Elle lève les yeux vers le ciel, si bleu, en cette fin du mois d’août. Tant de clarté là-haut, tant de misère ici-bas. Ce chemin, elle le connaît si bien qu’elle pourrait l’emprunter les yeux fermés. Le chemin de l’école. École 77, du quartier Malvka. Elle aurait pu devenir la directrice d’une autre école, dans un quartier plus riche, mais là est sa place. Là, dans cette cité dortoir, au nord de la ville, où la vie est plus dure mais où les enfants ont tellement, tellement besoin d’eux, les enseignants. Elle les revoit, qui pépient comme des moineaux, attroupés dans la cour d’école.
Mais quand ses yeux se posent sur les bâtiments, le long de la rue, et qu’elle voit ces façades défoncées, plafonds crevés par des impacts d’obus, vitres soufflées, débris de ferraille… il lui semble que son cœur est serré par une main puissante, oppressante, et des mots montent à ses lèvres : « Oh ! Délivre-nous du Mal… »
Cinq mois ont passé depuis le déclenchement du conflit. La rentrée scolaire approche. L’école ne pourra rouvrir en septembre qu’avec l’accord des autorités militaires et la situation sécuritaire est encore fortement incertaine.
Elle pousse le portail de l’école. Une collègue l’accueille : « Bonjour Lilia ! » « Bonjour, Jana. Déjà là ? » « On est tous là ! Il faut qu’on soit prêt… »
Lilia regarde le bâtiment principal qui, heureusement, a subi peu de dommages. Elle rejoint le groupe des enseignants. Ils sont une dizaine à travailler dans une salle de classe, fraîchement repeinte. « Qu’est-ce que tu penses de la couleur ? » « Ça me plaît, c’est un vert printanier. » Une collègue est en train de lustrer un bureau de bois. Elle y va de toutes ses forces. Lilia lui sourit et lui pose la main sur l’épaule. Quelle belle solidarité entre eux. Elle est fière de son équipe. « On peut s’estimer heureux. D’après les autorités, un tiers des établissements scolaires de la ville ont été endommagés, et certains, bien plus que notre école. »
Au loin, on entend retentir parfois des tirs d’artillerie. Les détonations s’enchaînent, et puis elles cessent. La peur de ce qui peut advenir serre vite les cœurs. Les yeux se lèvent, de manière furtive, comme pour surveiller le ciel.
Les autorités ont donné l’ordre, pour rouvrir l’école, d’aménager un bunker antiaérien. Le leur est achevé. Satisfera-t-il aux exigences de la commission de qui doit passer ? Lilia, inquiète, éprouve le besoin de descendre à nouveau dans la cave de l’école. Descendre les escaliers sombres pour aller sous la terre. Cela lui semble contre-nature. Les enfants sont des oiseaux, créés pour l’air libre, et la lumière ! Mais il est des temps où l’essentiel est de pouvoir les protéger du danger.
Lilia appuie sur l’interrupteur et ce sont de faibles lumières qui s’allument. Sur le sol de terre battue, ils ont tenté de poser des restes de linoleum. Il fait frais, alors que le soleil brille à l’extérieur. L’humidité imprègne les lieux. Toutefois, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour recréer un cadre accueillant, sécurisant. Plusieurs dizaines de petits bureaux ont été descendus et alignés. Des chaises. Des tableaux noirs. Lilia s’assoit. Un frisson la parcourt. Elle voit tout cela, le fruit de leur travail, intense, persévérant, et qui lui semble bon. Et peu à peu, elle ne voit plus rien de ce qui est devant elle, parce que ses yeux se sont remplis de larmes. Non, pense-t-elle, non… On ne devrait pas faire subir cela à des enfants…
Au fond de la cave, toute seule, Lilia pleure.
Après quelques instants, Lilia se mouche, s’essuie les yeux et les pose sur le mur, en face d’elle, où ils ont accroché une multitude de dessins d’enfants, pleins de couleurs, et d’énergie. Oui, ils font éclater la vie dans cet endroit glauque. D’abord, Lilia perçoit un ensemble, et elle cherche à prendre en elle une grande bouffée d’air. Et puis, son regard inquisiteur trouve un dessin en particulier. C’est un beau dessin d’enfant, pur et simple, et qui ouvre un autre espace. Dans un grand ciel clair et bleu se lève un immense soleil jaune vif dont les rayons partent du demi-cercle pour aller, tout autour de lui. Alors revient à l’esprit de Lilia une parole de l’ancien testament qu’elle a méditée : « Mais pour vous qui craignez son nom se lèvera le soleil de justice et la guérison sera sous ses ailes. Vous sortirez et vous sauterez… » Oui, de joie, comme des enfants. Ah ! Que bientôt se lève le soleil de justice…