Virginia Woolf donna une série de conférences à Cambridge en 1928 – conférences qui furent plus tard publiées sous le titre Une chambre à soi – avec pour sujet : les femmes et la fiction. « Une femme doit avoir de l’argent et une chambre à soi si elle veut écrire », a-t-elle affirmé. Les femmes avaient besoin d’au moins 500 livres sterling par an pour leur permettre d’acquérir une expérience au-delà des limites imposées par une vie domestique étriquée. Elles avaient également besoin d’un espace plus privé que le salon de Jane Austen, où celle-ci écrivait la plupart de ses romans.
La vision de Virginia Woolf, en particulier sur ce deuxième point, captive encore aujourd’hui l’imagination culturelle. Il s’agit de l’artiste seul, solitaire, isolé. Selon Virginia Woolf (et ses nombreux héritiers et successeurs idéologiques), nous écrivons et peignons, composons et illustrons dans la mesure où nous sommes autorisés à habiter des silences longs, profonds et soutenus. La solitude est nécessaire à la créativité. Si la muse vient nous rendre visite, il vaut mieux qu’elle nous trouve penchés sur un bureau, « un rappel du monde réel », comme le dit Annie Dillard (1945), une romancière, poétesse et essayiste américaine.
L’artiste d’aujourd’hui est tenté de dire : « Laissez-moi faire ». « Si je veux atteindre l’excellence artistique, il faut qu’on me laisse tranquille ».
Quel rôle la communauté ecclésiale peut-elle donc jouer dans la vie de l’artiste ? Pourquoi l’artiste devrait-il se tourner vers les gens et les conversations, vers les engagements de l’Eglise le dimanche matin, ses petits groupes hebdomadaires et ses appels incessants au bénévolat ?
La vision biblique de la création communautaire
J’ai lu Virginia Woolf pour la première fois lorsque j’étais étudiante et j’ai été en grande partie convaincue par ses arguments. C’est pourquoi j’ai imaginé, pendant de trop nombreuses années, une guerre constante entre ma vie d’épouse et de mère et ma vie d’écrivain. En vérité, mon imagination chrétienne était faussée. J’avais besoin d’être restaurée par la Bible, d’être saisie par la vision trinitaire de la création communautaire telle qu’elle est représentée dans Genèse 1.
Là, lorsque le rideau s’ouvre sur l’incroyable scène de la création et que le ciel et la terre prennent forme, le Père, le Fils et l’Esprit appellent ensemble un monde à l’existence : « Faisons » (v. 26). Selon la description poétique des actes créatifs de Dieu dans la Genèse, les étoiles et les hippocampes, les biomes et les animaux voient le jour à partir du cercle d’amour d’un Dieu éternellement communautaire par essence. Depuis le début, la création n’est pas un acte solitaire.
« J’avais besoin d’être restaurée par la Bible, d’être saisie par la vision trinitaire de la création communautaire »
Tout au long de la Bible, quand l’homme crée, il s’inspire de l’œuvre collaborative de Dieu. Lorsque Dieu ordonne aux Israélites de construire le tabernacle – la structure du culte élaborée et portable qu’ils ont transportée avec eux pendant 40 ans dans le désert – ils exécutent le travail sous la direction artistique de Betsaleel et Oholiab (Ex. 35:30-37:7). Ces deux artistes conduisent les efforts d’artisans de toutes sortes. Lorsque l’œuvre s’achève en Exode 40, le récit signale que cette entreprise nationale s’est inspirée de la façon dont Dieu a créé le monde. La gloire de Dieu s’installe sur cette nouvelle maison, et elle est qualifiée de bonne.
Les Psaumes pourraient bien être un autre exemple de création communautaire, même si cela nous paraît moins évident. Selon une tradition rabbinique (citée par Robert Alter), le Psautier a été collecté et ordonné par une communauté de saints. J’imagine que le processus éditorial des Psaumes, entrepris il y a longtemps, a dû ressembler aux soirées animées que j’ai passées durant de nombreuses années avec une équipe de bénévoles de l’église pour produire un magazine appelé Imprint. Les articles que nous compilions n’étaient pas inspirés par le Saint-Esprit, bien sûr, mais notre travail d’organisation et de production de ce périodique était collaboratif et communautaire, et il a donné naissance à une créativité semblable à celle de Dieu.
Si les artistes oublient ces exemples (et bien d’autres encore), nous restons vulnérables au pouvoir de persuasion de Virginia Woolf. Nous pourrions être tentés de rejeter la bonne idée divine de la communauté, sans voir que notre participation à la vie de l’église est destinée à renforcer nos efforts créatifs, et non à les mettre en péril.
