Dans notre société, les chrétiens, en particulier « évangéliques », ont la réputation d’être obsédés par la défense d’une sexualité « compatible avec la Bible ». Les chrétiens ne semblent être qu’une bande de puristes qui ne pensent qu’à aller voir ce qui se passe dans votre chambre, et qui hurlent dès que vous ne respectez pas la moralité sexuelle chrétienne. Inutile de noter que cette attitude est, au mieux, tournée en dérision, au pire, considérée comme nocive et patriarcale.
Peu surprenant que nous soyons renvoyés dans nos filets : si les chrétiens restaient entre eux et laissaient les gens faire ce qu’ils veulent en privé, le monde se porterait mieux. De toute façon, le sexe récréatif n’a jamais nui à personne ! Pourquoi donc les chrétiens cherchent-ils par tous les moyens à imposer leurs opinions personnelles aux autres, y compris par des actions publiques ? Devraient-ils même chercher cela ?
Une fracture éthique ?
Ce n’est certainement pas en quelques lignes que cette question sera résolue. Quelques mots devront suffire. Je veux commencer en attirant l’attention sur une fracture grandissante au sein de l’éthique évangélique. L’éthique sexuelle et familiale est de plus en plus marginalisée. Nous hésitons : est-ce vraiment une partie importante de notre vocation chrétienne que de dire à nos contemporains comment vivre leur sexualité ? Après tout, nous ne pouvons pas attendre d’eux qu’ils adoptent une vie chrétienne et vivent selon la vocation que Dieu nous adresse !
Soit l’éthique sexuelle chrétienne ne concerne que le peuple de Dieu, parce qu’elle fait partie de la vie nouvelle que Dieu forme en nous ; soit elle concerne tout le monde, mais l’Evangile est alors dénaturé, et sera tôt ou tard remplacé par une morale sexuelle.
De plus en plus nous sommes mis face à un choix : soit l’éthique sexuelle chrétienne ne concerne que le peuple de Dieu, parce qu’elle fait partie de la vie nouvelle que Dieu forme en nous ; soit elle concerne tout le monde, mais l’Evangile est alors dénaturé, et sera tôt ou tard remplacé par une morale sexuelle. Défendre une éthique sexuelle chrétienne serait pour certains ni plus ni moins qu’une moralisation de la foi.
Pourquoi devrions-nous être concernés par ce que les autres font dans l’intimité de leurs relations ? Est-ce parce que nous remplaçons « Jésus » par des « valeurs morales » ? Certains iraient jusqu’à faire cette critique, y compris dans le monde évangélique. Je comprends cela : la manière dont l’éthique sexuelle chrétienne est formulée est parfois très moralisante.
Il semble de nos jours impossible, même pour de nombreux chrétiens évangéliques, de penser à l’éthique chrétienne d’une manière globale. La réaction que je viens de décrire est assez typique. Cependant, nous n’avons pas les mêmes réticences lorsqu’il s’agit de l’éthique sociale. Lorsqu’il est question de défendre le soin des plus faibles, l’accueil des réfugiés, nous ne disons pas que cette attitude éthique ne concerne que le peuple de Dieu. Et pourtant ! La justification de ces attitudes est tout aussi centrée sur la foi que ne l’est celle de l’éthique sexuelle.
L’amour du prochain
Dieu se soucie de savoir avec qui nous couchons parce qu’il se soucie profondément de ces personnes.
Pourquoi donc ne pas laisser l’éthique sexuelle à l’intimité des personnes ? L’une des raisons, c’est que Dieu se soucie de savoir avec qui nous couchons parce qu’il se soucie profondément de ces personnes. Les relations sexuelles ne sont pas qu’une interaction physique fortuite et gratuite – ce qui est déjà une remarque pas très « tendance ». La sexualité, comme tant d’autres domaines de la vie humaine, peut être une bénédiction… mais aussi une destruction. Elle peut être manipulatrice et abusive. Elle n’est pas qu’un don de soi partiel et momentané, fait de plaisir sensuel. Elle est un don de soi, un don que nous ne pouvons pas morceler. A chaque fois que nous avons une relation sexuelle, nous donnons une partie de nous-mêmes.
Dieu prend cela au sérieux, parce qu’il nous prend au sérieux, et qu’il désire bénir les créatures qu’il a créées à son image. D’ailleurs notre société aussi prend cela de plus en plus au sérieux. L’une des choses que le mouvement #MeToo a montrée, c’est que la sexualité ne peut se réduire au simple plaisir. Une vue saine de la sexualité se doit de porter attention à l’autre. L’éthique sexuelle doit démontrer un amour du prochain, en tant que prochain, pas d’abord en tant que potentiel partenaire sexuel.
La foi chrétienne a beaucoup à dire à ce sujet, notamment dans le contexte de l’union que nous appelons ‘le couple’. La sexualité comme amour de l’autre commence par le souci de l’autre et non par nos propres désirs/besoins sexuels – aussi importants ou pressants soient-ils. L’apôtre Paul écrira en 1 Corinthiens 7.3-5 que l’époux et l’épouse ne s’appartiennent plus à eux-mêmes. Ils sont l’un pour l’autre. Si nous nous soucions du bien des autres, si nous voulons démontrer l’amour du prochain, nous ne pouvons simplement congédier l’éthique sexuelle de notre parole publique.
La dimension publique de la sexualité
Une deuxième raison est que la sexualité fait partie de la sphère publique. Elle n’est pas restreinte à la sphère privée. Je crois que c’est d’ailleurs l’échec à voir cela qui explique que l’éthique sexuelle chrétienne soit parfois aussi déficiente. Nous-mêmes avons tendance à voir la sexualité uniquement en termes « privés ». Nous n’arrivons plus à discerner la dimension profondément publique, voire « politique », de la sexualité. En écrivant « politique », je pense bien sûr à la polis (d’où vient le terme « politique »), la société. Notre éthique sexuelle fait partie de notre éthique publique/sociale.
La sexualité trace en effet de nombreux contours de ce qu’est notre société. Elle donne par exemple corps à cette structure sociale essentielle qu’est la famille. En unissant deux êtres, la sexualité donne aussi une grande responsabilité à cette relation interpersonnelle unique, avec des ramifications culturelles, mais aussi légales. Si la sexualité n’est pas le seul facteur constitutif d’une société, et certainement pas le principal, elle demeure un facteur important. C’est aussi pour cela que l’éthique évangélique se doit de parler de sexualité. Si nous faisons partie d’une nouvelle société, celle de Christ, nous continuons de vivre dans ce monde. Nous y vivons, sans lui appartenir (Jean 15.19).
Défendre une éthique sexuelle chrétienne, ce n’est pas remplacer la foi chrétienne par une morale, c’est réaliser que nous demeurons des pèlerins dans ce monde. La vocation créationnelle confiée aux êtres humains n’est pas simplement remplacée par la vocation à être disciples de Christ. Les deux vocations co-existent en nous. Nous sommes disciples de Christ, cherchant à être une bénédiction pour tous nos contemporains. C’est pour cela aussi qu’une éthique sexuelle « chrétienne » (certains préfèreront « biblique ») est légitime et nécessaire. Présentée avec douceur et compassion, elle ne peut qu’être une bénédiction pour la société humaine.
Il ne faut cependant pas oublier que cette dimension publique se cristallise dans la vision d’une nouvelle société, d’un nouveau peuple, d’une nouvelle union : celle de Christ et de son épouse. La présentation publique de l’éthique sexuelle chrétienne ne devrait jamais l’oublier. Nous devrions même tenter de toujours inclure cette dimension eschatologique dans notre éthique publique de la sexualité.