Rien de nouveau sous le soleil…
La destinée de la célèbre saga Star Wars symbolise remarquablement bien l’évolution de la pop-culture. Personne ne croyait dans le succès du premier film de La guerre des étoiles en 1977 : à cette époque, la science-fiction était encore un genre littéraire réservé à des connaisseurs, et se traduisait plutôt par des navets désargentés au cinéma. Star Wars a pourtant marqué la culture pour la qualité de ses effets spéciaux et la vision unique de son auteur, Georges Lucas. Il a généré une quantité phénoménale de produits dérivés, tout en se limitant à six films en 30 ans. Après une longue histoire d’amour/haine avec ses propres fans, Lucas a fini par vendre les droits de son œuvre à Disney en 2012 pour la somme de 4 milliards de $. Fait inédit dans l’histoire, Disney a alors trié « l’univers » de Star Wars entre un « canon » et des « légendes », introduisant ainsi un nouvel échelon de fiction au sein de la fiction… autrement dit, certaines histoires de Star Wars sont des légendes pour les personnages eux-mêmes ! L’objectif de Disney était bien sûr d’imposer ses propres productions comme étant « canoniques ».
Cependant, le bilan en est très mitigé, puisque l’engouement initial pour les trois nouveaux Star Wars, malgré d’indéniables bénéfices financiers, a rapidement laissé la place à de vives critiques, et même des moqueries pour leurs incohérences évidentes. Un préquel sur Han Solo a été un échec au box-office en 2018. Depuis, Disney multiplie les séries, au rythme d’une nouvelle chaque année (The Mandalorian, Obi-Wan Kenobi, Andor, etc.), et a rattaché l’univers unique de Star Wars à sa politique promotionnelle d’inclusion et son engagement progressiste. On se souviendra d’un vague baiser entre deux figurantes à la fin du neuvième opus, une scène facile à couper d’une future réédition DVD si le vent venait à tourner, et du licenciement de l’actrice Gina Carano de la série The Mandalorian. Celle-ci avait comparé sur Twitter le fait d’être sénateur républicain avec le fait d’être juif pendant la Shoah… une comparaison franchement abusive, mais il faut noter qu’un autre acteur de la série, Pedro Pascal, avait pour sa part comparé la détention de migrants sud-américains avec les camps de concentration sans être inquiété.
D’espace de liberté créative à forte connotation spirituelle, Star Wars est devenu un simple rouage dans une machine globale appliquant les mêmes recettes à toutes ses productions et privilégiant l’autoréférence sur le multiculturalisme d’autrefois.
Il n’est pas toujours simple de garder la tête froide et de résister à la peur lorsque l’on mesure le degré de compromission et de cynisme des géants modernes de la culture et du divertissement. Nous sommes souvent tentés de céder au registre de l’indignation, celui-là même sur lequel jouent les lobbies LGBT, et de voir des complots partout, en sous-estimant l’intrication d’enjeux parfois antagonistes autour d’un même thème. De même que, du temps d’Israël, les grandes puissances voisines se retrouvaient plus souvent adversaires les unes des autres qu’alliées (relire par exemple 2 Rois 24, 2 Chroniques 25.20, Nahum 1 qui fait référence à l’invasion de l’Assyrie par Babylone), nous assistons aujourd’hui au même jeu permanent entre intérêts politiques, économiques et idéologiques.
Cette lecture du fonctionnement de notre société inspirée par l’ancien testament n’a pas pour but de se substituer à une vraie analyse politique et sociale, et la comparaison d’Israël à l’époque avec l’Église aujourd’hui doit être nuancée par la présence de Jésus à la tête du royaume de Dieu. Elle permet en revanche de considérer la place de l’Église comme un lieu de résistance spirituelle face aux idéologies (sans nous illusionner sur sa capacité à rester exempte de toute influence), d’acquérir la certitude que Dieu continue à alterner les temps de patience et de châtiment, et que les nations et les grandes entreprises restent des « bâtons dans sa main » (Es. 10.5).
