Dans le deuxième roman écrit par Fabrice Humbert, il poursuit son exploration du thème du Mal, relié au monde contemporain. Ce roman, La fortune de Sila, a été publié en 2012. Il fonctionne comme une fable, offrant au lecteur à la fois une histoire et une leçon, dans la mesure où, chaque fois, cet écrivain nous livre un point de vue personnel sur le sujet abordé.
L’action se déroule dans les années 1990. La forme que le Mal prend ici est celle de l’Argent, qui divise les hommes, opérant une distinction nette entre les pauvres, d’une part, les dominés, et les riches, d’autre part, les dominants. Mais les « fortunés » ne sont pas nécessairement ceux qui croient l’être…
Du côté des plus démunis
Le héros, Sila, vient d’un pays de l’Afrique, meurtrie, que l’auteur a préféré ne pas nommer. Sila est originaire d’« une ville dont les femmes avaient disparu, violées, enlevées, tuées, dont les hommes avaient été suppliciés, égorgés, faits prisonniers. » On comprend bien que, dans des conditions de vie aussi atroces, on en vienne à rêver d’ailleurs, et de fortune… « Deux milliards de dollars ? fit l’Oncle. (…) C’est l’argent que cet homme, un financier américain, a gagné l’année dernière. (…) Comment pouvait-on gagner autant d’argent ? (…) L’Oncle avait évoqué ces continents comme des contrées merveilleuses, où l’or et le lait coulaient à flot : l’Europe, l’Amérique. »
Sila fuit son pays d’origine, où un homme politique se comporte en dictateur. Il part clandestinement, sur un bateau, comme tant d’autres. Il gagne la France, trouve un emploi, mais devient « un sans-papier », traqué par la police. Ses conditions de vie sont dures : « Sila vivait dans un hangar en banlieue parisienne. (…) Une dizaine de personnes y habitaient, pour la plupart munies de papiers, de sorte que la police n’y faisait plus que de nonchalantes visites, de loin en loin, pendant lesquelles Sila descendait tranquillement à la cave et se dissimulait dans une ancienne cuve à mazout. »
Le roman est ouvert par un prologue, où l’on assiste à une scène d’une violence terrible. Dans un grand restaurant parisien, un riche client russe « envoie son poing dans la figure du serveur », noir, simplement parce qu’il a répété l’ordre qu’il a donné à son enfant, peu sage. Cette violence inaugurale est emblématique de toutes les violences subies par les dominés.
Le monde des riches
L’auteur situe l’opposition richesse / pauvreté sur un axe Nord-Sud. Sa critique vise, en premier lieu, les hommes d’affaires, auxquels il reproche « cette volonté absolue de s’imposer. De marquer son territoire. (…) Homme et animal. (…) Être un prédateur en somme. » Comment ? Par l’Argent, bien sûr : « De l’argent ! Beaucoup d’argent. On est des seigneurs. » Pas de limites à leur volonté de puissance et de domination.
Une série de portraits est proposée, de « personnages-types », c’est-à-dire représentatifs d’une catégorie sociale. On a l’Américain, qui voulait être un champion dans le domaine sportif, et qui, finalement, « est devenu un champion en affaires parce qu’il a développé la même hargne, la même combativité. (…) La vie, c’est un match de football. Aller vers l’avant et se battre. » Ensuite, on a les Français : deux amis. L’un stimule l’autre, génie des mathématiques, à être plus ambitieux et exploiter ses dons pour gagner plus . Ainsi, il perce dans les hautes sphères de la finance. Enfin arrive le Russe, fortement critiqué. Ancien professeur, capable de tout pour s’enrichir, il s’est mis au service de « l’autorité de la Russie et donc d’Eltsine par rapport à Gorbatchev ». Il bâtit un empire sur les ruines de l’ex-Union Soviétique. Véritable escroc, il opère dans le domaine de l’immobilier, contraignant à la misère ceux qu’il parvient à duper. Ces personnages sont tous odieux. L’Argent a défiguré leur visage humain.
