Quelqu’un a dit un jour qu’un chrétien était un être étonnant qui, s’il se casse une jambe, dit merci à Dieu de ce qu’il ne se soit pas cassé les deux. Cela doit-il faire sourire ou cela est-il sérieux ?
Les tempéraments heureux
J’ai connu un anesthésiste incroyant qui m’a dit un jour : Je ne sais pas ce qu’est l’inquiétude. Je l’ai envié. Il n’avait pas de mérites ; il était comme cela. Dieu seul peut juger de la nature de cette quiétude-là.
Je rencontre assez souvent des personnes hospitalisées qui me disent : Il y a plus malheureux que moi– et certains le disent alors que ce qu’ils ont est assez grave. En fait, ils ont raison ; et ils ont raison de le dire ; soit parce qu’ils ont un tempérament heureux, soit par une sorte de calcul de survie qui les aide à mettre de la distance avec leur propre situation. Tout bien réfléchi, ça pourrait être pire. Cela les aide à garder le souffle, à surnager. On pense à ce qu’a dit Voltaire : J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé.
N’excluons pas que quelques uns puissent dire que cela pourrait être pire non seulement pour se rassurer, mais aussi parce qu’objectivement cela est vrai. On se rassure si souvent avec des fables. Enfin, cet accent de vérité est tel que quelle que soit la situation qu’une personne puisse connaître, serait-elle catastrophique, il est encore et toujours possible de dire : Cela pourrait être pire, sans se tromper.
Rien de bon
Beaucoup de formules toutes faites ne sont que partiellement vraies. Celle-ci est encore plus vraie que ce qui paraît. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas seulement confirmée par les faits observables – il y a eu, il y a et il y aura des événements plus graves que ce que nous pouvons imaginer – mais aussi parce qu’elle est confirmée par le témoignage de la révélation biblique elle-même, témoignage réaliste s’il en est.
Les leçons de l’Ecriture à ce sujet, nous les trouvons magistralement transcrites dans les textes de référence de la Réforme protestante du XVIème siècle. Ainsi, l’article 9 de la confession de foi de La Rochelle (1559) affirme : “L’homme s’est séparé de Dieu qui est la source de toute justice et de tous biens, au point que sa nature est désormais entièrement corrompue. Nous croyons que l’homme, étant aveuglé, a perdu toute intégrité, sans en avoir aucun reste”. Cette affirmation a quelque chose de terrible que chacun, par une sorte de réflexe, est tenté de relativiser. Mais faut-il le faire ?
La doctrine de la corruption totale est certes « pessimiste » sur la nature de l’homme[1]. Le chapitre 3 des canons du synode de Dordrecht (1619) contient cette affirmation : “Il reste en l’homme quelque lumière de nature, une certaine connaissance de Dieu, du bien et du mal, mais pas à salut, pas même à justice”.
Selon les Réformateurs du XVIème siècle, la corruption s’étend à toute la Création (Gn 3.17 ; Ro 8.19-22), à tous les hommes (Ro 3.9 ; 5.12), à tout l’homme (Gn 6.5 ; Ps 51.7). La charte du luthéranisme appelée Formule de Concorde, le dit ainsi : “Le péché originel, loin d’être une corruption superficielle, est une corruption si profonde de la nature humaine qu’il ne subsiste rien de sain”.
Rien de sain ? D’autres l’ont dit. Je pense à cette maxime du comte de La Rochefoucauld (1613-1680) : « Le refus d’être loué, c’est le désir d’être loué deux fois ». Derrière les plus belles vertus – comme l’altruisme, par exemple – peuvent se cacher les calculs les plus égoïstes. Mais la Bible dit-elle cela ? Elle le dit à maintes reprises, sous la plume de Paul par exemple, quand il écrit que si quelqu’undistribuait tous ses biens pour la nourriture des pauvres mais sans amour, cela ne lui servirait de rien(1 Co 13.3).
