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Ayant déterminé quelles sont les composantes qui constituent la rencontre dominicale de l’Église (voir article 2), nous en venons à l’ordre dans lequel les agencer. Quelles règles peuvent nous guider?

« Les structures racontent des histoires. »[1]

Structurer un contenu dans un ordre particulier raconte une histoire particulière; changer l’ordre, choisir d’inclure ou d’exclure certains éléments, c’est changer l’histoire. Si les réformateurs ne se sont pas complètement débarrassés de la liturgie, c’est parce qu’elle n’était pas un problème en soi. Mais il a fallu toutefois la réformer parce que le récit catholique qu’elle révélait n’était pas celui de l’Évangile. Bryan Chapell l’explique ainsi[2]:

Qu’on le veuille ou non, nos modèles de culte communiquent toujours quelque chose. Même si l’on se contente de suivre ce qui est historiquement accepté ou ce que l’on préfère actuellement, une compréhension de l’Évangile se développe inévitablement. Si un responsable prévoit un temps pour la confession des péchés (que ce soit par la prière, le chant ou la lecture des Écritures), alors quelque chose de l’Évangile est communiqué. S’il n’y a pas de confession au cours de l’office, c’est autre chose qui est communiqué même si le message transmis n’était pas forcément intentionnel.

La théologie d’une Église, la manière dont les hommes entrent en relation avec Dieu, est enseignée par sa liturgie.

Le contenu et la structure de la réunion racontent une histoire. De surcroît, la manière dont nous prions et adorons (ce que les réformateurs appelèrent lex orandi) façonne ce que les fidèles finiront par croire (lex credendi). La théologie d’une Église, la manière dont les hommes entrent en relation avec Dieu, est enseignée par sa liturgie. Ainsi, l’enjeu n’est pas simplement d’éviter le désordre en imposant un cadre pour des pasteurs moins bien formés[3]. La liturgie est en essence didactique et peut être utilisée au bénéfice de toute Église en racontant le récit de l’Évangile.

La manière dont nous prions et adorons façonne ce que les fidèles finiront par croire

Fort de ce constat, lors de la Réforme protestante, la liturgie fut totalement repensée et exploitée pour en faire un outil pédagogique, « une activité de discipulat de masse »[4]. Les liturgies issues de la Réforme n’étaient pas uniformes. Après tout, la Bible ne nous offre pas la liturgie à suivre. Cependant une certaine « logique de l’Évangile »[5] s’en dégageait assez généralement. On peut constater que la liturgie biblique élémentaire proposée plus haut (ch. 1) raconte l’histoire de l’Évangile, le moyen d’entrer en relation et de communier avec Dieu par le sacrifice et la médiation du Fils.

Toute les Églises ont une liturgie, qu’elle soit explicitée ou pas. Une assemblée peut se revendiquer non-liturgique et pourtant être très attachée à certaines pratiques ou manières de faire. Tout en se disant spontanée, elle enchaîne toujours au moins cinq chants, ou il y a toujours un chant après la prédication, ou il n’y a jamais de prière de confession, ou la proportion du temps de la rencontre dédié à la prédication est infime, etc. Même une rencontre qui n’est délibérément pas préparée comme chez les frères dits « darbistes » laisse inévitablement certains éléments de côté et d’autres sont irrémédiablement présents. Et des habitudes finissent toujours par se former. Dans tous ces cas, une liturgie se forme, un message est implicitement communiqué.

Organiser nos cultes soigneusement et intentionnellement permet alors de s’assurer que le meilleur message est transmis, que les accents sont placés aux bons endroits, que les convictions théologiques sont exprimées.

Organiser nos cultes soigneusement et intentionnellement permet alors de s’assurer que le meilleur message est transmis, que les accents sont placés aux bons endroits, que les convictions théologiques sont exprimées.

Cela dit, nous ne voudrions pas laisser entendre qu’une liturgie moins bien réfléchie trompera nécessairement les fidèles. La communication explicite du président de la rencontre peut suppléer à ces manquements et clarifier le message.

Principes et exemples de la liturgie protestante

Mark Ashton discerne trois principes qui gouvernent la liturgie anglicane de Cranmer et, dans notre estimation, plus globalement, la liturgie protestante: elle est biblique, accessible et équilibrée[6].

