Il regarde sa montre : il est vingt heures. L’heure d’y aller. Il a attendu ce moment toute la journée. Se rendre à l’atelier théâtre. Sortir du cadre quotidien. Il crie : « J’y vais ! », comme une libération. Il sort de l’appartement. La cage d’escaliers du bâtiment est grise. De boîte en boîte, il passe dans l’ascenseur. Rez-de-chaussée. Et là, il retrouve les autres.
Ils sont une petite dizaine, chacun sorti de sa grisaille. Ils sont là, rassemblés chaque semaine pour deux heures de bonheur attendu. Ils se connaissent, mieux que tous ceux qui ne font que se dire, entre deux portes : « Bonjour, ça va ? » Car pratiquer le théâtre, ensemble, c’est une manière de se dévoiler, à autrui. Sinon, il ne verrait en eux que cette apparence, terne, de ceux qui, comme étrangers à eux-mêmes, sont fatigués de leur vie, des trajets quotidiens de la banlieue, du travail routinier, du peu d’échanges vrais. Ils sont quelques uns, d’âges différents, hommes et femmes. C’est le théâtre qui les rassemble. Mais c’est aussi la personnalité solaire de cette femme, Margrete, une hollandaise, mère de deux enfants, qui a pris l’initiative de cet atelier.
« Bonjour, ma Mimi, tu as remonté tes cheveux ! ça te va bien … »
Elle parle avec cet accent, si particulier, comme un pas traînant sur un chemin rocailleux, qu’il aime tant.
La joie de se retrouver délie leurs langues. Ils sont pareils à de petites bêtes, sorties de leurs tanières obscures, et qui déboucheraient sur une clairière lumineuse. Pourtant, ils descendent un escalier sombre qui va vers les caves. Au sous-sol, Margrete a la clef pour ouvrir un local, vaste, qui a été mis à disposition. Elle allume la pièce, nue, sans meubles ni décorations. Mais ce vide se prête bien au travail théâtral.
« Allez ! En cercle, mes amis ! On va prendre notre petite douche pour être en forme … »Petit rituel fictif de préparation, du corps, qu’il faut frotter, de bas en haut, énergiquement, et de la tête, à vider, pour passer dans le cercle magique de l’ailleurs théâtral.
Les rires fusent. Margrete gronde : « On se concentre ! » Elle prépare chaque séance avec soin. Et, ce jour-là, après les exercices préparatoires : travail du corps, de la voix, de l’être-ensemble … elle propose le coeur de la séance : « Voilà, ce sera simple : chacun son tour devra imaginer qu’il arrive, seul, face à l’immensité de la mer et, avec son corps, sa voix, éventuellement, exprimer son ressenti … Des questions ? Qui commence ? »
Il faut toujours un temps d’attente. Le silence. Une certaine crainte à vaincre. Et soudain, dans cette salle laide, à l’éclairage triste, quelqu’un s’avance et l’on voit se déployer un corps, un corps qui s’ouvre à l’infini, au souffle puissant, au bruit de la mer, qui saisissent l’âme. Un corps qui prend en lui toute l’ampleur et la beauté de la mer, là … tellement présente, et, invisible.
Chacun, devenu spectateur, est happé par la force de ce qu’il voit. Ces quelques minutes, uniques, d’une vérité si intense, sont une véritable offrande. Un silence de communion persiste, après que celui qui a fait l’acteur soit revenu au silence, à l’immobilité.
Ce soir-là, dans le sous-sol d’un bâtiment de banlieue, il y avait la mer, et le vent.
Hébreux 11 : 13-16, version « Parole vivante »
« Reconnaissant qu’ils étaient eux-mêmes étrangers et voyageurs sur cette terre (…) ils font comprendre par là qu’ils sont en quête d’une patrie. En effet (…) c’est une meilleure patrie qu’ils désirent, c’est-à-dire la patrie céleste. »