De manière générale, Humbert dénonce « le passage à un capitalisme primitif et sauvage. » Il insiste sur la perte d’humanité, sur le côté animal, prédateur, des riches. Une scène est particulièrement emblématique de leur rapport à l’Argent, où l’on assiste à un rassemblement d’oligarques russes. L’un d’eux « sortit une énorme liasse de billets qu’il tendit en l’air. – A notre dieu dollar, cria-t-il. Il saisit un briquet et mit le feu à la liasse. (…) Dans l’assemblée, une dizaine de personnes sortirent des liasses et les enflammèrent également. »
Humbert nous montre l’humanité sacrifiant et sacrifiée au dieu Argent.
L’expression d’un point de vue
Une particularité de ce romancier consiste à s’engager dans ses romans qui, sans être des œuvres à thèse, transmettent un certain point de vue sur les sujets abordés.
Humbert se réfère au dix-huitième siècle, le siècle des Lumières, où naît le mythe du Progrès : « Rousseau soutenait que l’homme naît bon et que la société le corrompt, conception que bien des philosophes se sont ingéniés à démentir. Des chercheurs et des écrivains ont également analysé le lent cheminement du Mal, dans sa banalité, altérant peu à peu un homme tout à fait ordinaire. » Et Humbert fait partie de ceux qui soutiennent plutôt que le cœur des hommes est corrompu par le Mal : « Toute société, en ses origines, est dirigée par des voleurs et des criminels, qui s’imposent dans un monde sans loi, et ce n’est qu’ensuite, par le gauchissement de l’épopée et de la mémoire, que les criminels deviennent de grands hommes. Les seigneurs du Moyen Age furent des pillards sauvages, comme l’avaient été les premiers Grecs et les premiers Romains. De même que les millionnaires du XIXe s. furent des bandits érigeant leur fortune d’acier et de pétrole dans le vol et le chantage. » Le regard porté sur le passé est sans concession.
Le regard porté vers le futur n’est pas moins pessimiste. Humbert adopte un ton prophétique : « Tout va exploser. L’État, partout, va se déliter, parce qu’il n’y aura plus d’argent, parce que les entreprise, les mafias deviennent plus fortes que lui, parce que les flux d’argent qui lui échappent sont de plus en plus importants. L’argent tourne par milliers de milliards dans les Bourses, et qui sait d’où il vient ? Qui peut faire le tri entre la spéculation, le blanchiment et les bénéfices des industries ? La catastrophe enfle. Toutes les conditions sont réunies et cela viendra. Il y aura des petites crises, des grandes crises, et puis tout d’un coup, tout pétera et la Tour s’écroulera. Comme Babel mais ce sera le Jugement dernier. Des fantômes erreront dans les rues pour annoncer la fin du monde. Toutes les murailles sauteront, l’Apocalypse écrasera son poing d’acier. »
« Nul ne peut servir deux maîtres »
Humbert emploie fréquemment des références bibliques, comme celle, juste au-dessus, à la Tour de Babel, symbole de l’orgueil des hommes, de leur désir d’affranchissement par rapport à Dieu, et d’affirmation de leur propre puissance. Des hommes habités par l’esprit de Babel, il nous en présente plusieurs, dans ce roman. Ils sont effrayants, écœurants. Mais, en opposition à tous ces vils « prédateurs », il y a Sila, qui, lui, incarne l’esprit de pauvreté. Oui, l’Évangile divise les hommes en deux catégories, en fonction du maître qu’ils ont choisi de suivre. Jésus déclare : « Nul ne peut servir deux maîtres ; car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. » Mamon, ou la personnification de l’Argent.
Humbert reprend aussi à la Bible la thématique de l’Apocalypse, nous en offrant une vision personnelle : la destruction du monde social, donnée comme une conséquence, précisément, de l’adoration du dieu Argent.
Alors … comment faut-il entendre le titre : La fortune de Sila ? Il est clair que, si le personnage est riche, ce n’est pas de posséder beaucoup d’argent, mais d’être situé du bon côté : celui des humbles, qui n’ont pas voué leur âme au Mal, à savoir, dans ce roman-là : l’Argent, férocement dénoncé.