Biblique. La liturgie avait pour but de refléter les doctrines bibliques. Non seulement elle devait donner de la place au texte biblique, mais elle devait être structurée selon une saine théologie. Cela la distinguait sur bien des points de l’ordre catholique romain. Par exemple, pour le Service de Communion—c’est-à-dire la Cène chez les anglicans—Cranmer a remplacé la prière pour les éléments (le pain et le vin) par une prière pour ceux qui les reçoivent[7].

Dans la liturgie catholique, le fidèle était invité à apporter son offrande à l’autel au moment de recevoir l’eucharistie. Au lieu de courir le risque de faire comprendre qu’on pourrait ajouter quoi que ce soit au sacrifice expiatoire de Jésus, et cadrant avec sa lutte contre les indulgences, Luther remplaça l’offrande par une prière pour l’Église. La prière était suivie d’un chant, accentuant une fois de plus la participation de toute l’assemblée à l’Eucharistie, un acte qui était considéré être réservé au prêtre[8].

On peut encore mentionner la conclusion du rassemblement luthérien par un dernier hymne plutôt que par les derniers mots d’intercession ou d’absolution de la part du prêtre, ce qui pourrait laisser penser que c’est lui qui a le dernier mot[9]. Calvin, en revanche, ne fit pas cette modification, mettant en évidence la souplesse possible. Dans tous les cas, on constatera qu’un message nuancé est communiqué.

Le vocabulaire était aussi choisi avec soin. Cranmer ne parlait pas de l’« autel » qui insinue une réactualisation du sacrifice de Christ, mais de la « table » qui entend un repas commémoratif[10].

Accessible. La liturgie protestante se voulait accessible. Le contenu biblique était expliqué de telle manière à ce que les fidèles pouvaient—enfin—comprendre ce qui se passait pendant la célébration. Les réformateurs ont substitué le latin à la langue vernaculaire. Le langage était simple.

La doctrine du sacerdoce universelle a modifié plusieurs aspects de la liturgie. Tous les croyants peuvent participer à la réunion et être en relation avec Dieu par Jésus-Christ, sans l’intermédiaire d’un prêtre. Alors que dans la pratique catholique romaine les fidèles étaient plutôt des observateurs, la Réforme a fait d’eux des participants[11]. À titre d’exemple, la plupart des chants étaient entonnés par une chorale, mais Luther fit chanter toute l’assemblée[12]. La musique n’était plus juste un accompagnement des formules latines de la messe, mais elle était l’acclamation de toute la congrégation. Le fait que seule la chorale chante n’est pas problématique en soi. Mais si même les laïcs peuvent élever leur voix, le message est différent. De même, après la prédication, toute la congrégation entonnait un chant, parce que tous les chrétiens ont leur rôle à jouer dans la proclamation de l’Évangile.

Équilibrée. La liturgie protestante, et en particulier celle de Cranmer, se veut nuancée là où la Bible est nuancée, et ferme là où la Bible est ferme. J. I. Packer parle de « la réticence anglicane à façonner l’Église d’une manière qui, soit se détache inutilement du passé, soit exclu inutilement des chrétiens qui en feraient partie dans le présent »[13]. Le but des réformateurs n’était certainement pas de créer une liturgie intemporelle qui devrait être utilisée telle quelle pour les prochains millénaires. Ils n’étaient ni trop attachés au passé, ni victimes des dernières tendances. C’est la Bible qui était leur source d’inspiration et d’autorité.

Les dangers de la liturgie

Comme toute chose, à l’excès, la liturgie comporte plusieurs dangers. En règle générale, elle peut tendre à se substituer à la foi du croyant, ou à lui affaiblir ses fondements.

Une liturgie racontant la mauvaise histoire. La liturgie n’est pas un enseignant miracle. Une mauvaise liturgie enseigne un mauvais Évangile. Sur le long terme, l’Église en sera affectée.

La liturgie n’est pas performative. Une bonne liturgie n’a pas d’autre effet que d’enseigner. Elle n’est qu’une représentation de l’Évangile et non un processus spirituel. On utilise parfois l’expression « entrer en liturgie » pour décrire le fait de se laisser conduire par les étapes de la liturgie au point où celle-ci opère une œuvre en nous. Elle peut être « perçue comme le moyen de reproduire ou de communiquer l’œuvre du Christ, elle devient quasi ‘médiatrice’ »[14]. Ainsi, par exemple, nous n’avons pas besoin « d’être conduit dans la présence de Dieu par le temps de louange » (selon une liturgie plutôt charismatique). En Christ nous sommes déjà dans la présence de Dieu[15]! Ou encore, le fait de participer au rassemblement, de dire la prière de confession des péchés et d’entendre l’assurance du pardon lue par l’officiant, n’absout pas le fidèle de ses péchés: « l’invocateur n’est pas médium ni la formule liturgique, performative »[16]. La liturgie ne remplace donc pas la foi de la congrégation. Cette dernière ne peut s’approprier les bienfaits de l’Évangile qu’en croyant la Parole de Dieu et par l’œuvre du Saint Esprit dans sa vie.