L’air qu’on respire
En somme, la Bible laisse entendre qu’un homme – fut-il le meilleur – ne peut pas faire davantage de bien que s’il était mort. Non pas malade seulement, mais mort ; et nul effort de sa part ne peut y changer quelque chose. Le seul recours est le recours à la grâce de Dieu, par définition totalement imméritée. Saint Augustin (354-430), déjà, a affirmé la situation de dépravation totale de l’homme devant Dieu, Saint Augustin que l’on a appelé le « docteur de la grâce ».
Dans ce sens, Jean Calvin écrit que « dans la corruption universelle, la grâce commune de Dieu intervient, non pour purifier la perversité de la nature, mais pour restreindre ses effets” (I.C.II,3,3). Cette affirmation est remarquable. Dieu n’empêche pas, mais il restreint les effets du mal. Dieu permet que les pires malfaiteurs, à certains moments, mettent une limite à leurs agissements. Jésus évoque cela quand il mentionne un juge qui ne craignait pas Dieu et qui n’avait égard pour personne, et qui cependant va répondre à la pauvre veuve (Lc 18.2). Il le fait aussi en rappelant que même les mauvais parents donnent de bonnes choses à leurs enfants (Mt 7.11).
Nous ne méritons pas l’air que nous respirons mais, à quelques exceptions près, il y a de l’air pour tout le monde, et bien plus que de l’air : du soleil, de la pluie, des saisons fertiles, des récoltes, et même de la joie dans les cœurs (Ac 14.17)
La grâce commune est ce par quoi le monde continue d’exister, hommes et bêtes, croyants et non croyants, bons et méchants. Nous ne méritons pas l’air que nous respirons mais, à quelques exceptions près, il y a de l’air pour tout le monde, et bien plus que de l’air : du soleil, de la pluie, des saisons fertiles, des récoltes, et même de la joie dans les cœurs (Ac 14.17). Est-ce une grâce par laquelle on obtient la réconciliation avec Dieu et le salut ? La réponse est non. Mais c’est une grâce quand même, sans la quelle tout serait bien pire – et il n’est pas exclu que cela le devienne (Lc 21.26).
C’est mieux que rien
De manière paradoxale, la doctrine de la corruption totale nourrit la reconnaissance. Il est vrai que nous n’avons qu’une partie de ce que nous désirons, mais nous pourrions avoir bien moins encore. En réalité, ce qui doit nous étonner, ce n’est pas le mal qui se commet ou qui est subi, c’est qu’il existe des moments de répit.
C’est sans doute la raison pour laquelle le psalmiste peut s’écrier : La bonté de l’Eternel remplit la terre ! (Ps 33.5). Ne voyait-il pas les injustices et les malheurs ? Il les voyait, bien sûr, mais il comprenait aussi que cela aurait pu être bien pire : un état de guerre permanent, des pénuries sans fin, de l’angoisse sans répit, des mensonges et des trahisons à tout instant… Eh bien, par la grâce de Dieu, il n’en est pas ainsi, sauf si Dieu le permet.
C’est la raison pour laquelle nous devons être reconnaissants (Ph 4.6 ; Co 3.15). Quand tout va bien ? Bien sûr. Mais aussi quand tout ne va pas bien, et même quand tout va mal – comme le firent Paul et Silas (Ac 16.25) – car tout pourrait être pire, et même bien pire. Ne pas être reconnaissant ajoute au mal. En un sens, ne pas être reconnaissant est le pire mal, car cela laisse supposer que nous méritons mieux que ce que nous avons ; cela laisse supposer que Dieu ne fait pas ce qu’il faudrait, ou même qu’il ferait ce qu’il ne faudrait pas.
Dieu ne tarde pas, comme quelques uns le croient, mais il use de patience envers vous (2 Pi 3.9). Soyons reconnaissants.
[1] La nature de l’homme non pas tel qu’il a été créé, mais tel qu’il est devenu après s’être éloigné de Dieu.