Nous avions présenté dans un premier article un angle d’approche sur la pop-culture valorisant le merveilleux et montrant en quoi elle venait combler un vide spirituel.
Il serait naïf de penser que la pop-culture n’est qu’un inoffensif miroir pour les âmes irrésistiblement attirées par une réalité supérieure de nos contemporains, car, malheureusement, elle nourrit aussi la présence dans le monde de deux vieilles idoles : l’argent et l’ego… Le cas de la société Disney, la fameuse « usine à rêves », qui s’est imposée dans nos imaginaires comme nulle autre entreprise avant elle est emblématique de la manière dont notre société considère la culture : comme un produit de divertissement travesti en conte moral.
Disney, dans l’ombre de Picsou
Disney évoque souvent la « magie » de ses parcs à thèmes, mais l’on pourrait plutôt comparer cette société de production avec des alchimistes puisqu’elle a su transformer des contes pour enfants démodés, et pour la plupart oubliés, en sources de revenus inépuisables…
Faisons un bref retour en arrière pour mieux comprendre ce phénomène : dans les années 1940, Walt Disney, l’homme à l’origine des personnages de Mickey et Donald, avait révolutionné le cinéma en produisant des films d’animation grand public à destination des enfants. Jusqu’alors, jamais ceux-ci n’avaient été considérés comme un public de consommateurs potentiels… Dans les années 1980, creuset de la pop-culture, les héritiers du grand Walt peinent à maintenir son héritage, car le cinéma reste un loisir pour adultes, et les tentatives de copier les immenses succès de Star wars ou d’Indiana Jones avec, par exemple, Le trou noir (1979), ont été autant d’échecs. Deux décisions ambitieuses viennent changer la donne :
- cibler prioritairement une nouvelle catégorie, celle des adolescents ;
- racheter toute concurrence potentielle dans le « marché » de l’imaginaire grâce aux revenus issus des jouets, des parcs d’attraction et de nombreux partenariats commerciaux.
Disney reprend à son compte le merchandising pratiqué par Star wars, et conçoit désormais ses films autant pour atteindre le succès en salles que pour générer des profits complémentaires grâce aux peluches et aux poupées à l’effigie des personnages.
Nous avons assisté à la création d’un titan culturel, capable d’atteindre le consommateur de toutes les manières possibles ; jamais dans l’Histoire une seule entreprise n’a ainsi concentré autant de moyens pour décider de quoi nos enfants vont rêver. Les parents chrétiens ne se sont pas méfiés, car les films Disney étaient exempts de violence et s’en tenaient à des histoires prônant des valeurs familiales traditionnelles (donc, apparemment compatibles avec la Bible).
Des films comme Le roi lion ou La petite sirène, s’ils reprennent les structures des contes, ne mettent pas en scène des enfants, mais des récits initiatiques « coming of age » les reliant plutôt aux romans d’apprentissage[1]. Dans le schéma classique, la cellule familiale est éclatée, ou fragilisée, au début du film, avant d’être reconstruite autour d’une relation monogame, au cours d’une transmission générationnelle. Les valeurs mises en avant sont le courage, la fidélité, et le respect de l’autre. Les principaux vecteurs en sont les célèbres chansons, par lesquelles Disney diffuse ses messages simples teintés de poésie, par exemple :
Pour toi l’étranger ne porte le nom d’homme
Que s’il te ressemble et pense à ta façon
Mais en marchant dans ses pas tu te questionnes
Es-tu sûr, au fond de toi, d’avoir raison? (L’air du vent, Pocahontas)
Disney, en nouveau La Fontaine, a donc fait office d’éducateur moral de plusieurs générations d’enfants, et était parvenu à parler aussi bien aux publics progressistes que conservateurs, en surfant habilement sur les notions très larges d’amour de l’autre et de transmission familiale.
Ces deux dernières années, la firme a pris un virage surréaliste en mettant soudain en avant des valeurs dites « inclusives », terme politiquement correct pour désigner l’influence des mouvements LGBTQ+.
Sur le site de Disneyland Paris, un encart sur la parade des fiertés lance cette invitation confondante de maladresse :
« Petits et grands, amis et familles, et tous nos alliés LGBTQIA+ sont les bienvenus pour se rassembler dans la joie et la bonne humeur et célébrer la diversité. »
En désignant les LGBTQIA+ par « alliés », Disney n’assume même pas son engagement, construit une catégorie de consommateurs en plus des « familles » et des « amis », et sous-entend davantage une « alliance » de circonstance que l’on pourrait rompre au gré des modes qu’une promotion tous azimuts. Le style est suranné : qui se sert encore de l’expression « dans la joie et la bonne humeur », sinon des happiness managers tout droit sortis de la série The Office ?
Je traiterai ailleurs de la question de la représentation des personnes LGBTQ+, et ce de manière plus nuancée, mon propos est bien de dénoncer le cynisme d’une compagnie qui, pour suivre le vent, a brusquement troqué ses oripeaux conservateurs rassurants pour un look bien plus à la mode avec la définition par sa présidente, Karey Burke, de quotas dans les personnages de ses productions[2].
