L’intime et le spectaculaire
Le titre d’Oppenheimer ne ment pas : plus qu’un récit historique ou qu’un biopic classique, ce film tente d’approcher au plus près la personnalité complexe de celui dont on se souvient comme l’inventeur de la bombe atomique. Les époques, les visions, les rêves, différentes perceptions de l’écoulement du temps se mêlent dans un montage au rythme implacable, reproduisant le flux intérieur de nos pensées : de même qu’elles passent d’un sujet à l’autre, d’un souvenir à une crainte anticipée ou à un détail qui nous a marqués, le film nous plonge dans une suite d’images à la fois intimes et spectaculaires, jusqu’à nous inspirer un sentiment d’étourdissement.
La forme fait l’objet d’un travail d’orfèvre : certaines scènes sont en noir et blanc, projetées pour la première fois sur du 70 mm (le plus grand format de pellicule utilisé dans le cinéma non expérimental), la projection Imax agrandit démesurément des textures de peau et des regards, donnant à des iris une taille cosmique, et le travail sur le son nous emporte dans une tension permanente. Là encore, ce choix de mettre les moyens immenses d’un blockbuster hollywoodien au service d’un drame intime, de juxtaposer la vie d’un homme avec les conséquences sur l’humanité a un sens profond, puisqu’il traduit le vertige que l’on peut ressentir face à la physique quantique, qui unit l’infiniment petit des particules à l’infiniment grand de l’univers.
Ne serait-ce que pour sa durée de 3 heures, on pense à des adjectifs mythologiques, comme « titanesque », « olympien »… et justement, le film s’ouvre par une citation comparant Oppenheimer à Prométhée, le dieu mythologique qui a volé le feu sacré pour le donner aux hommes, une image utilisée ici pour désigner la bombe nucléaire.
Un choix impossible
Oppenheimer pose des questions passionnantes pour un croyant au travers de trois thématiques majeures :
- le choix moral entre la vie et la mort ;
- le rôle du responsable du projet Manhattan en tant que prophète d’une potentielle « fin du monde » ;
- le jugement du bien et du mal.
En dépeignant l’invention de la bombe comme un sacrilège, le film pose clairement une limite que l’être humain n’aurait pas dû franchir : la décision d’administrer la vie ou la mort, que nul ne peut assumer.
La question qui tourmente Oppenheimer, jusqu’à lui faire confondre les cris de joie de l’assistance avec les hurlements des morts de l’explosion, est celle de sa responsabilité : en créant la bombe atomique, il a donné à l’humanité le moyen de sa propre destruction, et s’est condamné, comme Prométhée dont un aigle dévorait chaque jour le foie, à être rongé par le remords. En dépeignant l’invention de la bombe comme un sacrilège, le film pose clairement une limite que l’être humain n’aurait pas dû franchir : la décision d’administrer la vie ou la mort, que nul ne peut assumer.
Le choix n’est pas seulement difficile parce qu’il implique des morts des deux côtés, mais, comme Oppenheimer s’en ouvre à Einstein, parce que les conséquences en chaîne ne sont pas maîtrisables. De même que, dans le process mis en jeu par la bombe, des neutrons frappent un noyau atomique, libérant d’autres neutrons allant frapper d’autres noyaux, le simple fait qu’un pays recherche la bombe entraîne les autres à le faire par précaution. Nous retrouvons là un mécanisme bien connu, celui de la spirale de la violence : puisque tu m’as causé du tort, je t’en cause un plus grand encore,
Le choix n’est donc pas seulement entre deux solutions imparfaites comme dans le dilemme de l’aiguilleur[1], il consiste aussi à se laisser entraîner ou à briser l’engrenage.
Lorsqu’Oppenheimer enjoint au président Truman d’ouvrir immédiatement des négociations avec l’URSS pour empêcher la prolifération de ces armes et empêcher la fin du monde, il joue un rôle qui n’est pas éloigné de celui des prophètes de l’Ancien Testament. D’abord, il « voit » avant les autres les conséquences de cette invention, c’est pourquoi il ne peut que verser des larmes lorsque les autres célèbrent la fin de la guerre contre le Japon. Ses visions, sa reconnaissance en tant que scientifique, lui permettent d’approcher les puissants de ce monde, exactement comme Joseph ou Daniel qui avaient pu conseiller les rois parce qu’ils avaient une réponse à apporter aux énigmes qui hantaient leurs rêves. Bien sûr, il n’est pas écouté, les recherches se poursuivront jusqu’à la bombe H, plus destructrice encore, et le monde entrera dans l’équilibre de la terreur.
