Une grande œuvre de ce temps …
Que Le Clezio soit un des plus grands écrivains français de ce temps est une évidence. Son œuvre a été récompensée par une dizaine de prix littéraires, avant qu’il ne reçoive la récompense suprême : le Prix Nobel de littérature, qui lui fut décerné en 2008, pour l’ensemble de son œuvre, reconnue alors comme une des œuvres majeures de la littérature mondiale.
Le Clezio est né à Nice, en 1940. Sa famille a des origines bretonne et mauricienne. La mer, les îles… D’emblée apparaît le lien de cet écrivain avec l’Ailleurs. Une de ses caractéristiques majeures est son ouverture aux autres, à la différence, et en particulier celle des cultures. Le Clezio est bien un très grand écrivain humaniste, ayant le souci de tout Homme, quel qu’il soit.
Au début de sa carrière littéraire, Le Clezio se relie à la modernité, avec des ouvrages dont la forme, et l’écriture sont très travaillées, novatrices. Immédiatement, il est distingué par un grand prix littéraire français : le Prix Renaudot, pour Le Procès verbal, en 1963. Mais Le Clezio évoluera vers une écriture et des histoires, plus classiques, dans leur structure. Son œuvre est volumineuse, et variée : romans, nouvelles, essais, biographie… Cet homme discret, à la voix grave et chaleureuse, possède un réel pouvoir d’enchanter son lecteur.
L’ouvrage, par lequel nous tenterons une incursion dans cette œuvre, sera l’une des histoires contenues dans le recueil Mondo et autres histoires. Il s’agira, précisément, de Mondo. Un texte que l’on n’oublie pas, après l’avoir lu.
Dans ces articles sur la littérature contemporaine, je me pose la question : comment le spirituel advient-il dans l’œuvre ? Eh bien, cette question est particulièrement adaptée à ce texte. Elle en constitue même le moteur, en quelque sorte. Je veux dire que, d’une manière imagée, Le Clezio, dans ce récit de quatre-vingt pages, répond à cette question : comment le spirituel peut-il advenir dans la vie, dans nos vies ?
Qui est Mondo ?
Mondo est le personnage principal de l’histoire : un héros. Non pas une figure de force et de puissance, mais un vrai héros, tout de même. Dès le premier paragraphe, nous en avons le portrait : « C’était un garçon d’une dizaine d’années, avec un visage tout rond et tranquille, et de beaux yeux noirs un peu obliques. Mais c’était surtout ses cheveux qu’on remarquait, des cheveux brun cendré qui changeaient de couleur selon la lumière, et qui paraissaient presque gris à la tombée de la nuit. » Petit garçon d’apparence asiatique, Mondo n’est pas un personnage réaliste. D’ailleurs son nom, particulier, le dit bien : « Mondo », le monde… D’emblée, Le Clezio souligne l’étrangeté de son personnage : « Personne n’aurait pu dire d’où venait Mondo. Il était arrivé un jour, par hasard, ici dans notre ville, sans qu’on s’en aperçoive, et puis on s’était habitué à lui. » Mondo est : celui qui vient d’ailleurs, et dont la vocation est aussi de rappeler l’Ailleurs, l’existence d’un Ailleurs.
Au travers de cet enfant, Le Clezio cherche à incarner un principe, qu’on pourrait qualifier de « spirituel » : la demande de l’Amour. Après l’avoir décrit, voici la première scène où Mondo apparaît en action : « Quand il arrivait vers vous, il vous regardait bien en face, et ses yeux étroits devenaient deux fentes brillantes. C’était sa façon de saluer. Quand il y avait quelqu’un qui lui plaisait, il l’arrêtait et lui demandait tout simplement : « Est-ce que vous voulez m’adopter ? » Et avant que les gens soient revenus de leur surprise, il était déjà loin. » Quelle belle invention que celle de ce petit garçon, venu de nulle part, et qui demande l’amour ! On pourrait établir un lien avec la philosophie morale d’Emmanuel Lévinas, qui fait du « visage » le concept central de son système, ce visage qui, au-delà des traits particuliers d’ « un » visage, représente la nécessité que nous éprouvons tous d’être reconnus par autrui. Ce que le philosophe dit, de manière abstraite, le conteur l’incarne, dans cette petite scène, qui se répète, dans le récit, et qui est la plus emblématique du personnage.