L’affirmation de plusieurs minorités sur la scène médiatique, la disparition de la famille hétérosexuelle comme valeur fédératrice, la rupture du pacte social autour de la figure volontairement clivante de Donald Trump : tous ces événements ont induit un glissement dans la société américaine, qui poursuit de moins en moins l’idéal de vivre-ensemble comme dans les années 1990, et accorde la primauté à l’ego et au ressenti individuel, tandis que les réseaux sociaux ont institué la loi du plus influent. Face à une nouvelle morale qui considère toute référence à la famille comme une agression à l’encontre des LGBT+, Disney se retrouvait dans le mauvais camp, et a tenté d’ajouter l’inclusivité à sa recette habituelle…pour un résultat particulièrement indigeste !
Dans Buzz l’éclair (sorti à l’été 2022), la meilleure amie du héros, Alisha, fonde un foyer avec une autre femme, ce dont Buzz se réjouit ouvertement. Dans la série Willow (novembre 2022), deux personnages centrales, la princesse Kit et la chevalière Jade, entretiennent une relation homosexuelle beaucoup plus développée qu’à l’accoutumée. Enfin, le héros d’Avalonia (novembre 2022) est gay, et accepté comme tel par ses parents. Et pourtant…la principale « valeur » que tous les personnages d’Avalonia ne cessent de louer de scène en scène reste, envers et contre tout, la « famille ». L’histoire secondaire d’Alisha dans Buzz l’éclair est bien celle d’une transmission, de mère en fils, des responsabilités de commandement et de la fidélité envers le personnage de l’astronaute. De même, dans Willow, la relation entre Jade et Kit ne revêt pas de caractère libertin, et est racontée exactement comme une histoire d’amour hétérosexuelle en mettant en jeu la fidélité et l’honnêteté comme éléments incontournables de la constitution du couple.

Ces trois productions ont été des échecs, à tel point que Disney a décidé de retirer la série Willow de sa plateforme. Est-ce parce que la majorité de la population est beaucoup moins encline à retrouver des discours politiquement engagés dans des œuvres pour enfants et regrette la féerie des films de l’époque ? Ou parce que Disney n’a pas su maîtriser ses messages pro-LGBT et conquérir une catégorie de consommateurs qui n’existait peut-être pas en dehors des simulations économiques ? Pour l’instant, Disney n’a pas réalisé son pari (sa plateforme a perdu 4 millions d’abonnés cette année !), sans avoir la possibilité de faire marche arrière.
L’incohérence est d’abord narrative ; dans deux des trois œuvres que j’ai citées, Disney a repris un matériau existant pour le transformer, s’éloignant des fondamentaux de la saga Toy story et de l’univers du film original Willow pour les ramener à des considérations trop actuelles. L’incohérence est aussi éthique. Comme nous l’avons vu dans le premier article, les univers qui forment le terreau de la pop-culture se caractérisent par le médiévalisme et le retour des valeurs traditionnelles d’honneur et de romantisme face à la déshumanisation moderne, soit un socle fort peu compatible avec ces très récents changements de mœurs et de repères. De surcroît, la pop-culture avait pour essence de dépasser les clivages sociaux pour viser à l’universalité des mythes, et ne pouvait se réduire à de tels particularismes. Enfin, ces « innovations » sociales vont totalement à l’encontre de la recherche effrénée de franchises des sociétés de production de films, c’est-à-dire de marques déclinables sur différents supports et adaptables à différents publics.
Quoi qu’il en soit, en accordant le même traitement et la même représentation aux relations homosexuelles qu’aux relations hétérosexuelles, Disney matérialise l’équivalence des sexualités et l’indifférenciation des genres, voire leur effacement, et approuve la nouvelle définition donnée de la famille, non plus en tant qu’ensemble formé par le père et/ou la mère, et son ou ses enfants, mais en tant que rassemblement d’ordre sentimental sans repère de genre ou de nombre. Il nous appartient maintenant de réfléchir au degré de censure à exercer, et surtout au développement du jugement critique que nous pouvons encourager chez nos enfants afin de les prémunir au mieux, sans les isoler du monde extérieur.
Nous comprenons de ce panorama historique de Disney que la firme a chanté les vertus du mariage lorsque le patriarcat était encore dominant, puis émancipé ses princesses (Mulan, Pocahontas, etc.) en même temps que le féminisme se répandait dans la culture, et a tenté de changer de registre pour suivre la mode des temps, mais son intérêt a toujours été le profit. Derrière l’effigie aux grandes oreilles, c’est bien l’ombre tutélaire de Picsou qui plane sur la firme.
Des garçons qui ne veulent pas grandir
La figure du geek est née du sein de la pop culture. Au départ, le terme désignait simplement une personne très à l’aise avec l’informatique, mais il s’emploie maintenant pour tous ceux qui se définissent par leur rapport particulier à la pop-culture.
