Les deux sœurs se sont retrouvées pour une promenade au bord de l’étang. C’est l’automne. Un jour plein d’or, dans les arbres. Mais il commence à faire frais.
« Tu es trop mignonne, avec ce bonnet ! »
La marche leur fait du bien. Elles profitent surtout de ce moment pour échanger, concernant leur vie, de famille en particulier.
« Il faut que je te parle de Julien…
– Il y a un souci ?
– Non, non. Julien est un bon garçon. Il travaille bien. Mais il grandit …
– Pourquoi « mais » ? Tant mieux, s’il gagne en maturité.
– Bien sûr ! Mais pas sans souffrance … »
Elles avancent, d’un bon pas, sur le chemin plein de lumière.
« J’ai senti que Julien avait quelque chose à me dire, et qu’il n’osait pas. Les années collège ne sont pas faciles et moi, je ne veux pas faire intrusion dans son espace personnel. Quand même, je voyais bien qu’il était travaillé…
Tu sais que notre nom de famille est d’origine juive. Les arrière grands-parents de Paul étaient encore des juifs pratiquants.
– Ah bon ! Non. On n’en a jamais parlé.
– C’est un fait. On n’en avait jamais parlé non plus avec Julien, parce que ça ne s’imposait pas. Mais leur professeur de français leur a fait lire une page de l’écrivain Albert Cohen, où il raconte comment, enfant, il a pris conscience de son identité en se faisant traiter de « Sale juif ! » Le texte est saisissant, magnifique. Après ce cours, alors qu’il était entouré de camarades de classe, l’un d’eux a dit à Julien : « Au fait, toi aussi tu portes un nom juif… T’es juif ? »
Voilà ce que Julien n’osait pas demander : est-ce qu’on est des juifs, nous ? »
« Julien s’est pris de passion pour le sujet. Tu le connais : il a toujours fonctionné de cette manière. Quand il a un nouveau centre d’intérêt, il s’y engouffre. A la fois, c’est une bonne chose, parce qu’il acquiert des connaissances, par lui-même, en profondeur, et, en même temps, il est tellement passionné qu’il ne prend plus de distance.
Je l’ai vu devenir plus sombre, inquiet. Et j’ai compris. Il a levé ses grands yeux noirs sur moi et m’a dit : « Comment ils ont pu leur faire « ça », maman ? Tu te rends compte : six millions de juifs exterminés pendant la seconde guerre mondiale… Même les enfants… Je ne comprends pas. Qu’on punisse ceux qui ont mal agi, je comprends. Mais, là, où est la faute ?
Si on avait vécu à cette période, ils auraient pu débarquer chez nous n’importe quand, et nous faire partir dans les trains… »
« Ce n’est pas fini.
Il est difficile de contrôler à la fois ce qu’ils lisent et ce qu’ils regardent. Julien a visionné un film, sur le pédagogue polonais, Janusz Korczak, un juif assimilé, qui a réellement existé. Il a fondé plusieurs orphelinats à Varsovie et a été forcé de s’installer dans le ghetto, à l’invasion de la Pologne par les allemands. Il refuse qu’on lui fasse de faux-papiers et, quand les soldats SS viennent arrêter près de 200 enfants juifs, pour les mener vers le camp de la mort de Treblinka, il choisit de partir avec eux, en convoi, en leur donnant la main. Et quand ils doivent monter dans le train, sachant tout ce qui devait lui arriver, il s’avance, avec eux.
Julien pleurait en me racontant. »
Les deux sœurs se regardent de toute la profondeur de leurs yeux.
Jean 18 : 4
« Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver, s’avança… »