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Léa et Tonin marchent l’un près de l’autre, sur le bord du canal. Parfois, le rire de Léa fit concurrence à celui des mouettes qui tournent au-dessus de l’eau, verte. Tonin est souvent désopilant. Il voit la vie comme il la peint, légère, et différente. Toujours il garde le meilleur, les impressions heureuses. Sa parole est jardin, où Léa aime circuler.

Ils approchent du café de Momo. Le soleil est sorti, encore pâle, mais prometteur. Le regard de Léa se pose sur les tables, dont Momo a changé la disposition, ce jour, devant le café.
« Tu as vu, dit-elle à Tonin, il y a une fleur sur chaque table, aujourd’hui.
– Oui ! On dirait un bouquet éclaté … »
Momo sort du café, avec son tablier bleu trop grand, noué autour du cou. Il sourit et lance les mains, comme des oiseaux, vers Léa et Tonin.
« Un p’tit café, les amis ? Venez, venez, c’est gratuit aujourd’hui … »
Sa manière de mettre des « i » partout fait sourire Léa.
« C’est pas de refus, dit Tonin.
– Asseyez-vous, asseyez-vous là … Vous serez bien, comme ça. Vous êtes un ami de Léa ?
– C’est lui qui a peint le jardin sous le pont.
– Ah ! C’est beau … C’est vrai ; c’est très beau. Comme si on était dans les fleurs … »
Tonin remercie.
« A propos de fleurs … dit Léa, en désignant, par un coup de menton, celle qui orne leur table.
« Ah ! C’est un jour « spicial » aujourd’hui, « spicial » … »
Il y a comme un tremblement dans la voix de Momo, qui entre chercher les cafés.

Lorsque léa revient des toilettes, elle voit que, sur le comptoir, Momo a déposé une photo encadrée. Le portrait d’une femme. Visage fin. Des yeux noirs, immenses. Des cheveux noirs, épais, bouclés, longs. Léa ne dit rien et rejoint Tonin. Mais lorsque Momo est là, près d’eux, un torchon en main, pour essuyer les tables, elle lui sourit et, doucement, déclare : « Elle est belle, cette femme. »
Momo regarde Léa et il s’assoit en face d’elle.
« Elle s’appelait Leïla … »
Un sanglot dans la gorge l’empêche de continuer. Léa et Tonin respectent son silence.
« Elle aimait beaucoup les fleurs … Elle était le jardin de ma vie … »

Il y a des moments où tout semble suspendu. L’air, le soleil, les bruits, les gens … Rien n’est plus qu’un souffle léger.
Momo sort du silence, avec des mots fragiles.
« Vous savez que j’ai eu une autre vie, avant. Dans « mon » pays. Mais c’était la guerre … J’ai dit à mon fils : ne joue pas à la guerre, mon fils. Ne joue pas à la guerre … »
Momo sort un grand mouchoir de la poche avant de son tablier et il se mouche, bruyamment.
« La guerre, c’était des tirs partout. On ne savait pas quand ça allait venir, ni d’où ça partait, mais tout d’un coup, c’était là, tout près, dans la rue. C’était là et le petit, il n’était pas là. Il n’était pas rentré. Il était encore dans la rue, à jouer avec les autres. Alors Leïla, elle est sortie, comme une folle. Les bruits des tirs, de partout, l’ont empêchée d’entendre mon cri. Tout si vite. Elle, dans la rue. Le nom de notre enfant par-dessus tout : « Mounir ! » Elle court. La balle perdue. Elle tombe. Moi je suis là, derrière elle, je cours et je la vois qui tombe … »
Léa et Tonin ont écouté, tendus, émus. La seule chose que Léa puisse faire, c’est poser sa main sur la grosse main de Momo, posée sur la table.

Léa et Tonin ne disent rien. Ils avancent, le long du canal. Sur l’eau flotte une des fleurs de Momo, que quelqu’un a lancée.

 

Job 14 : 12
« L’homme né de la femme
Sa vie est courte.
Il est saturé d’agitation.
Il a poussé comme une fleur
Et il est coupé. »

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