La fin du XXe siècle a vu émerger la figure de l’« adulescent ». La psychologue Alix Passard explique que « l’adolescence se caractérise par une concordance entre la maturité sexuelle de l’individu et paradoxalement son immaturité sociale. Cette tension, à l’origine, pour certains, de crises et de souffrances, était autrefois résolue par des rites initiatiques, de passage (…) Aujourd’hui, il ne semble plus exister d’institution analogue à celles des civilisations traditionnelles, qui avaient pour effet d’encadrer et d’organiser le passage de l’enfance à l’âge adulte. On peut se demander si les troubles psychopathologiques des adolescents n’occupent pas une fonction de mythe personnel et n’acquièrent pas une dimension de rite. »[3]
Alors que les contes et légendes traditionnels remplissaient une fonction sociale bien délimitée de passation impliquant tout l’entourage, le fantastique moderne est contaminé par l’individualisme.
L’affaiblissement du mariage, l’explosion des cadres sociaux, la valorisation du « c’est mon choix » et l’absence de rite de passage font qu’il est désormais possible de ne plus devenir adulte (au sens social du terme, bien sûr). La capacité de réenchantement de la vie de la pop-culture devient problématique lorsqu’elle ne mène plus à partager un récit collectif, mais à s’isoler dans un monde parallèle : parce que les rêves numériques sont bien plus attrayants et faciles que la réalité, ils risquent d’assombrir davantage celle-ci. Cet aspect est accentué dans le jeu vidéo et les réseaux sociaux, où l’on peut incarner des avatars et des profils, et finir par imaginer que l’on peut réussir virtuellement ce que l’on ne parvient pas à accomplir réellement. Après une journée de travail fatigante, des difficultés de transport, des problèmes relationnels avec mes congénères, il est si gratifiant d’incarner un jeune elfe et de parcourir le monde enchanté dans le jeu Zelda, Breath of the wild. A quel moment le jeu et l’évasion deviennent-ils non plus un loisir comme un autre, mais une source primordiale de plaisir et une addiction (comme cela peut être le cas de n’importe quel hobby) ? Un repli sur soi lorsqu’il est trop difficile d’aller vers les autres ?
Le personnage fictif de Peter Pan a donné son nom à un syndrome proposé par Dan Kiley, un psychanalyste américain (quoique ce syndrome n’ait pas été reconnu en tant que maladie mentale). « Peter Pan échappe à la représentation de la naissance et de la mort. Il s’oppose au temps qui passe. (…) Il incarnerait le fantasme infantile par excellence : le règne du plaisir, de la toute puissance et de l’immortalité, c’est-à-dire rester indemne de toutes les blessures narcissiques que la vie même inflige. » (op. cité)
Parce qu’elle propose un monde alternatif atemporel et irréel, la pop-culture reflète aussi l’état d’une génération effrayée par l’avenir de notre société et la survie de notre planète
Le jeu vidéo offre tout cela : des récompenses aux efforts fournis, la possibilité de réessayer à volonté, lorsque la vie peut être injuste et décourageante. Parce qu’elle propose un monde alternatif atemporel et irréel, la pop-culture reflète aussi l’état d’une génération effrayée par l’avenir de notre société et la survie de notre planète, et qui a trouvé un moyen de prolonger les jeux de son enfance, sur lesquels il pouvait exercer un contrôle absolu.
Il s’agit d’un véritable dévoiement de la fonction des mythes dont la pop culture se nourrissait jusqu’à présent : alors qu’ils avaient vocation à nous procurer encouragement et meilleure compréhension du monde (sous forme symbolique), leur emprisonnement au sein du mode de vie geek annule l’ouverture au monde qu’ils pouvaient nous apporter.
Un croyant doit-il donc éviter de « consommer » de tels produits manifestement sacrifiés à des idoles que nous connaissons depuis longtemps ? J’ai conclu l’article précédent en citant l’injonction du Christ à être « comme des enfants ». Il faut maintenant préciser qu’elle est valable face à Dieu, et non face à la vie ! Si nous n’avons aucune œuvre à accomplir pour gagner un Salut offert par grâce, nous sommes bel et bien appelés à « croître par la connaissance de Dieu » (Col. 1.10), parvenir à « un état d’homme fait, à la mesure de la stature parfaite de Christ » (Eph. 4.13). Le terme grec ἀνήρ τέλειος, traduit dans cette version par « homme fait » renvoie à la notion de maturité, et surtout, dérive de « télos », qui signifie le but, l’objectif.
Nous sommes en devenir, nous portons une âme d’enfant qui n’a pas tout perdu de son innocence et que nous pouvons retrouver à l’occasion d’une belle histoire ou d’un duel à l’épée laser, mais nous savons où nous nous dirigeons, au contraire « d’enfants flottants et emportés à tout vent de doctrine, par la tromperie des hommes, par leur ruse dans les moyens de séduction » (Eph. 4.14). Ces versets peuvent tout à fait s’appliquer à ce que risque de devenir la pop-culture : une doctrine politiquement correcte nous maintenant dans une enfance consumériste et aveugle, une dépendance à nos fantasmes irréalisable, un triste retour à la caverne de Platon où les ombres sont photocopiées à l’envi.
D’aucuns diraient qu’il nous faut quitter le Pays Imaginaire. Je présenterai dans le dernier article de la série en quoi nous pouvons aussi tenter de le reconquérir.