« Ah ! Du shampoing … » Esther allait oublier. Elle doit revenir sur ses pas. Dans le rayon des produits de toilette, son regard tombe sur les savonnettes. Elle a toujours préféré les savonnettes à ces pousse-pousse de savon liquide sans personnalité. Elle prend en main une savonnette, emballée. Ah ! Le parfum … Fleur d’oranger. Une autre : chèvrefeuille. Elles ouvrent, chacune, un espace de jardin. Elle aime sortir la savonnette de sa coque de papier, souvent si jolie qu’elle a du mal à la mettre à la poubelle. Mais voilà, elle sait exactement quelle somme d’argent elle a, dans son porte-monnaie, et qu’elle ne peut céder à n’importe quel caprice. Cela n’a pas tant d’importance. Se montrer reconnaissant, déjà, pour ce que l’on peut avoir …
Tandis qu’Esther s’entretient avec elle-même, dans un état de semi-rêverie, il se fait du mouvement, et du bruit, plus loin. Ça court. Ça crie. Oui, ça crie même fort ! Qu’est-ce qu’il se passe ? D’où elle est, elle ne voit pas. Elle s’avance, au bout du rayon, et lance son regard vers les caisses. Elle ne voit pas bien, mais un groupe s’est constitué, autour de quelqu’un, des vendeuses du magasin, et elle identifie aussi les deux vigiles. Enfin, ça ne la regarde pas … Qu’est-ce qu’elle devait encore chercher ? Dans la poche de sa veste, elle trouve la petite liste qu’elle avait écrite. De la levure … Elle est où, déjà ? Ils changent si souvent les choses de place, dans les rayons…
Cette fois, le ton monte. Le lundi matin, il n’y a pas grand monde, mais personne, dans le supermarché, ne peut ignorer qu’il est en train de se produire quelque chose d’anormal. On est, malgré soi, attiré comme par un aimant.
Esther a rassemblé tout ce qu’il lui fallait. Il faut donc bien, maintenant, qu’elle se dirige vers une caisse. Elle pousse son charriot, devant elle, comme une protection. Elle s’avance, lentement. Et elle voit alors qu’il s’agit d’une femme, plus âgée qu’elle, mal habillée. Hors d’elle, elle s’agite, et gesticule dès qu’on la touche. Elle hausse le ton, en vient même à crier, crier encore. Tout le monde la regarde, se regarde, en silence, gêné. Ce qui se passe ne devrait pas se passer. Non, ça ne devrait pas … Mais ça se passe quand même, là, sous vos yeux. Alors que faire ?
Esther est deux caisses plus loin que la femme en crise, mais ses yeux la cherchent. Elle la regarde et elle voit que l’autre la voit, et, l’ayant regardée, elle est remplie de compassion pour elle. Mais l’autre a quitté ses yeux et repart, dans ses cris et ses gémissements, insupportables.
Esther est sortie du magasin. Et là, elle voit arriver un fourgon de gendarmerie. Les bras lui tombent. Ils passent devant elle. Trois hommes, décidés. Derrière les vitres, elle voit à l’intérieur, mais n’entend plus. La femme est dans tous ses états. Des choses se mettent à voler, lancées par elle. Et puis elle se laisse tomber au sol. On la tire. On la force à se remettre debout. Elle doit hurler. « La pauvre femme … » pense Esther.
Les gendarmes ressortent en la tenant fermement, mais elle cherche à se dégager, en vociférant. Elle y parvient, se met à courir. Elle tombe. Esther accourt, et l’aide à se relever. Elle la regarde droit dans les yeux : « Vous devez beaucoup souffrir, madame, » lui dit-elle. La femme tombe dans ses bras, en pleurs.
Un gendarme vient jusqu’à Esther, qui caresse la tête de la femme, lentement. Il ne quitte pas Esther des yeux, stupéfait, et lui dit : « Comment vous avez fait ? »
Marc 10 : 21
« Jésus, l’ayant regardé, l’aima. »