« Tendre l’autre joue »… Qui n’a pas déjà entendu cette expression ? Elle est même entrée dans le langage commun, surtout d’ailleurs pour dire qu’on ne va pas la mettre en œuvre ! « Je ne vais quand même pas tendre l’autre joue sans rien faire, non ?!
Voilà qui montre bien le côté incongru de la position recommandée par Jésus. Même pour nous, chrétiens, elle est loin d’être évidente… Pourtant, les paroles du Seigneur sont claires [1] :
[Mt 5] 38Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. 39Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. 40Si quelqu’un veut te faire un procès pour te prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton vêtement. 41Si quelqu’un te réquisitionne pour faire un mille, fais-en deux avec lui. 42Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut t’emprunter quelque chose.
Paroles radicales, choquantes, etc. Jésus serait-il donc « maso », qu’il demande à ses disciples de se laisser battre sans réagir ? Non, évidemment… Mais alors, comment comprendre de tels propos ? Comment les mettre en œuvre ? Y a-t-il un but caché derrière tout cela ? Je propose quelques éléments de réponse dans ces quelques lignes.
Contexte
N’oublions pas, d’abord, que Matthieu 5.38-42 fait partie d’un plus grand ensemble, le Sermon sur la montagne(Mt 5–7), le plus long discours de la part de Jésus dans un évangile[2]. Un texte-clé dans son enseignement. Le Maître y décrit ce qu’est la volonté de Dieu pour ceux qui se disent ses disciples, en termes de comportement, de relations humaines, de spiritualité, etc. Les paroles du Christ sont donc fondamentales pour la vie personnelle et la vie de l’Église… Vu leur caractère a priori impraticable, – aimer ses ennemis, quand même, c’est impensable ! –, on n’est guère surpris de de les voir inscrites dans le contexte d’un appel à la repentance. En effet, juste avant l’énoncé de ce Sermon, Matthieu présente Jésus, au tout début de son ministère, en train de prêcher :
[Mt 4]17 Dès lors Jésus commença à proclamer : Changez radicalement, car le règne des cieux s’est approché !
Le Sermon sur la montagne est un programme : le « programme politique » du Royaume des cieux qui en Jésus-Christ s’est approché. Mais il s’agit aussi d’un programme auquel il faut se convertir, tellement il se situe à l’opposé de nos pulsions naturelles. Sans « changement radical », sans repentance, nul ne pourra comprendre le bien-fondé des exigeantes paroles du Christ. Il faut un changement de mentalité pour voir les choses comme Dieu les voit – et pas comme nous nous aimerions les voir ou comme elles nous sembleraient « normales ».
Qu’avons-nous en Matthieu 5.38-42 ?
La section se compose :
- d’un principe posé en antithèse : « Vous avez entendu … mais moi je vous dis »
- suivi de 3 applications : .
- tendre l’autre joue à qui nous frappe sur la joue droite
- laisser le manteau à qui prend notre tunique
- faire 2 milles avec qui nous oblige à en faire un
Le principe (Mt 5.38-39a) : de la loi du talion à la non-résistance
« Œil pour œil, et dent pour dent » : le principe désigne ce qu’on appelle communément la « loi du talion », énoncée en Exode 21.23-25, Lévitique 24.17-21 et Deutéronome 19.21. Parfois compris comme une autorisation à la vengeance (« Il ou elle m’a fait du mal, donc je lui rends la pareille »), l’objectif de cette loi était en réalité de régir la vengeance ou la punition qu’on était tenté d’infliger à celui ou celle qui nous avait (volontairement ou involontairement) fait du mal. Face à la folie meurtrière de la logique initiée par Lémek (« Si Caïn doit être vengé sept fois, Lémek le sera soixante-dix-sept fois ! », Gn 4.25), Dieu instaure un principe d’égalité dans la sanction : une (seule) vie pour une vie, un (seul) œil pour un œil, une (seule) dent pour une dent, etc. La loi vise donc un « cadrage » : face à la violence aveugle des hommes, face à leurs punitions exagérées par rapport aux torts commis à leur encontre, une sorte de « vengeance équilibrée ». Il s’agit de mettre hors-jeu les représailles arbitraires et aveugles.