Le génie des communautés créatives
Dans son introduction au troisième cantique de la Divine Comédie de Dante (1265-1321), poète et écrivain italien, la romancière britannique Dorothy Sayers (1893-1957) a écrit : « Il a été dit [par l’écrivain et théologien C. S. Lewis(1898-1963)] que les joies du Paradis auraient pour la plupart d’entre nous, dans notre condition actuelle, un goût acquis ». Dorothy Sayers a rajouté : « D’une certaine façon, le Paradis de Dante raconte l’histoire de l’acquisition de ce goût ». En citant C.S. Lewis dans la première ligne de son introduction, Dorothy Sayers rappelle aux lecteurs l’existence de l’extraordinaire communauté littéraire formée par de fervents chrétiens à Oxford au lendemain de la Grande Guerre.
Dans les locaux enfumés occupés par C.S. Lewis au Magdalen College, les membres des Inklings [NDT : un cercle littéraire informel de l’université d’Oxford] – l’écrivain et professeur d’université britannique J. R. R. Tolkien (1892-1973), l’écrivain britannique Charles Williams (1886-1945), l’écrivain et critique britannique Owen Barfield (1898-1997) et bien d’autres encore – ont lu à haute voix les ébauches d’œuvres que les chrétiens d’aujourd’hui chérissent : La tactique du diable (1942), Le Grand Divorce (1945) et la trilogie du Seigneur des Anneaux (1954-1955). Ces hommes se sont encouragés lorsque les mots se sont taris ; ils ont mutuellement fait preuve d’esprit critique pour la révision de leurs œuvres respectives. Ils ont passé 17 ans en compagnie les uns des autres, et bien qu’on ait entendu C.S. Lewis dire « Personne n’a jamais influencé Tolkien – autant essayer d’influencer un Bandersnatch » [NDT : une terrible et obscure créature fictive réputé invaincue, mentionnée par Lewis Carroll (1832-1898) en 1863 dans De l’autre côté du Miroir], la conférencière et universitaire américaine Diana Pavlac Glyer suggère que le « bon sens » nous prouve le contraire.
Glyer a étudié d’autres groupes d’écrivains, notamment le groupe de Bloomsbury auquel appartenait Virginia Woolf, et est parvenu à une conclusion ferme en faveur d’une vision chrétienne de la création communautaire : « J’ai été frappée par le nombre de fois où les membres ont reconnu avec gratitude l’aide qu’ils ont reçue et par la facilité avec laquelle les universitaires considéraient l’influence comme allant de soi ». Bien qu’il soit possible de revendiquer le principe d’une vision « d’artiste solitaire », en pratique nous sommes influencés par le grand besoin que nous avons les uns des autres.
D’un point de vue historique, l’idée de l’artiste solitaire est une invention récente. Comme l’explique Diana Pavlac Glyer, avant la Renaissance, le « génie » était considéré comme une qualité à posséder plutôt que comme une identité à revendiquer. On ne pouvait pas être un génie, on ne pouvait qu’avoir du génie. En outre, avant le siècle des Lumières, le test du « génie » littéraire n’était pas un concept original tel que le conçoit Virginia Woolf. Au contraire, on supposait que les écrivains participaient à des conversations historiques plus vastes. Le dramaturge anglais de la Renaissance Ben Jonson (1572-1637), cité par le critique littéraire et professeur américain Harold Bloom (1930-2019), décrit cela comme la conversion « du sujet ou des richesses d’un autre poète à son propre usage ». L’art était un acte d’imitation avant d’être un acte d’invention.
C.S. Lewis a contesté le mot « originalité » dans son essai Christianity and Literature (Christianisme et Littérature). Il a écrit ceci : « Un auteur [chrétien] ne devrait jamais se considérer comme apportant à l’existence une beauté ou une sagesse qui n’existait pas auparavant, mais simplement et uniquement comme essayant d’incarner dans sa façon de vivre son art un certain reflet de la Beauté et de la Sagesse éternelles ».
Les écrivains chrétiens admettent les limites de leurs capacités imaginatives et confessent que leur travail a dérivé, ce qui engendre des conséquences sur leur production. Dès que « l’originalité » n’est plus prise en considération pour prouver la qualité de l’art, les chrétiens sont libres de collaborer. Ils peuvent retrouver une vision plus ancienne, plus saine et plus raisonnable du génie, même celle décrite par Dante.
La vision communautaire de Dante
La Divine Comédie est une œuvre magistrale de poésie soigneusement construite ; sa structure artistique, conçue autour du chiffre trois, célèbre l’être trinitaire de Dieu. Le poème épique est composé de trois volumes, ou cantiques ; chaque cantique contient 33 cantos, ou chapitres, et chaque canto est constitué de strophes de trois vers appelées « tercets ». Le poème, dans sa composition même, s’exclame : « Créons ! ».
