1 – Le concept d’« acosmisme »
Hannah Arendt (1906-1975) s’est imposée peu à peu comme un penseur majeur dans le domaine de la philosophie politique. Elle propose d’excellentes analyses portant sur le monde contemporain. Juive, émigrée aux États-Unis, c’est là qu’elle publie un de ses ouvrages de référence : Le condition de l’homme moderne, en 1958.
Rappel historique : en 1957, les Américains envoient dans l’espace leur premier satellite. Arendt est frappée par la formule d’un journaliste concernant l’évènement. Elle lui semble symptomatique. Il exprime le soulagement de voir accompli « le premier pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre. »
Voici le commentaire d’Arendt, dans l’ouvrage cité : « Si les chrétiens ont parlé de la terre comme d’une vallée de larmes, si les philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile prison de l’âme, personne, dans l’histoire du genre humain, n’a jamais considéré la terre comme la prison du corps, ni montré tant d’empressement à s’en aller. »
Pour désigner cette attitude consistant à vouloir se retirer du monde, Arendt crée le concept d’« acosmisme ». Le terme est constitué du préfixe « a- » privatif, signifiant que l’on se tient hors de. De quoi, ici ? Le radical du mot l’indique : le « cosmos », soit, le monde réel. Arendt, jouant sur les mots, affirme encore que l’homme moderne choisit de se replier sur la vie privée, mais, en même temps, se voit privé du monde. Ce point de vue réactive la fameuse devise du philosophe grec Epicure : « Vivre caché et ne pas se soucier du monde. »
2 – Actualisation du concept
Il y a quelque chose de visionnaire, dans la pensée de Arendt. Dès 1958, elle est capable de discerner le symptôme d’un mal qui n’a fait que s’aggraver depuis. Multiples sont les formes de déconnexion possible du monde réel, comme les addictions (alcool drogues) ; la culture de masse (qui nourrit le besoin d’évasion) et, surtout, ce qui n’existait pas au moment où écrit Arendt : le fait d’être englouti par les écrans (ordinateur, téléphone, jeux vidéo) à un point tel que le monde virtuel finit par acquérir plus de réalité que le monde réel lui-même.
Pourquoi une telle situation ? Arendt y voit le signe d’une révolte métaphysique. Elle considère que l’« acosmisme » est une « révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée. » Il s’agirait d’échapper aux limites de la condition humaine.
Refus de la Création. Rejet du Créateur.
Sartre (1905-1980) , dans La Nausée, en 1938, évoquait le sentiment d’être « de trop » dans le monde. Ici, ce n’est pas l’homme qui se sent « de trop », mais la réalité qui devient « un grand corps inutile » (formule du sociologue Jean Baudrillard, 1929-2007).
Je soulignerai encore un double danger :
- Pour l’individu : celui de la perte de la saveur du réel. Je pense à ce tableau du peintre Magritte (1898-1967) représentant une pomme, de manière réaliste, et sous laquelle l’artiste a écrit : « Ceci n’est pas une pomme », puisque, en effet, la reproduction du réel, quel qu’en soit le moyen, ne restituera jamais le réel en lui-même.
- Pour la société : le repli des individus sur la sphère privée est une attitude a-politique. On se met hors de la sphère sociale, qu’on délaisse. On perd le souci de bâtir un « monde commun » (notion-clef de la pensée de Arendt).
3 – Perspective biblique
Je commence par rectifier un propos tenu par Arendt et mentionné plus haut : «Les chrétiens ont parlé de la terre comme d’une vallée de larmes. » Cette affirmation relève d’une compréhension erronée de la révélation chrétienne. Le chrétien devrait bien souffrir ici-bas, afin de mériter le paradis. D’une part, écrit Paul : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés.(…) Ce n’est pas par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. » (Éphésiens 2:8) D’autre part, le chrétien n’est pas destiné à pleurer ici-bas : « Que ma joie soit en vous, dit Jésus, et que votre joie soit complète. » (Jean 15:11)
Mais posons à nouveau la question : le chrétien doit-il se détourner du monde ? Ce n’est absolument pas l’enseignement apporté par le Christ. Je m’appuierai sur l’image du sel. « Vous êtes le sel de la terre » dit-il à ses disciples (Mat. 5:13). Le sel ne sent rien ! Quand dégage-t-il sa saveur ? Lorsqu’il se mélange aux aliments. Les chrétiens doivent se mêler au monde pour avoir un impact positif sur lui. Une des vertus du sel étant, on le sait bien, d’empêcher la corruption.