Ce petit Mondo est vraiment un être fabuleux. Parallèlement à ces « histoires », rassemblées dans Mondo et autres histoires, Le Clezio rédigea un essai, intitulé : L’inconnu sur la terre. On saisit l’écho avec l’histoire de Mondo. Mondo, c’est l’inconnu sur la terre. Il est totalement innocent et en relation directe avec les Eléments : l’eau, en particulier. Il n’aime rien tant que se poser, tel une mouette, et regarder la mer : « Mondo restait longtemps assis sur son brise-lames, à regarder les étincelles sur la mer et à écouter le bruit des vagues. Quand le soleil était plus chaud, vers la fin de l’après-midi, il s’allongeait en chien de fusil, la joue contre le ciment tiède, et il dormait un peu. »
Mondo n’a pas de maison : « A cette époque-là, il n’habitait vraiment nulle part. Il dormait dans des cachettes, du côté de la plage, ou même plus loin, dans les rochers blancs à la sortie de la ville. C’étaient de bonnes cachettes où personne n’aurait pu le trouver. » Il vit de rien, il glane, sur les marchés. Mondo n’a besoin de rien, de rien de matériel, surtout. On peut aussi voir en lui la sobriété même : « Mondo marchait lentement vers la mer en mangeant le morceau de pain. Il le cassait par petits bouts, pour le faire durer, et il marchait et mangeait sans se presser. Il paraît qu’il vivait surtout de pain, à cette époque-là. Tout de même il gardait quelques miettes pour donner à des amies mouettes. »
On le comprend, ce petit être a vraiment de quoi fasciner le lecteur !
Les autres, autour de Mondo
Le mode de relation de Mondo avec les autres est très particulier : d’un côté ceux qu’il n’aime pas, et, de l’autre, ceux qu’il aime.
Quand il n’aime pas, il s’agit d’un problème d’appartenance à des mondes différents, de modes de vie trop opposés. Mondo n’aime pas les gens pressés : « Les journées passaient vite, du matin jusqu’au soir. Si on n’y prenait pas garde, elles s’en allaient plus vite encore. C’est pour cela que les gens étaient toujours si pressés. Ils se dépêchaient de faire ce qu’ils avaient à faire avant que le soleil redescende. A midi, les gens marchaient à grandes enjambées dans les rues de la ville. Ils sortaient des maisons, montaient dans les autos, claquaient les portières. Il aurait bien voulu leur dire : « Attendez ! Attendez-moi ! » Mais personne ne faisait attention à lui. » Il s’agit là de la catégorie des gens qui passent à côté de leur vie, de la vie, de Mondo. Ce sont ceux qui se laissent absorber, totalement, par la vie sociale, qui n’est pas la vie authentique. Ceux qui ont besoin de poser des questions pour vous situer… « Il y avait des gens qui auraient bien voulu (l’adopter ), parce que Mondo avait l’air gentil, avec sa tête ronde et ses yeux brillants. Mais c’était difficile. Les gens ne pouvaient pas l’adopter comme cela, tout de suite. Ils commençaient à lui poser des questions, son âge, son nom, son adresse, où étaient ses parents, et Mondo n’aimait pas beaucoup ces questions-là. »
Ceux qu’il aime ne posent pas ces questions, embarrassantes et vaines : « Mondo aimait bien Giordan le Pêcheur, parce qu’il ne lui avait jamais rien demandé. Il avait un visage rougi par le soleil, marqué de rides profondes, et deux petits yeux d’un vert intense qui surprenaient. » Ceux que Mondo aime ont les yeux et le cœur purs, ce pourquoi ils surprennent… Ils sont hors de la sphère de la rentabilité : « Mondo aimait bien ceux qui savent rester assis au soleil sans bouger et sans parler et qui ont des yeux un peu rêveurs. » Le Clezio propose donc d’autres valeurs : la contemplation de la nature ; le silence ; le rêve… L’histoire de Mondo n’obéit pas aux codes traditionnels du récit à intrigue. Il s’agit plutôt d’une errance du personnage, au gré de ses rencontres : la pauvre pêcheur ; le gitan ; le cosaque ; le « vieux Dadi » ; un peintre ; un rempailleur de chaises ; un facteur ; une petite femme vietnamienne, Thi Chin… Tout ceux-là sont des pauvres de cœur, mais riches en intériorité.
