Un jour de septembre à Cauterets, alors que les curistes profitent des bienfaits des sources – se délassant dans les bains, se tartinant de boue et buvant de l’eau – une pluie diluvienne sur les montagnes pyrénéennes vient interrompre leurs moments de détente. Soudain, ce sont des eaux torrentielles qui descendent la vallée, et les obligent à s’enfuir.
Une dizaine de rescapés cherche à joindre Tarbes, seulement l’unique pont avait été arraché par la crue, et désormais, même le plus audacieux ne peut traverser les eaux furieuses du gave. En attendant qu’un nouveau pont soit construit, le petit groupe s’installe à l’abbaye de Saint-Savin. Mais, que faire pour patienter ? On va s’ennuyer !
C’est ainsi que Marguerite d’Angoulême dresse le décor de son livre L’Heptaméron des nouvelles : des voyageurs coincés sur place se racontent des histoires et les commentent pour passer le temps. Puisque l’auteur, alors devenue la reine de Navarre, s’inspire de son vécu et des personnalités de son entourage, le lecteur pénètre dans le cercle clos de la royauté et découvre la façon de penser de la cour de Navarre.
Les histoires racontées sont loin d’être plaisantes ; elles décrivent sans retenue des cas réels. L’objectif n’est pas de répandre des nouvelles à scandale ; ces récits profanes servent de leçons spirituelles. Le lecteur apprend à lire les évènements d’actualité autrement, comme à travers les yeux de Dieu. Certaines histoires se ressemblent, mais leurs conclusions divergent et étonnent de la même façon que certains textes bibliques peuvent sembler dans un premier temps se contredire, mais en fin de compte ne font que prendre un chemin inattendu pour faire ressortir des vérités subtiles.
En donnant judicieusement des noms fictifs aux personnages, Marguerite peut délicatement laisser s’exprimer d’autres personnes – comme, par exemple, son mari – puis, avoir le dernier mot. Mais, c’est avec une bonne intention ; elle veut elle-même conclure chaque fois par des réflexions tirées de la Parole de Dieu. Mais d’où lui vient cet attachement aux Écritures ?
On découvre une piste tout au début du livre, lorsque le petit groupe cherche à s’occuper. L’aînée dit : « Mes enfants, vous me demandez une chose que je trouve fort difficile : de vous enseigner un passe-temps qui vous puisse délivrer de vos ennuis ; car ayant cherché ce remède toute ma vie, n’en ai jamais trouvé qu’un, qui est la lecture des saintes lettres, en laquelle se trouve la vraie et parfaite joie de l’esprit, dont procèdent le repos et la santé du corps. » Ces propos, qui reconnaissent que seule la lecture de la Bible peut procurer ce que les curistes recherchent – repos et santé, sont intéressants venant d’une personne qui s’était déplacée de très loin pour faire une cure à Cauterets !
Encore plus intéressant, ceci révèle la situation spirituelle assez méconnue d’un membre de la famille royale, car ce personnage, bien que présenté sous le nom fictif de « Oisille », n’est autre que Louise de Savoie, la mère du roi de France François Ier et de la reine de Navarre Marguerite d’Angoulême. Bien avant le schisme des réformés avec l’Église de Rome, celle qui avait pour devise « (je vis par et pour) mes livres et mes enfants » lisait pour elle-même les Écritures – chose défendue par de nombreuses bulles ecclésiastiques. Et, comme exprimé clairement dans la suite du texte, elle y avait découvert une chose merveilleuse qui, d’ailleurs, deviendra le message central de la Réforme : La rémission des péchés ne peut venir que du Fils dont le sacrifice permet la satisfaction de toutes dettes. Elle continue pour dire que, matin et soir, en pensant à cette grâce, cette promesse divine, ce don de salut, elle élevait sa voix pour chanter les Psaumes de David.
Oui, Louise de Savoie, cette grande dame que ses contemporains voyaient comme une régente étonnamment coriace et audacieuse pendant les conflits avec Charles Quint, dévoile son profond amour pour Dieu.
