Il y a, en Patrick Modiano, un enfant meurtri, mal-aimé, qui se cache. Il a une élocution tellement particulière, avec ses hésitations constantes, qui laissent de grands blancs dans sa parole. Comment ne pas les relier à ces trous de mémoire, à la structure même de ses récits, ou de ses phrases ? Le lien est étroit, chez ce romancier, entre l’écriture et la vie. Et c’est un peu comme un enfant, surpris, sans afféterie de sa part, qu’il a reçu le Prix Nobel de littérature, en 2014. Il dit aimer qu’on lui révèle ce qu’on trouve dans son œuvre, qui, pour une part, lui échappe, à lui. L’Académie suédoise lui a accordé ce prix pour « l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation. » Déjà récompensé par le Prix Goncourt, ou le Grand Prix du roman de l’Académie française, Modiano peut, à juste titre, être considéré comme un des écrivains majeurs de la littérature française contemporaine.
Dans un entretien accordé au « Magazine littéraire », en 2003, il a répondu, à la question : Pourquoi écrivez-vous : « Peut-être parce que j’aime voir dans des choses ou des lieux qui paraissent banals un mystère qu’à priori la plupart des gens ne verraient pas – ou qui n’existe peut-être pas. »
Le projet romanesque de Modiano consiste donc à révéler un mystère de la vie, dont il ne sait s’il est une réalité ou bien une illusion. On pourrait dire, en utilisant une formule du philosophe contemporain Paul Audi, qu’il cherche à « s’expliquer avec la vie ».
Dans la trentaine de romans, toujours assez courts, qui compose son œuvre, j’ai choisi de me pencher sur celui intitulé L’Horizon, sorti chez Gallimard en 2010. Modiano semble réécrire sans cesse le même livre, comme un immense puzzle, dont il ne cesserait de rassembler les pièces. Mais il a exercé un réel pouvoir sur le lecteur qui consent à entrer dans son univers singulier.
L’impossible résumé
Vouloir résumer un récit de Modiano est une gageure. « Résumer », en effet, suppose une parfaite compréhension de l’enchaînement des faits. Or, c’est précisément ce qui nous manque, à la lecture de ce romancier. On est toujours un peu perdu, parce que le romancier le veut ainsi. La trame globale se rapproche souvent d’un « policier », mais ces romans ne le sont pas. S’il y a bien enquête, celle-ci ne cherche jamais à dévoiler une vérité ou un coupable. Ce qui prévaut, c’est l’enquête elle-même, sur le réel, sur la réalité du passé, si tant est qu’on puisse le saisir.
Dans L’horizon, deux personnages peuvent être considérés comme héros : Jean Bosmans, qui travaille dans le monde du livre, et une femme, nommée Margaret Le Coz, dont il a fait la connaissance par hasard. S’ils sont liés, ce n’est pas par une relation amoureuse traditionnelle. Ils le sont plutôt par … des angoisses communes : elle est hantée par une figure masculine inquiétante, Boyaval, qu’elle a connu autrefois, sans qu’on saisisse bien la nature de leur relation, et lui croit parfois voir apparaître une femme aux cheveux rouges, sa mère, accompagnée d’un homme en noir. Ce sont comme des fantômes, susceptibles de surgir n’importe où, n’importe quand. Incertitude des identités : par exemple, Margaret Le Coz porte un nom breton, mais elle est née à Berlin. Incertitudes des temps, qui se mélangent, et tout se brouille dans l’esprit du lecteur. Incertitude des lieux : Paris, Berlin, Genève … Jean et Margaret vont rencontrer deux étranges couples, dont elle garde les enfants. Mais quel intérêt ? L’intérêt, c’est certain, ne réside pas dans l’histoire racontée, chez Modiano. Où, alors ? Je dirais : dans l’atmosphère si particulière qu’il réussit, chaque fois à créer, et qui provoque une sorte d’envoûtement du lecteur qui veut bien se laisser prendre.