Ainsi formulée, dans le contexte de l’Ancien Testament, la loi du talion est un progrès, à n’en pas douter. Mais, dans la nouvelle alliance, elle est appelée à être dépassée… La réaction à l’offense ne doit plus être la vengeance, même équilibrée : « Mais moi, je vous dis de ne pas vous opposer au mauvais », dit Jésus. Attend-il donc de ses disciples qu’ils acceptent plus ou moins passivement toutes formes d’injustices et de violences, sous prétexte de non-violence radicale et d’amour de l’ennemi ? Les applications qui suivent montrent qu’il s’agit de plus que cela[3].
Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre ! (Mt 5.39b)
Dans la culture juive de l’époque, la gifle sur la joue droite n’est pas seulement une insulte, mais encore un geste de mépris. En effet, frapper sur la joue droite, obligatoirement avec la main droite (la gauche étant impure), oblige à gifler du revers de la main : c’est une offense, de quelqu’un qui s’estime supérieur envers un autre, considéré inférieur, qu’il méprise. Dans un tel contexte, tendre l’autre joue oblige l’offenseur à toucher de l’intérieur de la main, ce qu’un juif ne peut « offrir » qu’à un égal ou à une personne considérée pure. Il n’est donc pas question pour la victime d’adopter une attitude passive, mais de poser un geste qui oblige son agresseur à reconnaitre que celui qu’il frappe est un être humain comme lui. Il s’agit d’un acte certes non-violent, mais aussi d’un acte qui vise à contester la légitimité de celui qui s’est arrogé le droit de frapper, à l’interpeler dans l’espoir de lui faire prendre conscience de l’injustice par lui commise.
Si quelqu’un veut prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton manteau ! (Mt 5.40)
On retrouve la même logique. À l’époque de Jésus, la tunique et le manteau étaient les deux éléments essentiels de l’habillement et de la lutte contre le froid. Le manteau servait souvent de couverture pour la nuit. Or, la loi interdisait de garder pendant la nuit le vêtement éventuellement pris en gage dans la journée (Ex 22.25-26 ; Dt 24.13). Jésus demande-t-il à ses disciples de renoncer à faire valoir leurs droits ? Si on se rappelle que le manteau est le seul bien qui ne peut être saisi, on peut deviner dans le geste préconisé plutôt un encouragement à provoquer le scandale : révéler à celui qui agit injustement la dureté de son propre cœur. Pas plus qu’avec la joue tendue, Jésus ne recommande ici une attitude passive. Il encourage par contre à un geste audacieux qui, sans répondre à la violence de l’agresseur par une autre forme de violence, vise à toucher sa conscience pour espérer lui faire réaliser son injustice.
Au lieu d’un mille, fais-en deux ! (Mt 5.41)
À l’époque de Jésus, un romain (la force d’occupation) avait le droit d’exiger d’un juif que ce dernier porte ses affaires sur une distance de 1,5 km (un mille = 1000 pas, soient env. 1480 m). Le geste, une nouvelle fois, ne doit pas être compris comme une invitation à subir passivement une injustice, mais à oser un geste pour ouvrir les yeux de l’adversaire sur l’illégitimité de son « bon droit ». Jésus entend utiliser le système pour provoquer un retournement de situation (peut-être même jusqu’à mettre le soldat en danger – car ce dernier aura du mal à justifier auprès de son supérieur qu’il a obligé quelqu’un à faire 2 milles). Dans cet exemple comme dans les autres, il n’y a nulle invitation à la passivité ou à la résignation. Le mal est un mal qui doit être dénoncé. Mais il s’agit de le faire avec les moyens du Christ, car l’auteur du mal reste un être humain qu’il faut essayer de gagner pour le Royaume. Autrement dit : il s’agit « d’attaquer avec amour » la conscience de l’autre, ou, comme l’exprime Chomé, d’adopter « une stratégie non-violente pour conquérir le violent[4] ».