Cette connaissance de l’Évangile influera sur ses enfants. Sans pour autant s’approprier le message évangélique, son fils, le roi François Ier ne verra aucun mal dans la mouvance des « idées nouvelles ». Même, il défendra les réformés jusqu’à ce que des troubles à répétition perturbent trop la paix du royaume, et, pire, qu’il se sente personnellement agressé par un tract réformé. Par contre, la fille de Louise, voulant fermement que l’Église soit corrigée, sera et restera un véritable défenseur du mouvement.
Les précurseurs de la Réforme arrivent dans le sud
Alors que le frère s’irrite contre les réformés, en rejoignant le royaume de Navarre Marguerite peut désormais accueillir au château royal de Nérac ceux qui fuient la persécution, comme les professeurs du Collège des lecteurs royaux Guillaume Postel, François Vatable et Paul Paradis, le vieillissant traducteur de la Bible Jacques Lefèvre d’Étaples, le tout jeune Jean Calvin, et le cardeur de Meaux Jean Leclerc qui avait été fouetté et marqué d’un fer rouge pour avoir refusé de participer aux rituels superstitieux de l’Église.
Les offices religieux quotidiens de la cour de Navarre ne ressemblent en rien à ce qui se fait ailleurs ; les moments autour des textes bibliques animés par l’évêque Michel d’Arande sont loin d’être subis. Les convives, dont plusieurs experts en langues bibliques, participent avec plaisir, et, à l’enrichissement de tous, commentent librement. Néanmoins, c’est sans compter sur la présence du roi. D’ailleurs, l’époux de Marguerite n’apprécie pas que sa femme s’instruise ainsi, et, occasionnellement le fait savoir en arrivant brusquement dans la pièce pour la gifler en pleine séance.
Malgré ce mari volage de onze ans son cadet, la reine persévère, fidèle à sa devise : « ne s’arrêtant pas aux choses de la terre », et continue à s’entourer d’ecclésiastiques prêchant le pur Évangile, quitte à braver quelques fâcheuses conséquences. Du haut de la chaire, le franciscain d’Issoudun, Toussaint Hémard prêche qu’elle « mérite d’être enveloppée dans un sac et jetée à la rivière », tandis que l’évêque de Condom se met effectivement à l’œuvre, et tente de l’empoisonner. Ce n’est donc pas injustifié que Marguerite écrive « mon corps est voué au mal, à l’ennui, à la douleur, à la peine, à une vie très brève et à une fin incertaine. »
Cette phrase vient de son poème Le Miroir de l’âme pécheresse, qui ne manque pas de vérités évangéliques. La pieuse reine regarde son image dans un miroir et prie humblement « Seigneur, crée en moy un cœur net ». Avec une perspicacité spirituelle rare pour son milieu et son époque, elle reconnait qu’aucune âme humaine ne peut se corriger ni être sauvée sans l’intervention directe de Dieu dans le cœur, et que « cette grâce illumine les ténèbres par sa clarté, qui vient déchirer le voile de l’ignorance et donner l’intelligence de toutes choses. »
D’un château à l’autre
Aujourd’hui à Pau, les guides expliquent la façon dont Marguerite d’Angoulême a métamorphosé le palais en ajoutant des terrasses, des jardins et une aile supplémentaire, et comment sous son inspiration et par les mains des ouvriers et artistes italiens le manoir gothique est devenu un magnifique château de la Renaissance. Puis, ils dénombrent les églises qu’elle a fait embellir, des artisans rémunérés de ses propres deniers, pour honorer le Dieu qu’elle aimait tant.
Cependant, ajoutons aussi qu’elle a fait fort dans des domaines encore plus essentiels ; elle a réussi à placer des prédicateurs fortement réformateurs en Béarn, comme Gérard Roussel qui à la tête de l’archevêché d’Oloron était libre d’enseigner la pure vérité des Écritures aux Oloronais et aux 250 prêtres sous sa surveillance pendant de nombreuses années. Grâce à cette instruction religieuse rénovée, au bout de quelques années le peuple a pu sortir de la superstition, de l’ignorance et de la misère. Ainsi étaient posées les bases de la grande Réforme à venir.