« Dès que « l’originalité » n’est plus prise en considération pour prouver la qualité de l’art, les chrétiens sont libres de collaborer »
Le voyage de Dante le Pèlerin met également en lumière une vision communautaire de la vie à la fois artistique et spirituelle. Bien qu’à première vue, cela puisse ressembler au mouvement d’un pèlerin solitaire vers le salut (et cela a été lu de manière erronée, le poème épique se voyant réduit à des conseils thérapeutiques modernes), cette lecture ne tient pas compte du fait que le pèlerin a besoin d’aide tout au long de son chemin. Dante ne peut pas voyager sans guides fidèles. Il doit compter sur les autres pour effacer la tache de son péché. Le pardon ne se trouve que dans la confession, la repentance et l’œuvre satisfaisante de Christ à la croix.
Dans la vision des trois sphères de Dante, l’enfer est l’endroit le plus solitaire, et les effets déformants du péché s’y exercent de manière grotesque sur l’être humain et sur ses relations. Tout au long de son voyage, Dante se purifie et renonce à ses péchés capitaux que sont l’envie, la cupidité, la paresse et l’orgueil, et apprend à aimer comme Dieu jusqu’à ce que, arrivé au Paradis, il parvienne enfin à la vision béatifique, en rencontrant Dieu face à face. Dante le pèlerin fait l’expérience de l’amour de Dieu, qui a le pouvoir de faire de nous des êtres nouveaux, et Dante le poète est appelé à témoigner fidèlement de cet amour.
Comme le rappelle Dorothy Sayers à ses lecteurs dans l’introduction à sa traduction de Paradis, le poème épique, bien que profondément théologique, ne tente jamais de présenter un argument didactique sur la peine encourue par le pécheur ou l’œuvre expiatoire de Christ à la croix. Au contraire, grâce au langage imagé employé et à l’arc narratif, il s’efforce d’aiguiser l’appétit pour Dieu, la sainteté et la réparation du péché par le salut. Le livre ne tente pas d’analyse, mais sa poésie a un effet sur nos aspirations. Son mode, voire même son humeur, n’est pas celui d’un sermon exégétique en trois points. Et c’est ainsi qu’il parle des dons que les artistes peuvent offrir à l’Église.
La vertu d’une vérité prononcée
Par la grâce de Dieu, j’ai passé la plupart des dimanches de ma vie sur les bancs de l’église. Le culte hebdomadaire (et la participation à la vie plus large de l’église locale) est une habitude qui soutient régulièrement ma foi. De plus, mes écrits publics – sous la forme de livres chrétiens et d’articles comme ceux-ci – sont nés d’une communauté d’écriture que j’ai trouvée dans mon église locale. Cette communauté a été créée car mon pasteur avait une vision de la vocation d’écrivain.
Cette communauté a été un cadeau, mais ce n’est souvent pas ce qu’expérimentent la plupart des artistes par rapport à l’église. Au lieu de cela, nous sommes tentés de ressentir une tension inhérente entre les prédicateurs et les poètes, voire de douter de nos capacités spirituelles.
J’ai vécu cette tension pendant des années. Il y a deux ans et demi, j’ai finalement opté pour un diplôme d’études supérieures en arts plastiques, même si j’aurais pu tout aussi bien choisir la théologie ou les études bibliques. Certains m’ont demandé (et je me suis souvent demandé moi-même) si je n’aurais pas mieux fait de me former pour maîtriser une connaissance passable du grec plutôt que d’apprendre à rédiger un essai ?
Après deux ans et demi de lecture et d’écriture dans le cadre de ce diplôme universitaire, je peux au moins déclarer ceci : je comprends mieux la tension entre l’artiste et l’Église, entre les qualités suggestives du travail artistique et les qualités déclaratives de l’argumentation théologique. Si le rôle du pasteur est de veiller à la santé spirituelle de l’Église, de protéger les brebis des loups et d’annoncer tout le conseil de Dieu (Actes 20:26-35), le rôle du poète (et de l’artiste) est différent. Comme l’explique la poétesse et critique littéraire américaine Kimberly Johnson (1971), l’activité du poète ne consiste pas à proclamer la vérité, mais à « comprendre les choses ».