Un appel à résister… avec les moyens de Jésus !
Il y a donc dans les instructions que donne Jésus un appel à résister. Il n’est pas question de laisser le mal s’exprimer sans rien dire ou faire, mais de réagir positivement pour interpeler la conscience de celui qui le commet. Non pas subir passivement, mais adopter un ou des comportement(s) qui permettront de sortir de la spirale de la violence.
Cependant, de telles actions ne peuvent se faire sur le mode de la violence. Elles ne peuvent en aucun cas porter atteinte à l’intégrité de l’adversaire. Elles doivent au contraire être empreintes d’amour à son égard (Mt 5.43-44), car sinon, l’engrenage de la violence ne fera que s’amplifier. Jésus attend donc de ses disciples une « soumission qui se révolte ». Quelle est la raison à cela ?
La raison de l’exigence
Finalement, ce qui est en jeu, c’est l’instauration d’une vraie justice : une justice supérieure à celle des scribes et pharisiens (Mt 5.20). D’un point de vue biblique, une telle justice dépasse notre conception de la justice (selon laquelle « justice est faite » quand un coupable a été puni). Elle vise, au-delà de la punition d’un coupable, la guérison et la restauration des relations, la réconciliation : ce que la Bible appelle la paix, le shalom, dans toutes ses composantes (des hommes avec Dieu, des hommes entre eux, des hommes vis-à-vis de la création). C’est cette justice que Jésus est venu accomplir (Mt 5.17), rendre possible, et vers laquelle il appelle ses disciples à tendre.
Parce qu’il existe des justices arrangeantes (qui profitent à ceux qui les exercent), des justices « bibliques » insuffisantes (le talion), Jésus commande à ses disciples de viser plus haut, à pratiquer dès maintenant la justice qu’il est venu instaurer, du Royaume : une justice qui, si elle prend en compte le mal et le dénonce, n’en vise pas moins – et d’abord – la guérison des relations, la réconciliation. C’est pour donner une chance à cette justice de s’établir qu’il faut tendre l’autre joue, laisser son manteau, faire un 2e mille… Il s’agit pour les disciples d’adopter des comportements et des attitudes qui permettront de sortir de la spirale de la violence, en interpelant les consciences de ceux qui commettent cette violence – dans l’espoir que de cette prise de conscience salutaire découleront la repentance, le pardon, et pourquoi pas alors une possible réconciliation. Mais il y a un prix : car pour le disciple, cela pourra signifier s’exposer, prendre sur soi, parfois à ses risques et périls…
« Tendre l’autre joue »… Il ne s’agit donc pas d’être « maso », mais d’être des disciples fidèles, qui contribuent par leur témoignage à l’avancement du Royaume de Dieu en ce monde. Car, dit Jésus,
[Mat 5]20 … si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez jamais dans le Royaume des cieux.
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Pour aller plus loin
- Miller John, Heureux ! Le Sermon sur la montagne pour aujourd’hui, coll. Les Dossiers de Christ Seul, Éditions mennonites, 1-2015
- Chomé Étienne, Tends l’autre joue. Ne rends pas coup pour coup. Mt 5.38-42 : Non-violence active et Tradition, Lumen Vitae, 2008
[1] Les passages bibliques sont cités d’après la version de la Nouvelle Bible Segond.
[2] Il est probable que le Sermon tel que Matthieu le livre est le fruit d’un réassemblage de plusieurs enseignements de Jésus. On retrouve chez Luc le même enseignement, disséminé dans l’évangile.
[3] Je m’inspire pour ce qui suit d’Étienne Chomé, Tends l’autre joue. Ne rends pas coup pour coup. Mt 5.38-42 : Non-violence active et Tradition, Lumen Vitae, 2008, particulièrement aux pages 2-41.