Un roman de la hantise
Les récits modianesques reposent sur un assemblage de bribes. Il emploie d’ailleurs le terme, juste après : « Ces bribes seraient toujours pour lui énigmatiques. Il avait commencé à en dresser une liste, en essayant quand même de retrouver des points de repère : une date, un lieu précis, un nom dont l’orthographe lui échappait. Il avait acheté un carnet de moleskine noire qu’il portait dans la poche intérieure de sa veste, ce qui lui permettait d’écrire des notes à n’importe quel moment de la journée, chaque fois que l’un de ses souvenirs à éclipses lui traversait l’esprit. Il avait le sentiment de se livrer à un jeu de patience.»
La hantise est essentiellement liée à des êtres connus dans le passé : « De retour dans la chambre de la rue des Perchamps, il lui avait dit, sur le ton de la plaisanterie : « Et alors, ce type… j’aimerais quand même savoir comment il est… pour le reconnaître dans la rue… » Un brun, d’une trentaine d’années, assez grand, le visage maigre. En somme, Margaret restait dans le vague en lui faisant ce portrait. Mais il continuait à lui poser des questions. Non, cet homme n’habitait pas à Paris. Elle l’avait connu en province ou en Suisse, elle ne se souvenait plus très bien. Une mauvaise rencontre. Et quel était son métier ? Elle ne savait pas trop, une sorte de voyageur de commerce, toujours en déplacement dans les hôtels de province, et de temps en temps à Paris. Elle était de plus en plus évasive, et Bosmans devinait que pour combattre sa peur, elle enveloppait cet individu d’une brume, elle dressait entre elle et lui une sorte de vitre dépolie. »C’est bien là ce que nous éprouvons, nous aussi, lecteurs de ces romans : être plongé dans la brume du réel, ne le voir que derrière une vitre dépolie, donc mal.
Le passage précédent nous livre une clef : « pour combattre (la) peur », écrit Modiano. Si l’effet de la lecture de ses récits est aussi puissant, c’est aussi parce qu’il parvient à instiller en nous un vague sentiment de peur, qui monte, on ne sait pourquoi. En réponse à une menace, qui rôde. « Mais la personne la plus protégée, la plus gâtée par le sort, n’est-elle pas à la merci de n’importe quel maître chanteur ? Il se répétait cela pour se consoler. Il y avait beaucoup d’histoires comme ça dans les romans policiers. »
Hantise, peur, menace, tout conduit, par conséquent, à « un sentiment d’asphyxie ». C’est la vie même qui apparaît comme asphyxiée !
Un roman de la dissolution
Tout se dilue dans le présent : la mémoire du passé, des lieux, des personnes. Tout devient incertain, flottant.
Lorsqu’il s’agit de l’évocation des lieux, cette évanescence des choses engendre une intensité poétique, dont le charme est certain. Jean Bosmans, peu à peu, perd la trace de Margaret Le Coz, et la recherche : « Il suivait la Dieffenbachstrasse. Une averse tombait, une averse d’été dont la violence s’atténuait à mesure qu’il marchait en s’abritant sous les arbres. Longtemps, il avait pensé que Margaret était morte. Il n’y a pas de raison, non, il n’y a pas de raison. Même l’année de nos naissances à tous les deux, quand cette ville, vue du ciel, n’était plus qu’un amas de décombres, des lilas fleurissaient parmi les ruines, au fond des jardins. »
L « ‘existence » de l’autre devient incertaine. L’identité est fantomatique. Les fantômes ne cessent de rôder : « Tout ce que l’on vit au jour le jour est marqué par les incertitudes du présent. Par exemple, à chaque coin de rue, elle craignait de tomber sur Boyaval, et Bosmans, sur le couple inquiétant qui le poursuivait – sans qu’il comprenne pourquoi – de sa malveillance et de son mépris et lui aurait volontiers fait les poches, s’il était mort, là, dans la rue, d’une balle au cœur. »
Tout semble condamné à la disparition : « Et ces murmures de voix, ces conversations au téléphone depuis une centaine d’années ? Ces milliers de mots chuchotés à l’oreille ? Tous ces lambeaux de phrases de si peu d’importance qu’ils sont condamnés à l’oubli ? »
Les lieux, les êtres, les paroles…tout est emporté dans un processus fatal de dissolution, dans un premier temps (cette « brume » qui noie tout…), puis, dans un second temps, de disparition : « A partir de cet instant-là, leurs visages et leurs voix se perdent dans la nuit des temps. »
Ce qui manque, c’est une assise dans la vie : « Ils n’avaient décidément ni l’un ni l’autre aucune assise dans la vie. Aucune famille. Aucun recours. Des gens de rien. Parfois, cela lui donnait un léger sentiment de vertige. » Le vertige de la disparition.
