Dans l’article précédent, j’ai mentionné l’enthousiasme croissant des évangéliques pour les théologiens et les commentateurs bibliques issus d’ethnicités diverses ou de cultures différentes. Puisque nous faisons attention à l’influence que peut avoir la position sociale et le contexte culturel d’une personne qui étudie la bible, sur son travail d’interprétation, nous reconnaissons qu’il est important de lire la Bible en communauté et d’écouter des personnes qui pourraient nous débarrasser de certaines de nos œillères culturelles.
Au cours d’une même période, différentes formes d’une théorie des points de vue ont émergé. Appliquées à l’herméneutique, une théorie des points de vue donne la priorité aux voix issues des groupes opprimés ou minoritaires parce que leur « expérience vécue » propose un aperçu du texte biblique qui se distingue des autres lectures. La théorie du point de vue, suivie de sa conclusion logique, débouche sur une énigme : on nous dit que notre position sociale est tellement contrainte, en matière de privilèges ou d’oppression, que les interprétations de groupes privilégiés sont inévitablement biaisées (autrement dit, erronées). Mais on nous dit aussi que la recherche du sens « objectif » d’un texte est un exercice inutile, puisque toute connaissance se construit en fonction de chaque culture. En fin de compte, nous sommes prisonniers dans une cage culturelle ; c’est juste que certaines cages sont meilleures que d’autres.
Certains évangéliques, qui expriment un désir sincère lorsqu’ils écoutent les interprétations de chrétiens originaires d’autres parties du monde, pourraient glisser dans une sorte de théorie du point de vue qui les couperait de la sagesse lumineuse des sommités théologiques du passé. D’autres évangéliques, qui réfutent à juste titre cette théorie du point de vue, pourraient quant à eux combattre les problèmes postmodernes avec des outils « modernes », et se priver de la sagesse de voix différentes, tout en minimisant l’effet de la « pré-compréhension » que nous apportons au texte.
Dans cet article et les deux suivants, je présente des principes qui devraient nous éviter de commettre ces deux erreurs. Le but est de devenir de meilleurs lecteurs de la Bible, des lecteurs qui ne seront pas les proies de philosophies (modernes ou postmodernes) amoindrissant notre engagement envers l’autorité de la Parole de Dieu.
1. Nous ne devrions ni minimiser ni exagérer les domaines de distanciation qui affectent notre capacité à comprendre la Bible.
L’ouvrage de Grant Osborne intitulé « The Hermeneutical Spiral » (la spirale herméneutique), un manuel de référence pour les évangéliques quant à l’interprétation de la Bible, relève quatre domaines de distanciation1 qui peuvent mettre en question notre capacité à comprendre la Parole de Dieu, de la bonne manière :
-
L’époque
-
La culture
-
La géographie
-
La langue
Nos convictions concernant la « perspicuité » ou la « clarté » des Écritures n’empêchent pas une étude sérieuse qui permettrait d’amoindrir ces domaines de distanciation entre le monde contemporain et le contexte originel de la Bible. Lorsque nous disons que nous croyons en la clarté des Écritures, nous affirmons cette vérité : tout ce qu’il est « nécessaire de connaître, de croire et d’observer en vue du salut »2 est suffisamment clair pour que toute personne, qu’elle soit instruite ou inculte, puisse lire et étudier les Écritures et parvenir à une compréhension suffisante. La doctrine de la clarté scripturaire ne signifie pas que toutes les parties de la Bible sont aussi claires les unes que les autres, ni que l’étude consciencieuse des différences culturelles, géographiques et linguistiques n’est pas nécessaire.
Il se pourrait que certains évangéliques, qui résistent à la théorie du point de vue ou à l’idée que nous devrions écouter des voix venant d’autres cultures ou milieux afin de mieux comprendre la Bible, soient en train de tomber à nouveau dans l’école écossaise du sens commun3. Grant Osborne suppose que, selon cette théorie « la surface du texte est suffisante pour produire un sens de manière intrinsèque. Par conséquent, la nécessité de principes herméneutiques pour combler le fossé culturel a été ignorée, et les interprétations individualistes abondent. » Nous devons veiller à ne pas nous opposer (à juste titre) aux théories interprétatives postmodernes, en faisant des théories interprétatives modernes et celles de la période des Lumières, des championnes car elles aussi, apportent leur propre lot de problèmes.