L’expérience sensorielle n’est pas nécessairement spirituelle. La liturgie peut donner une texture attrayante aux réunions dominicales, avec des textes travaillés, des mélodies envoutantes, parfois en sollicitant tous les sens. Mais si ces formes remplacent un contenu biblique solide, elles peuvent donner une impression de spiritualité qui ne contribue qu’à la satisfaction de la chair (Col 2.20–23). Issarte et Jaussaud l’expriment ainsi: « Tout l’art visuel, la maîtrise des mots et des gestes, l’éclat des ornements et des costumes, ne suffisent pas à masquer la vanité ni le désespoir des cérémonies et des religions humaines. »[17] Une bonne liturgie doit inspirer la réponse de la foi; elle pousse le croyant à l’action, à une réponse.

Une habitude sclérosante. L’objection qu’on entend le plus fréquemment quant à la liturgie est sa tendance à être monotone, contraignante, austère. Cela conduit à la perte de l’attention, et à la passivité de l’assemblée. Cependant la solution ne consiste pas à se débarrasser de tout cadre. Merker propose l’illustration suivante: « La liturgie fournit un squelette, et il est important d’avoir un squelette aussi solide et bien relié que possible. Néanmoins, il faut plus qu’un squelette pour obtenir un corps qui vit et qui respire. »[18] Il faut donc plus qu’une liturgie de formules, mais aussi un contenu profond et édifiant. À l’inverse la spontanéité n’est pas la panacée: si les chants sont vides de théologie, la prédication superficielle—ou pire, trompeuse—, alors à quoi bon? La liturgie n’est pas le problème en soi. Une bonne liturgie doit trouver l’équilibre entre un cadre instructif, et un contenu varié, biblique et nourrissant.

Une bonne liturgie doit trouver l’équilibre entre un cadre instructif, et un contenu varié, biblique et nourrissant.

Une liturgie saine et réfléchie met en valeur les doctrines de l’Évangile et, devenant familière, s’efface, tandis qu’une mauvaise liturgie attire l’attention sur elle-même. Comment donc pouvons-nous mettre en œuvre ces principes pour le bien de nos Églises?


La liturgie dans le culte évangélique. Une pratique caduque ou bénéfique?

  1. Qu’est-ce que la liturgie ?
  2. Les composantes du rassemblement dominical
  3. L’ordre du culte: la liturgie à proprement parler
  4. Reconsidérer la liturgie aujourd’hui

1. Bryan Chapell, Christ-Centered Worship: Letting the Gospel Shape Our Practice, Grand Rapids, Baker Academic, 2017, p. 15. Traduction libre.
2. Ibid., p. 18. Traduction libre.
3. C’était l’une des raisons de l’instauration de la liturgie anglicane régie par son Book of Common Prayer.
4. Merker, op. cit., p. 121.
5. Gibson et Earngey, « Worshiping in the Tradition », op. cit., p. 71. Traduction libre.
6. Mark Ashton avec C. J. Davies, « Following in Cranmer’s Footsteps », Worship by the Book, sous dir. Donald Carson, Grand Rapids, Zondervan, 2002, p. 70. Traduction libre.
7. Ibid., p. 71.
8. Chapell, op. cit., p. 43. Traduction libre.
9. Ibid., p. 45.
10. Ashton, op. cit., p. 70. Traduction libre.
11. Ibid., p. 73.
12. Chapell, op. cit., p. 40.
13. Cité par Ashton, op. cit., p. 74. Traduction libre.
14. Daniel Issarte et Guilhem Jaussaud, Pour un culte agréable à Dieu: culte communautaire et piété personnelle, Alès, Mission Timothée, 2022, p. 171.
15. Cf. Éphésiens 3.2.
16. Issarte et Jaussaud, op. cit., p. 176.
17. Ibid., p. 178.
18. Merker, op. cit., p. 129.
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