Vivre est difficile
Modiano n’est pas philosophe, et il ne prétend pas à ce que cette dimension soit reconnue à son œuvre. Pourtant, tout écrivain ayant une dimension littéraire authentique, a nécessairement une certaine ampleur philosophique. Les thème dominants de Modiano sont : la condition humaine ou, plus généralement, la vie.
Qu’est-ce que Modiano aurait à nous dire sur la vie ? Il insère parfois, dans la trame du récit, des phrases qui ont une portée plus générale, sans aller jusqu’à la maxime. En voici une, où l’on glisse des activités de Bosmans, semblables à celles d’un détective, dans la pensée : « Il n’oubliait jamais le nom des rues et les numéros des immeubles. C’était sa manière à lui de lutter contre l’indifférence et l’anonymat des grandes villes, et peut-être aussi contre les incertitudes de la vie. » La vie… Elle n’est pas simple, dans la perspective qui est celle de Modiano. Elle nécessite de mobiliser son énergie pour mener un combat. Un combat contre trois éléments, que je voudrais déplier.
« L’indifférence » est un des grands maux de la vie moderne, en particulier en milieu urbain, qui constitue le cadre de la plupart des romans de cet écrivain. De quelle indifférence parlerait-il si ce n’est de l’indifférence à autrui. Ici se dévoile donc, chez lui, un souci de l’autre, qui est de nature éthique. L’académie Nobel ne s’y est pas trompée, qui vantait sa capacité à « évoque) les destinées humaines les plus insaisissables ». Cette espèce de grande enquête, -comme on parle d’ « enquête policière »,- que constitue l’œuvre de Modiano, ne porte pas juste sur une période historique : « le monde de l’Occupation », mais, de manière plus globale : sur l’Homme. Non ! Concernant Modiano, il serait plus juste de parler « des » hommes, sans majuscule. Un vers fameux d’Aragon résonne en écho : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». Modiano porte témoignage de ce vivre- là.
Le deuxième motif de lutte indiqué est : « l’anonymat des grandes villes ». Tout lecteur est frappé, lisant un premier « Modiano », par le nombre de noms propres que l’on y trouve. Ils pullulent et donnent lieu, parfois, à des énumérations, comme celle-ci, dans L’horizon : « Des noms défilaient devant ses yeux. Jacqueline Joyeuse. Marie Feroukhan. Brainos. André Cocard. Albert Zagdun. Falvet. Zelatti. Lucienne Allard. » On va dire : mais à quoi donc cela rime-t-il ? Personnellement, je mettrais en rapport ce goût de la nomination avec l’importance d’associer, à leur nom, les photos des victimes des camps de concentration. Relier au nom revient à rendre leur humanité à chacun de ceux auxquels on a voulu l’ôter. Et il passe un peu de « cela », dans l’entreprise romanesque de Modiano. Je rappelle d’ailleurs qu’il a évoqué la mémoire d’une jeune fille juive disparue, dans un de ses romans les plus célèbres : Dora Bruder.
Troisièmement, il faut combattre « les incertitudes de la vie ». Ce mot-là : « incertitude » pourrait bien être choisi comme « le » mot le plus adapté pour caractériser tout l’art de Modiano. Il est, par excellence, un écrivain de l’incertain. Tout, chez lui, est brume, flottement, comme nous l’avons déjà vu. Mais, dans la citation, le terme est au pluriel : « les incertitudes de la vie ». A un moment, les héros croisent un personnage, juste nommé : « le philosophe ». Et, que leur dit-il ? « Le présent est toujours plein d’incertitudes, hein ? » On est bien au cœur d’un problème : celui de vivre. Dois-je rappeler cette citation, déjà faite plus haut ? « Ils n’avaient décidément ni l’un ni l’autre aucune assise dans la vie. Aucune famille. Aucun recours. Des gens de rien. Parfois, cela lui donnait un léger sentiment de vertige. » Comment vivre quand la vie n’a pas d’assise ?