Ensuite, il est celui qui insiste sur les conséquences pour le monde de l’invention de l’arme. Oppenheimer se plaît à citer une poésie hindouiste (je suis devenu la Mort, le destructeur de mondes), mais il aurait tout aussi bien pu penser à Ezéchiel pour la description des effets de l’arme (Je ferai pleuvoir le feu et le soufre sur lui et sur ses troupes, et sur les peuples nombreux qui seront avec lui, Ez. 38.22) ou à Osée pour le concept de réaction en chaîne (puisqu’ils ont semé du vent, ils moissonneront la tempête, Osée 8.7) ! Rappelons ici que les prophètes hébreux n’annonçaient pas seulement un châtiment à venir, mais aussi une restauration.
Enfin, le film évite tout simplisme en explicitant les enjeux de la création de la bombe A : personne ne l’a fait de gaîté de cœur, mais il fallait la découvrir avant les nazis et éviter plus de morts en poussant les Japonais à capituler. Chaque ligne narrative se déploie à partir d’une question morale. Oppenheimer souffre d’avoir choisi de provoquer la mort d’un nombre limité de personnes pour éviter plus de morts encore, mais il est lui-même victime de l’injustice d’une enquête pour trahison motivée par un rival jaloux… tout en se rendant coupable d’une attitude totalement injuste envers son épouse, qu’il trompe alors qu’elle-même le soutient. Dans un monde complexe, quelle peut être la référence pour distinguer le bien du mal ?
Dans un monde complexe, quelle peut être la référence pour distinguer le bien du mal ?
Nous sommes souvent mal à l’aise en pensant au « jugement dernier », avec le cortège de destructions que l’Apocalypse décrit et cette terrible idée que ceux qui ont refusé le Christ n’auront pas part au Salut. Pourtant, c’est aussi le moment où nous serons délivrés de tous les dilemmes… pensez à tous ces moments où vous pensiez être face à une situation simple, qui est devenue si complexe (c’est souvent le cas dans les relations humaines), où toute solution entraînait quelque part une souffrance. Les passages de la Bible évoquant la fin des temps n’insistent pas tous sur la désolation, Paul nous dit que « le Seigneur mettra en lumière tout ce qui est caché dans les ténèbres et il dévoilera les intentions véritables qui animent les cœurs. Alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui revient » (1 Cor. 4,5). Pour reprendre la parabole du Semeur en Matthieu 13, le bon grain sera séparé de l’ivraie : comprenons par là que le juste, si souvent vaincu et humilié sur terre, sera restauré… nos actes seront examinés un peu comme la commission d’enquête que nous voyons dans le film, mais jamais un non-coupable (c’est-à-dire toute personne s’étant repentie !) ne sera condamné.
Oppenheimer exprime magnifiquement la solitude d’un homme qui se retrouve à assumer les écrasantes responsabilités d’un dieu et réalise qu’il ne peut ni décider pour les autres ni suivre par lui-même une ligne morale stable.
Oppenheimer exprime magnifiquement la solitude d’un homme qui se retrouve à assumer les écrasantes responsabilités d’un dieu et réalise qu’il ne peut ni décider pour les autres ni suivre par lui-même une ligne morale stable. C’est dans les contours de l’immense vide qu’il crée, un vide de sens et d’espérance pour l’avenir, que nous pouvons deviner la forme de notre Dieu, qui a déjà résolu la question de la survie ou non de l’humanité en sacrifiant son propre Fils à notre place.
Proposez un débat, lancez-vous un défi !
— Avez-vous déjà été confronté à un choix difficile, provoquant de la souffrance dans les deux alternatives ? Comment peut-il être résolu ?
— En tant que croyants, comment réagissons-nous face aux discours actuels de fin du monde (que ce soit la guerre nucléaire ou la fonte des glaces) ? Nous focalisons-nous sur la destruction irrémédiable, ou pensons-nous aussi au retour de Jésus comme un accomplissement de notre espérance ? Prenons un moment pour réfléchir à ce qui nous anime : peur, confiance, indifférence au sort du monde ?
OPPENHEIMER, un film de :