Le Clezio n’est pas un donneur de leçon, mais, nécessairement, le lecteur est amené à s’interroger : et moi, à quelle catégorie est-ce que j’appartiens ?
La rencontre avec Mondo
Entrer en contact avec ce petit garçon est du même ordre que, dans les contes, avoir l’apparition d’une fée. Il ne serait d’ailleurs pas déplacé, à propos de ce petit Mondo, de parler d’un « enfant-fée ». Par conséquent, il n’est pas étonnant que la mise en présence de Mondo ait des effets très particuliers, et bénéfiques, bien sûr. Mondo ne « veut » pas faire le bien : il est ce qu’il est, tout simplement. Mais c’est précisément son être-au-monde si particulier qui fait de lui une sorte de remède aux maux du temps présent : « Mondo connaissait beaucoup de gens, ici, dans cette ville, mais il n’avait pas tellement d’amis. Ceux qu’il aimait rencontrer, c’étaient ceux qui ont un beau regard brillant et qui sourient quand ils vous voient comme s’ils étaient heureux de vous rencontrer. Alors Mondo s’arrêtait, il leur parlait un peu, il leur posait quelques questions, sur la mer, le ciel ou sur les oiseaux, et quand les gens s’en allaient ils étaient tout transformés. Mondo ne leur demandait pas des choses très difficiles, mais c’étaient des choses que les gens avaient avaient oubliées, auxquelles ils avaient cessé de penser depuis des années, comme par exemple pourquoi les bouteilles sont vertes, ou pourquoi il y a des étoiles filantes. C’était comme si les gens avaient attendu longtemps une parole, juste quelques mots, comme cela, au coin de la rue, et que Mondo savait dire ces mots-là. C’étaient les questions aussi. La plupart des gens ne savent pas poser les bonnes questions. Mondo savait poser les questions, juste quand il fallait, quand on ne s’y attendait pas. Les gens s’arrêtaient quelques secondes, ils cessaient de penser à eux et à leurs affaires, ils réfléchissaient, et leurs yeux devenaient un peu troubles, parce qu’ils se souvenaient d’avoir demandé cela autrefois. » Mondo a donc le pouvoir de relier à l’enfance, comme à l’origine, l’essentiel.
Mondo exerce un véritable pouvoir, lequel est un pouvoir de consolation : « Thi Chin voulait voir le visage de Mondo, mais tout était noir. Alors, tout d’un coup, elle se mettait à trembler comme si elle avait peur. Elle serrait la main de Mondo contre sa poitrine, et elle appuyait sa joue contre son épaule. Sa voix était toute bizarre et triste, comme si quelque chose lui faisait mal. « Mondo, Mondo … » Elle répétait son nom avec sa voix étouffée et son corps tremblait. « Qu’est-ce que vous avez ? » demandait Mondo. Il essayait de la calmer en lui parlant. « Je suis là, je ne vais pas partir, je ne veux pas m’en aller. » il ne voyait pas le visage de Thi Chin, mais il devinait qu’elle pleurait, et c’était pour cela que son corps tremblait. (…) « Ne soyez pas triste », disait Mondo. Il l’entraînait à l’autre bout du jardin. « Venez, nous allons voir les lumières de la ville dans le ciel. » (…) Il y avait même un avion qui passait en clignotant, et ça les faisait rire. Puis ils s’asseyaient sur le chemin de gravier, sans se lâcher la main. La petite femme avait oublié sa tristesse … »
A la fin du récit, Mondo disparaît aussi mystérieusement qu’il est apparu, et c’est Thi Chin, dont il fréquentait beaucoup la Maison de la Lumière d’Or, qui trouve le signe laissé par Mondo, qui avait commencé à apprendre à écrire : « Elle avait vu deux mots écrits en lettres capitales maladroites : TOUJOURS BEAUCOUP » Ce sont les derniers mots de l’histoire, et il est facile de comprendre qu’ils se rapportent à… l’amour.