Mais la question réelle qui se pose n’est peut-être pas celle-ci. La vraie question, au fond, serait : qu’est-ce qui empêche de vivre ? Chaque lecteur de Modiano devient une sorte de détective. Je ne dis pas que l’on trouve ce qu’on veut, chez lui, car il s’agit de bien le lire, mais on peut être plus ou moins attentif à des indices, disséminés dans le fil du texte. Celui-ci, par exemple : « (Bosmans) avait souvent l’air de s’excuser. De quoi, au juste ? Il se posait par moments la question lorsqu’il marchait seul dans la rue. S’excuser de quoi ? Hein ? De vivre ? » Modiano n’est plus situé dans la mouvance existentialiste, pourtant, il reste bien quelque chose de Sartre, dans cette difficulté à vivre. Sartre la reliait à la « contingence », c’est-à-dire au fait que rien ne vienne justifier l’existence de l’homme, condamné à se sentir « de trop », comme Roquentin, le héros de La Nausée (1938), envahi par ce sentiment de nausée, quand il est confronté au manque d’assise de sa vie.
Conclusion
Modiano n’est pas du tout un auteur « spirituel ». Pas de quête spirituelle, chez lui, ni chez ses héros. Plutôt que de «quête », on a vu qu’il valait mieux parler d’ « enquête », à propos de ses œuvres. Toutefois, ce dont il parle, n’est-il pas « spirituel » ? Je récapitule : l’indifférence ; l’anonymat ; les incertitudes de la vie. Et, plus gravement, le problème du manque d’assise de la vie.
Son œuvre est une sorte de plaidoyer. Un plaidoyer pour une humanité meurtrie. Oui, il est difficile de vivre quand personne ne fait attention à vous. Quand vous avez l’impression de n’être personne. Quand vous vous sentez de trop, au point d’avoir envie de vous excuser avant de vous en aller… Ainsi, les romans de Modiano seraient une métaphore, excellente, d’un certain mal de vivre contemporain. Modiano renvoie un écho, littéraire, mais il n’apporte pas de solution. C’est bien là qu’on voit qu’il n’est pas philosophe. Sartre, lui, en réponse aux problèmes posés, amenait « sa » solution, liée à son système philosophique, athée. Modiano n’écrit pas des romans « à thèse ». Chacun est libre de le lire comme il veut, et ce texte-ci n’est qu’une proposition de lecture, subjective.
Pour terminer, j’apporterai donc les réponses qui sont celles de la Bible aux problèmes rencontrés.
Modiano a raison, l’indifférence est un réel problème de nos sociétés modernes. Quand le Christ nous rappelle « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Marc 12 : 31), Il nous confronte à un devoir d’humanité, aussi essentiel que l’amour de Dieu : « Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. » (Idem). Chacun compte et, non pas « mérite » – car il n’est, ici, nullement question de mérite!- mais « doit » être vu, parce que nous sommes chacun le prochain de l’autre, et non pas : des anonymes.
En ce qui concerne le manque d’assise de la vie, on a là un sentiment fortement lié à l’incroyance. En effet, celui qui croit en Dieu reconnaît en lui le Créateur de la vie, de toute vie, donc de la sienne, propre. Dieu est souvent présenté, dans la Bible, comme un roc, solide et sûr, sur lequel on peut fonder sa vie. Connaissez-vous cette parabole de Christ ? « Quiconque entend de moi ces paroles et les met en pratique sera semblable à un homme prudent, qui a bâti sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont portés sur cette maison : elle n’est pas tombée, car elle était fondée sur le roc. Mais quiconque entend de moi ces paroles, et ne les met pas en pratique sera semblable à un homme insensé, qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont abattus sur cette maison : elle est tombée et sa ruine a été grande. » (Matthieu 7 : 24-27). Oui, vivre sans assise est bien difficile…