Certains chrétiens minimisent les domaines de distanciation, et d’autres les exagèrent à un tel point qu’aucune interprétation ne peut être considérée comme meilleure qu’une autre. (Je traiterai du problème de maximiser les différences dans l’article suivant.)
2. La pré-compréhension : tous, nous apportons au texte biblique ce que nous avons compris d’avance.
Grant Osborne nous encourage à considérer « l’effet du patrimoine culturel et de la vision du monde sur l’interprétation. La sociologie de la connaissance reconnaît que les valeurs sociétales influencent toutes les perceptions de la réalité. Il s’agit d’un facteur essentiel pour s’attaquer au problème de la place qu’occupe la pré-compréhension dans le processus d’interprétation. »
Personne ne se présente devant un texte biblique comme une page blanche. Nous venons avec des questions et des hypothèses.
Personne ne se présente devant un texte biblique comme une page blanche. Nous venons avec des questions et des hypothèses.
En guise d’exemple, Ajith Fernando rapporte qu’il existe plusieurs différences entre le paradigme « culpabilité/pardon » et la perspective « honneur/honte ». Un autre exemple est décrit par Esther Acolatse, dans son livre intitulé « Powers, Principalities, and the Spirit », elle montre ceci : que nous nous trouvions en Amérique du Nord ou dans l’hémisphère Sud, nous aurons tendance à intégrer le langage biblique au sujet des pouvoirs et des principautés aux cadres linguistiques ou aux visions du monde, qui sont étrangers à l’Écriture. L’idéologie des Lumières influence les lecteurs nord-américains, tandis que le dualisme influence ceux de l’hémisphère Sud. Dans sa démarche qui consiste à remettre en question notre vision du monde, Acolatse met au défi à la fois les lecteurs de la Bible en Occident et ceux de l’hémisphère Sud.
Dans le même ordre d’idée, E. Randolph Richards et Richard James4 expliquent comment nos catégories conceptuelles (que nous nous sommes formées intuitivement, à cause de considérations individualistes) passent facilement à côté de certains aspects des histoires bibliques, aspects qui prennent leurs sources dans des cultures anciennes. À titre d’exemple, pour en revenir à la parabole du fils prodigue, nous savons que les Russes sont plus susceptibles que les Américains de se souvenir de la famine lorsqu’ils racontent cette histoire. Mais il y a autre chose : ils considèrent aussi que le fils cadet commet l’erreur monumentale d’exiger son indépendance (c’est ce qui brise la relation familiale). Tandis que, pour décrire la principale cause du désespoir du fils prodigue, les Américains sont plus susceptibles de mettre l’accent sur le gaspillage de ses ressources et son échec à subvenir à ses propres besoins. Des cultures différentes mettent un éclairage différent sur l’histoire en partie à cause de la « pré-compréhension » que nous avons du texte.
La Bible n’est pas sans culture ; les lecteurs de la Bible non plus, ne sont pas sans culture. David Clark, dans sa magistrale méthode de théologie intitulée To Know and Love God, rappelle aux évangéliques ceci : « notre pensée reflète notre culture. Il nous arrive parfois d’agir trop rapidement, comme si notre théologie était exempte d’éléments culturels, même si, lorsqu’on nous pousse un peu, nous admettons que ce n’est pas vrai. »
Mais cela signifie-t-il que toutes les interprétations de la Bible sont culturellement emprisonnées ? Reconnaître qu’il y a bien une « pré-compréhension » rend-il impossible l’accès à une compréhension vraie et authentique du texte ? Nullement, ce qui m’amène au troisième point.
3. Nous devrions réfuter l’idée selon laquelle toute revendication de la connaissance est au service du pouvoir.
À Limuru, au Kenya, en 2007, un groupe de travail en lien avec la Conférence Évangélique Mondiale de Lausanne a fait ressortir de quelle manière le postmodernisme n’est un allié des évangéliques, que dans la mesure où il expose « les mythes modernes de la connaissance exhaustive et du progrès humain ». Le postmodernisme a porté atteinte à l’orgueil des Lumières, et c’est quelque chose dont les évangéliques peuvent se réjouir.
