère (…) ne voyait rien. Devenue murée aux autres. » Elle disparaît dans ses actes : « Elle était au fond du couloir, tâtant la rampe qui longe le mur, ne me voyant pas venir. » Les gestes, comme celui de ranger, deviennent obsessionnels. D’ailleurs, « Que signifient ces gestes (…) ? Remettre au-dehors un « ordre » impossible à trouver au-dedans ? » La désorganisation mentale se traduit, extérieurement, par une grande maladresse : « elle a renversé tous les objets de la table de nuit en voulant se mettre de la crème ».  Au début, il arrive à Annie Ernaux et à ses fils, d’en rire, mais la comédie vire vite au tragique.

Le signe le plus manifeste de cette maladie est la perte progressive d’autonomie. Incontinence : « Elle s’est levée ce matin et d’une petite voix : « J’ai fait pipi au lit, ça m’a échappé. » » Annie Ernaux fait très souvent référence à l’urine, et ses conséquences : « Elle sent mauvais. (…) Je l’asperge d’eau de Cologne. » Après qu’elle ait dû quitter le logement de sa fille, et être placée en maison médicalisée, Annie Ernaux note : « je découvre ma mère attachée à son fauteuil. » Puis, en cascade : « Depuis deux dimanches, elle ne marche plus. » Et : « Elle ne voit plus rien de distinct. » Pour finir : « Maintenant elle ne comprend plus rien, que son désir. » Dans cette maladie, il y a plus qu’une réduction des capacités de la personne. On assiste, impuissant, à une progressive disparition de la personne elle-même, celle que l’on a connue, et aimée.

Alzheimer est immédiatement associée à la perte de la mémoire. Le rapport aux choses se modifie : « « Je n’arrive pas à mettre la main dessus », dit-elle ( sa trousse de toilette, son gilet, tout). Les choses lui échappent. » Mais aussi, le rapport aux personnes. Le jour vient où la mère ne reconnaît plus sa fille : « elle me dit : « Je vais dormir, merci MADAME. » ». Les gestes manqués sont de plus en plus fréquents : « Elle avait enfilé deux soutiens-gorge l’un par-dessus l’autre. » Perte de la capacité à s’orienter dans l’espace : « Toujours, elle confond sa chambre et mon bureau. » Et le passé se met à devenir plus présent que le présent : « Elle revit toujours ses peurs (…) : « La patronne n’est pas commode, on est mal payés avec tout le travail qu’on a », etc. »

Troubles de la parole. Le malade parle seul Il profère des aberrations : « Elle ne dit aujourd’hui que des choses folles. » Affabulation, qualifiée par l’auteure, de « débordante » : « Elle m’a raconté qu’il y avait eu un hold-up dans la nuit mais « ils nous ont laissé la vie, c’est le principal » ». Et retour des paroles du passé : « Aujourd’hui, elle s’imagine qu’il y a des gens dans sa chambre : « T’occupe pas, ce sont des clients, ils vont partir dans cinq minutes, il y en a la moitié qui ne paie pas. » »

Néanmoins, dans ce marasme, adviennent des sursauts de lucidité : le vouloir-vivre persiste : « Elle ne veut que vivre. » ou bien le sentiment d’injustice : « « Avoir travaillé toute sa vie et finir comme ça ! » » Il est terrible de subir une dépossession de soi.

Le choc moral de l’entourage

Alzheimer est aussi un passage extrêmement douloureux pour l’entourage proche du malade.

Dans un premier temps, Annie Ernaux passe par une phase d’effondrement moral. Les termes qu’elle emploie pour décrire son état sont ceux de « stupeur » et de « bouleversement ». On se heurte en soi à un refus : « Je ne pouvais supporter qu’une telle dégradation frappe ma mère. » Et on sombre dans la douleur : « Horreur et impuissance ».

Toute maladie serait susceptible d’engendrer les sentiments négatifs que je viens d’évoquer. Mais celle d’Alzheimer a des répercussions spécifiques. En particulier, l’inversion du rapport normal parent-enfant : « Tout est renversé, maintenant, elle est ma petite fille. Je ne PEUX pas être sa mère. » Celle-ci devient peu à peu « comme un petit enfant », dont il faut prendre soin : la faire manger ; lui couper les ongles ; etc. Annie Ernaux ressent constamment la pression de l’attente de sa mère : « Elle m’attend toujours. » Ou ce cri désespéré : « Emmène-moi. » : ce qui est impossible. Il faut donc résister à sa mère : « Mon sadisme me fait horreur. » La culpabilité vous envahit : « Jamais je n’ai éprouvé autant de culpabilité, il me semblait que c’était moi qui l’avais conduite dans cet état. »

Quand le malade, comme ici, est sa propre mère, fonctionne alors un mécanisme d’identification : « Impression terrible de dédoublement, je suis moi et elle. » Mais l’autre, « elle » devient peu à peu un corps mourant : « J’ai peur qu’elle meure. Je la préfère folle. » Et c’est au spectacle de sa propre mort que l’on est confronté : « Elle est le temps, pour moi. Elle me pousse (…) vers la mort. »

Notre finitude

Traverser la maladie, et en particulier celle d’Alzheimer, c’est faire l’expérience de notre finitude, que ce soit pour le patient, ou pour l’accompagnant. Annie Ernaux écrit à ce propos : « C’est par cela, la maladie de ma mère (…) que j’ai renoué avec l’humanité, la chair, la douleur. » Cette phrase m’a aussitôt frappé. Elle révèle que, dans les épreuves les plus terribles de la vie, on peut apprendre, recevoir.

Ce journal d’une traversée intime d’Alzheimer est extrêmement poignant, mais il s’en dégage une beauté, liée à la vérité dans l’approche de l’humain. Car, Annie Ernaux l’affirme, par cette maladie, elle a « renoué avec l’humanité, la chair, la douleur », donc, avec notre finitude.

L’emploi du verbe « renouer » implique qu’un lien s’était dénoué. Effectivement, il est dur d’accepter la finitude, que l’on y soit confronté par un autre ou bien soi-même. Et pourtant, s’il est bien une vérité incontestable de l’être humain, c’est celle-ci. La Bible la formule par une belle comparaison : « Toute chair est comme l’herbe. Toute sa gloire, comme la fleur de l’herbe. L’herbe sèche et la fleur tombe. » Après quoi vient l’affirmation : « Mais la parole du Seigneur demeure éternellement. » (1 Pierre 1 : 24-25)           L’éternité n’est définitivement pas du côté de l’homme.

Ce besoin de « renouer avec l’humanité, la chair, la douleur », bien mis à jour par Annie Ernaux, m’apparaît comme essentiel. La paix intérieure ne peut pas être trouvée sans passer par la réconciliation avec l’idée de notre finitude.

Les trois termes juxtaposés par Annie Ernaux : « l’humanité, la chair, la douleur » – sans intention religieuse de sa part, – me font à moi immédiatement penser au Christ. Il est Dieu, devenu homme, parce qu’ayant pris chair. De cette manière, il a connu nos douleurs, y compris celle de la mort, dont il a fait, lui, un passage vers l’éternité, si l’on croit en lui, le Christ.

Notre finitude peut donc s’ouvrir sur l’infini.

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