Ainsi, l’hégémonie Disney engendre de plus en plus de contestations, ses résultats dans les salles de cinéma et sur sa plateforme sont en diminution, et ses quotas systématiques sont de moins en moins bien perçus. Dans son histoire, l’art n’a cessé de se dédoubler entre art officiel et art contestataire, académisme et expérimentation. Nul doute que Disney produira ses propres détracteurs et rebelles, des Van Gogh, des Stravinsky et des Apollinaire qui n’auront même pas besoin de recourir à la morale pour révéler le vide esthétique et spirituel de ses productions.
L’individualisme post-moderne reste un contre-poison efficace : si la pensée Woke s’impose en nouvelle morale, elle se heurte déjà au si précieux interdit d’interdire, et pourrait se décrédibiliser à force de positions radicales et caricaturales.
Pain et lumière
Un chrétien conscient de la triste réalité de la culture contemporaine doit-il supprimer son abonnement aux plateformes ? Dans la mesure où la culture est devenu un produit de consommation, nous pouvons comparer cette question à celle de l’alimentation.
Lorsqu’il évoque dans 1 Corinthiens 10 le problème moral que peut poser la consommation de viandes sacrifiées aux idoles, Paul pose deux principes : la liberté du croyant qui sait que, même utilisée d’une mauvaise manière par des païens, la nourriture reste un don de Dieu, et la responsabilité face aux autres croyants : « Je parle ici, non de votre conscience, mais de celle de l’autre. », écrit-il alors qu’il prépare la présentation dans les chapitres 13-14 du principe ultime du croyant : l’amour.
Nous pouvons nous différencier en faisant preuve d’une compréhension profonde de la pensée de l’autre et de ce qui le relie à une recherche spirituelle.
Cette approche me semble pouvoir s’appliquer à la pop-culture. Paul invitait les chrétiens de Corinthe à n’être « en scandale ni aux Grecs, ni aux Juifs, ni à l’Église de Dieu » ; ainsi, une posture de censure excessive est rarement un témoignage parlant pour nos contemporains, surtout lorsqu’elle trahit une méconnaissance des objets d’étude, tandis que le laxisme et le manque de vigilance peuvent ouvrir la porte à de mauvaises influences, en particulier pour nos enfants. Nous pouvons plutôt nous différencier en faisant preuve d’une compréhension profonde de la pensée de l’autre et de ce qui le relie à une recherche spirituelle. Plutôt que de dévaloriser une culture, il me semble plus profitable de montrer en quoi elle ramène inévitablement aux grandes questions de la mort et de l’existence, de même que Jésus, devant la Samaritaine, partait de sa propre soif pour parler de l’eau qui étanche toutes les soifs.
Pour rester dans cette comparaison, Jésus cite Deutéronome 8 lorsqu’il rappelle que « l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». De même que le pain que propose Jésus est d’une toute autre nature que le pain qui sort de nos fours, le message de la Bible intervient à un degré bien supérieur de réalité que les propositions culturelles humaines. Cela ne signifie pas que nous devons les mépriser : Jésus a profité pendant sa vie sur Terre des mets et du vin produits par les hommes et les femmes de son temps, et les a très souvent utilisés comme symboles et indices de la vérité. Nous pouvons de la même manière travailler sur les nombreuses aspirations qu’exprime la pop-culture, en consommer raisonnablement, et partager à nos contemporains quelque chose « de plus ».
Si vous vous demandez comment réagir face à la pop-culture, mon premier encouragement serait de garder les yeux ouverts. Jamais l’humanité n’a été ainsi exposée à une telle masse d’histoires et de contenus, accessibles dans notre poche, partout où nous sommes et où nous nous déplaçons. C’est pourquoi il me paraît plus que jamais essentiel de considérer notre œil comme « la lampe du corps » (Matthieu 6) : cette image est parfois mal comprise, car Jésus renverse le rôle de l’œil…au lieu de recevoir la lumière, c’est lui qui éclaire le reste du corps (et les autres). Il s’agit là de la lumière de la compréhension, et de notre lumière spirituelle qui émane directement de la Lumière du monde. Un œil en bon état est un œil clairvoyant, pénétrant, et donc capable de dépasser tout ce qui peut réduire son champ de vision pour livrer des interprétations à la fois mesurées et novatrices. Pour recourir à une formule plus simple, il s’agit pour un chrétien de n’avoir ni froid aux yeux ni les yeux dans sa poche !