Nombreux sont ceux qui ont identifié « l’inimitié fondamentale entre l’art et la vérité », écrit Mme Johnson. Elle cite le poème Jordan (Jourdain) du poète britannique George Herbert (1593–1633), qui (ironiquement) jette la suspicion sur la « broderie » des vers poétiques. La question que se posent de nombreux chercheurs sincères à la recherche de vérité est la suivante : « Pourquoi dire la vérité de manière biaisée alors qu’elle pourrait être exposée clairement ? »
L’une des réponses est que la Bible elle-même affirme que l’art et l’argumentation ont tous deux leur place. Qui ne peut s’empêcher de se plonger dans le livre de Job et de s’émerveiller que Dieu nous ait donné un livre qui mette en scène, en son centre, un être humain assailli par de terribles souffrances et en guerre contre les certitudes de ses amis, les certitudes de sa communauté de croyants ? « Jusqu’à quand me ferez-vous souffrir ? demande Job à ses amis. Regardez, je crie : « Outrage ! » et je ne suis pas exaucé » (Job 19:2,7, traduction de Robert Alter).
En tant qu’artiste, j’ai hâte d’adorer le Dieu qui nous a donné plus que Job 13 et 38-42 – et plus que des arguments théologiques. Ces chapitres sont probablement plus faciles à interpréter par l’exégèse mais ils démontrent de façon admirable la générosité et la bonté de Dieu en raison de l’espace laissé, pour la plus grande partie du livre, à la tirade poétique alors que Job cherche son chemin vers Dieu au milieu des ténèbres de son âme. L’art est sans doute plus adapté que l’argumentation lors de situations tragiques, lorsque le besoin de réconfort est plus grand que le besoin d’explication.
« L’art est sans doute plus adapté que l’argumentation lors de situations tragiques, lorsque le besoin de réconfort est plus grand que le besoin d’explication »
Il existe, bien sûr, des dangers inhérents à l’exploration nécessaire à la création artistique et à la préférence de l’artiste pour une vérité « biaisée ». Certains artistes transgressent les limites de l’orthodoxie, privilégiant radicalement leurs intuitions par rapport à la révélation personnelle de Dieu. Pourtant, je ne pense pas que la Bible, si nous la lisons sérieusement, nous permette d’en arriver là, même si nous nous imprégnons de sa poésie.
À la fin, Job reçoit une réponse et les amis de Job sont réprimandés. Cela me suffit, même si je me demande encore comment le décès de tous les enfants de Job peut être réparé ou comment vivre avec la possibilité que Dieu nous livre entre les mains de nos ennemis. Mais c’est mon esprit d’artiste qui est à l’œuvre – et j’imagine qu’il sera le bienvenu lorsque je rencontrerai Celui dont les pensées ne sont pas mes pensées, dont les voies ne sont pas mes voies.
Des artistes faits pour adorer
Lorsque Dante le pèlerin a rencontré Dieu dans le dernier canto du Paradis, il a compris que ses capacités d’expression n’atteindraient jamais l’exaltation de la vision divine :
Ô lumière suprême qui tant t’élève
au-dessus des pensées des mortels, à mon esprit
prête de nouveau un peu de ce qui m’apparut,
et fais ma langue si puissante,
qu’elle puisse laisser une étincelle de ta gloire
aux générations futures;
(XXXIII, II. 67–72)
Selon Dante, le travail de l’artiste consiste d’abord et avant tout à regarder fidèlement. On ne fait pas tant qu’on ne voitpas. Nous devons contempler Celui qui nous a aimés, « en devenant de plus en plus enchantés » (I. 99). Toute la poésie chrétienne – en fait, tout l’art chrétien – commence ici : dans la contemplation de Christ, voilà ce qu’est l’adoration.
Cela nous amène à une dernière raison pour laquelle l’artiste solitaire a besoin de l’Église. Il ne s’agit pas seulement de se restaurer dans une vision de création communautaire, mais d’habiter, semaine après semaine, la pause délibérée et sacrée d’une liturgie à long terme. L’Église appelle les artistes à s’éloigner de leurs vies occupées (et trop souvent solitaires) pour contempler Celui qui a été brisé et qui (selon le grand hymne de l’Église primitive) n’a pas regardé son égalité avec Dieu comme un butin à préserver, mais s’est dépouillé lui-même (Philippiens 2:6-7). Ce même Jésus nous renvoie dans le monde, au bureau et à la cuisine, à la salle de classe, à la toile et à la page, pour mieux profiter du monde qu’il a créé, soutenu, aimé et racheté.
Mais nous ne sommes pas envoyés tant que nous ne sommes pas d’abord rassemblés. Lorsque l’artiste est rassemblé et enveloppé dans la vie de l’Église, son travail est réorganisé, sa vision est sanctifiée. Il acquiert une vision de la création que le monde ne peut pas lui offrir, car il insiste sur son statut de solitaire.
Laissons l’artiste de l’église dire : « Créons ».
Puis, ensemble, voyons ce qu’il reste à faire.