Conclusion
Comment le spirituel advient-il dans une œuvre littéraire ? Pas toujours de la même façon, mais, dans le cas de « Mondo », il est clair qu’il arrive par l’intermédiaire du personnage même de Mondo. Dans cette conclusion, je me permettrai de pousser le texte de Le Clezio plus loin que ne va l’auteur, afin de montrer combien il est proche de la Révélation chrétienne dont, nous sommes bien d’accord, il n’a pas voulu témoigner, lui.
Concernant la nature même de Mondo. Nous avons vu qu’il est celui qui vient d’ailleurs, et qui représente l’inconnu sur la terre. Comment ne pas songer à « Emmanuel » ? Le nom donné à Jésus-Christ, et qui signifie : « Dieu parmi nous ». Le Fils de Dieu a quitté la gloire céleste pour être manifesté sur la terre, au temps de l’Incarnation. Bien sûr, il n’y a pas de commune mesure entre le personnage de cette histoire et le Christ. Toutefois, un parallèle peut être établi.
Ensuite, Mondo exprime la demande d’amour. A certaines personnes qu’il rencontre, il pose la question : « Est-ce que vous voulez m’adopter ? » On songe encore au Christ, dont le chemin sur terre est jalonné de rencontres avec des individus auxquels il demande de le suivre, de s’attacher à lui. Même cette idée de l’adoption est au cœur du message évangélique : « Dieu nous a prédestinés à être ses enfants d’adoption. » (Ephésiens 1 : 5)
De Mondo, il est dit qu’il n’a pas de maison, et va, de cachette en cachette. On entend, en écho, cette parole concernant le Christ : « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Mondo est proche des Eléments, de l’eau, spécialement. Or, le lien entre Christ et l’Eau est établi par les Evangiles : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif. »(Jean 4 : 14) Jésus est une « eau vive ». (Jean 4 : 10 / 11) On voit encore Mondo manger du pain rompu : « Il le cassait par petits bouts… »Comment ne pas songer, alors, au pain rompu de la Cène ?
Une question vous vient sans doute à l’esprit : Le Clezio avait-il tout cela en tête en écrivant ? Je ne puis évidemment pas répondre à sa place. Il existe un phénomène, en littérature, que l’on nomme « l’intertextualité » : il consiste à faire référence, de manière consciente ou pas, explicite ou implicite, à un texte préexistant.
La critique des « gens pressés », qu’on peut lire dans Mondo, rejoint à nouveau l’esprit évangélique. Mondo n’aime pas ceux qui sont remplis d’eux-mêmes et rivés à leurs possessions. Le Christ souligne la difficulté, pour les riches, à le suivre : « En vérité, je vous le dis, il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. » (Matthieu 19 : 23) Et notons qu’il y a bien des manières de se considérer comme riche… La contrepartie de cette vérité, nous la trouvons dans les Béatitudes : « Heureux les pauvres en esprit, dit Jésus, car le royaume des cieux est à eux. » (Matthieu 5 : 3) Ceux qui attirent Mondo pourraient entrer dans cette catégorie des pauvres de cœur. Ceux-là ne jugent pas, avec les critères du monde d’ici-bas : ils accueillent !
Terminons avec un retour sur l’effet produit par la rencontre avec Mondo. Il a le pouvoir de relier à l’essentiel. L’essentiel, selon la Bible, Parole de Dieu, consiste à rétablir la relation entre l’Homme et son Créateur, Dieu, qui est Amour : « Dieu est amour » (1 Jean 4 : 8) Cette relation au Père ne peut se rétablir que par le Fils, qui déclare : « Moi je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. » (Jean 14 : 6) Ce lien rétabli est source d’intense consolation : « Heureux les affligés, car ils seront consolés. » (Matthieu 5 : 4) Les derniers mots choisis par Le Clezio, pour clore son histoire, chaque Homme aimerait les entendre : je t’aime BEAUCOUP ; je t’aimerai TOUJOURS. Dieu, qui est l’Amour, absolu, peut seul assurer d’un tel amour.
Oui, Le Clezio, dans ce texte magnifique, a vraiment frôlé la Révélation biblique.