La tentation pour un croyant est de considérer, parfois inconsciemment, sa foi comme une idéologie parmi d’autres sur le marché des doctrines, et de tout mettre en œuvre pour prouver que son système de pensée est meilleur que les autres, convaincus que nous pouvons être de connaître la vérité. C’est oublier que la foi ne fonctionne ni comme une idéologie ni comme une culture.
La foi est une autre approche de la vie et du monde, une manière unique de regarder et d’entrer en relation avec les autres, marquée par « l’espérance des choses à venir ». Même s’il est naturel que des traditions musicales, picturales, et des signes distinctifs se soient développés au fil des siècles, il ne devrait pas y avoir de culture chrétienne au même titre qu’il existe des cultures nationales. C’est pourquoi je suis aussi réservé sur le cinéma « chrétien » : comment peut-on parler de « cinéma d’évangélisation » pour des films que seuls des chrétiens vont voir dans des réseaux catholiques dédiés ? Un film partageant des témoignages sur la foi ne devrait-il pas être pensé dès le départ comme un film capable d’atteindre les autres ? Une série comme The Chosen apporte une réponse assez inédite, en adoptant les codes des séries TV pour témoigner.
Pour un chrétien dans l’arène des idéologies, une bonne manière de se différencier reposera sur sa capacité non pas à prouver que sa raison est plus raisonnable, mais dans sa compréhension supérieure de l’autre : si les films et les séries d’aujourd’hui sont l’expression la plus vive des rêves secrets de nos contemporains, alors le chrétien doit être comme Joseph ou Daniel face aux énigmes qui privent les rois de leur sommeil, et devenir celui qui peut apporter grâce à la Bible une interprétation lumineuse, là où tous les autres analystes ont échoué. Je ne critique pas ici l’approche apologétique et les débats d’opinions dans lesquels les croyants sont aussi appelés à s’engager, mais le risque de s’enfermer dans une polémique stérile amenant à rabaisser la valeur du message évangélique pour en faire un slogan : Paul n’est pas descendu dans l’arène pour crier « Grand est le Dieu des Hébreux » face aux sculpteurs de statues de Diane d’Ephèse (Actes 19), mais il a su saisir l’opportunité d’un autel dédié à un dieu inconnu à Athènes pour « rebondir » et amener à Christ (Actes 17).
Bien sûr, comprendre la culture environnante et aiguiser son regard ne sont que l’amont de la relation entre le croyant et le monde, et ne constituent que les premières lignes d’un dialogue qui doit mener à annoncer l’Evangile. Je souhaite simplement encourager les chrétiens à étudier et à apprécier l’art et la culture, et à comprendre que, de même que l’Homme est créé à l’image de Dieu, la création humaine est à l’image de la Création dans son ensemble : en situation de Chute, mais destinée à être restaurée.
La pop-culture reste riche de sens, et trop souvent réduite à sa dimension mercantile. Bien qu’elle soit orientée sur le rêve, l’enfance et le fantasme, bien qu’elle soit récupérée par les GAFAM pour créer une fausse complicité avec le consommateur, ses facilités ne doivent pas masquer sa capacité à porter des discours d’un grande valeur sur notre monde et sur nous-mêmes. À n’en pas douter, les geeks se révèlent ouverts à la spiritualité et, même s’ils comptent dans leurs rangs nombre de nihilistes ayant perdu foi jusque dans la réalité elle-même ou d’aficionados du transhumanisme, parler de Dieu reste bien plus toléré dans les milieux des « gamers » ou des « rolistes » que dans les universités et les entreprises.
Pour conclure, je vous partage une belle définition de la créativité par le psychologue J. Bruner, qui me parle en tant que croyant en ce qu’elle invite à m’appuyer sur la Bible pour remettre en cause mes schémas de pensée : « The essence of creativity is figuring out how to use what you already know in order to go beyond what you already think »[1]