Toutefois, poursuit le document de Lausanne, le postmodernisme « est radicalement sceptique quant à la capacité humaine à appréhender la connaissance et considère la prétention de posséder la connaissance comme une tentative de prise de pouvoir ». C’est pour cette raison que les évangéliques doivent s’opposer à la théorie du point de vue. Ce n’est pas parce que nous voulons nous réfugier dans une forteresse des Lumières où les certitudes sont absolues, mais parce que nous croyons ceci : « la Bible affirme que nous sommes capables de connaître partiellement, et pas parfaitement ».
David Clark dit aussi ceci :
« La théologie évangélique, au meilleur d’elle-même, reconnaîtra que la perspective5 influence toute pensée. Et une modeste déconstruction des revendications modernistes trop péremptoires, est toujours une bonne chose. Mais une théologie évangélique adéquate, rend également compte qu’il est nécessaire de mûrement réfléchir des stratégies afin de ne pas laisser la position culturelle et historique emprisonner la théologie dans la pensée d’une époque particulière. »
Regardons attentivement comment Richard Lints, dans un excellent chapitre de l’ouvrage intitulé The Enduring Authority of the Christian Scripture6 reconnaît d’abord la réalité de la pré-compréhension :
« Toute interprétation est façonnée par les expériences uniques de la personne qui interprète. Une partie de cette expérience unique est la position sociale et le contexte culturel de l’interprète. Ce que l’on voit est influencé par ce que l’on s’attend à voir. Ces attentes se forment, tour à tour, dans l’interaction complexe des orientations individuelles et sociales. »
Mais voyons ensuite comment Lints explique que cette pré-compréhension ne rend pas impossible une véritable compréhension du texte. Reconnaître l’existence de la pré-compréhension ne permet pas non plus de relativiser toutes les interprétations.
« Cette partie du récit culturel semble nous faire croire que toutes les interprétations peuvent être aussi valables les unes que les autres, ou qu’une interprétation devrait être protégée de la critique venant d’autres lieux où la culture est différente. Mais l’histoire au sens large, dans laquelle se déroulent nos récits de la connaissance humaine personnels et spécifiques, pointe dans la direction opposée. Toutes les interprétations ne sont pas créées égales. Parmi toutes les lectures influencées par chaque culture, il y en a des meilleures et il y en a de plus mauvaises. »
Ce dernier point mérite qu’on s’y attarde un peu plus longtemps. Une diversité d’interprétations n’implique pas le relativisme herméneutique. Dans le prochain article, nous examinerons pourquoi il est important de conserver cette vérité devant nos yeux, afin de nous éviter de glisser vers la théorie du point de vue voire de nous réfugier dans la certitude des Lumières.
Dans la même série
- Afin de comprendre la Bible de la bonne manière, avons-nous besoin d’écouter plusieurs voix ?
- Pré-compréhension et pensée postmoderne. 3 principes à ne pas mettre de côté lorsque l’on interprète la Bible.
- Appréhender (sans l’exagérer) la distance qui nous sépare de la Bible.
- Devenir d’humbles interprètes de la Parole immuable de Dieu.
1 L’auteur mentionne un ouvrage de Grant Osborne qui cite lui-même Craig Blomberg et Robert Hubbard au sujet de ces quatre domaines de distanciation : l’époque (à la fois dans le recensement de l’histoire [ceux qui ont écrit les évangiles ont eu plusieurs sources, Luc 1:1-4] et concernant les mots et les expressions utilisées), la culture (les coutumes et les pratiques qui nous paraissent déconcertantes), la géographie (les nations et les villes dont nous avons peu ou pas connaissance), la langue (l’hébreu de l’ancien testament, l’Araméen dans certaines parties des livres de Daniel et d’Esdras, le Grec du Nouveau Testament, provoquant parfois plusieurs traductions de certains passages).
2 Référence à ceci : https://www.ligonier.org/learn/articles/perspicuity-scripture/
3 L’École écossaise du sens commun : https://fr.wikipedia.org/wiki/école_écossaise_du_sens_commun