Cet article est adapté de Scrolling Ourselves to Death : Reclaiming Life in a Digital Age [Scroller jusqu’à la mort : retrouver la vie à l’ère numérique], édité par Ivan Mesa et Brett McCracken (TGC/Crossway, avril 2025).
Neil Postman a suggéré que chaque époque de l’histoire américaine était représentée par une ville. Boston était l’apothéose de la ferveur révolutionnaire. Chicago était l’incarnation du dynamisme industriel. New York était la personnification du melting-pot de l’Amérique. Enfin, Las Vegas est devenue l’avatar de l’Amérique surdivertie.
Postman avait raison à propos de Las Vegas. La ville est mondialement connue pour ses divertissements extravagants et omniprésents. Mais Vegas est surtout réputée pour autre chose : les jeux d’argent. Elle représente donc aussi l’incarnation idéale de la phase actuelle de l’histoire américaine : les médias dopaminergiques, c’est-à-dire des contenus en ligne conçus pour nous inciter à scroller en déclenchant la libération de dopamine dans notre cerveau.
Comment fonctionnent les médias dopaminergiques
Alors que la plupart des Américains ont tendance à considérer les substances comme addictives, en particulier celles qui libèrent directement de la dopamine, de nouvelles recherches montrent que les comportements peuvent également créer une dépendance profonde parce qu’ils libèrent de la dopamine dans le cerveau.
En 2013, le jeu pathologique a été reclassé en trouble addictif dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM5). Or, le jeu agit sur le cerveau exactement de la même manière que les médias dopaminergiques. Anna Lembke explique : « Des études indiquent que la dopamine libérée suite au jeu est liée à l’imprévisibilité de la récompense, autant qu’à la récompense finale elle-même (souvent monétaire). La motivation à jouer repose en grande partie sur l’incapacité à prédire l’arrivée de la récompense, plutôt que sur le gain financier ».
Une étude réalisée en 2010 a révélé que les personnes dépendantes aux jeux d’argent sécrètent davantage de dopamine non pas lorsqu’elles gagnent, mais lorsqu’elles ont une chance égale de gagner ou de perdre. Le meilleur effet dopaminergique provient de l’incertitude, et non de la victoire. En matière de dopamine, l’anticipation d’une récompense peut procurer plus de plaisir que la récompense elle-même. Une machine à sous est addictive car elle vous maintient dans une boucle d’anticipation : le gros lot est toujours à portée de main, alors vous actionnez le levier une fois de plus, libérant ainsi la dopamine de l’anticipation dans votre cerveau.
Cette idée est essentielle car elle est au cœur du fonctionnement des médias dopaminergiques. Les psychologues comportementaux de pratiquement toutes les grandes entreprises technologiques conçoivent leurs plateformes et leurs applications (réseaux sociaux, médias d’information, médias vidéo) en utilisant des récompenses variables intermittentes, ce que l’on appelle des machines à sous numériques. Natasha Schüll, auteur de Addiction by Design, un ouvrage consacré à l’étude des véritables machines à sous, explique que « Facebook, Twitter et d’autres entreprises utilisent des méthodes similaires à celles de l’industrie du jeu pour fidéliser leurs utilisateurs ».
Chaque fois que vous publiez sur les réseaux sociaux, vous actionnez un levier numérique et recevez une récompense variable et intermittente. Parfois, vous gagnez 2 likes, parfois 200. Si vous faites défiler des vidéos, certaines sont nulles, tandis que d’autres vous font hurler de rire. Le grand attrait des vidéos de courte durée – initiées par TikTok et reprises par Meta et YouTube – réside dans leur brièveté qui permet à l’utilisateur d’actionner le levier en permanence. Le cerveau libère constamment de la dopamine en anticipant une récompense. Lorsque vous perdez et que vous tombez sur une vidéo nulle, vous ressentez une brève frustration ou de l’ennui, ce qui vous incite à en redemander.
Scrollez. Scrollez. Scrollez. Scrollez.
Chaque fois que nous le faisons, nous recâblons notre cerveau de la même manière que le font les joueurs compulsifs.
En quoi les médias dopaminergiques diffèrent des médias de divertissement
Ce qui différencie les médias dopaminergiques des médias de divertissement, ce n’est pas seulement leur conception en forme de machine à sous, c’est aussi leur accessibilité permanente et leur sélection algorithmique.
Chaque fois que vous publiez sur les réseaux sociaux, vous actionnez un levier numérique et recevez une récompense variable et intermittente. Parfois, vous gagnez 2 likes, parfois 200
À l’époque de Postman, l’accès à la télévision était limité. Physiquement, elle était toujours à la même place. Pour la regarder, il fallait s’asseoir dans une pièce avec un gros appareil branché. En outre, on ne pouvait regarder que les programmes diffusés sur certaines chaînes à des heures précises, selon un programme que l’on ne pouvait pas configurer. Bien que les réseaux câblés aient tenté de créer des espaces plus spécialisés (comme HGTV, Food Network ou Comedy Central), la télévision n’était jamais vraiment personnalisée.
Les médias dopaminergiques sont totalement différents. Il ne sont pas encombrants physiquement parlant, ils voyagent sur vous et sont accessibles partout. Ils sont également libres de toute contrainte temporelle. Il n’y a pas d’horaires. Vous pouvez accéder à tous les médias que vous voulez, quand vous voulez, où vous voulez.
Mais voici la véritable recette secrète : l’intelligence artificielle. Tout ce que vous voyez sur pratiquement toutes les applications et plateformes – des publicités aux vidéos en passant par les publications et les résultats de recherche – est généré par des algorithmes de recommandation : des IA avancées qui utilisent vos données pour créer un modèle numérique de vous afin de vous proposer du contenu sur mesure pour capter et monétiser votre attention. Votre fil d’actualité sur les réseaux sociaux est personnalisé. Il est conçu pour vous rendre spécifiquement dépendant, grâce à des IA qui possèdent des connaissances informatiques sur vous étonnamment vastes et exploitables. Leur principale mission est de vous garder sur la plateforme – de vous maintenir accro – en traquant votre comportement comme le ferait un Pavlov numérique dystopique.
Nous distraire jusqu’à la mort
« Divertir » ne décrit pas tout à fait l’effet que les médias dopaminergiques ont sur nous. Ils sont conçus pour nous distraire jusqu’à la mort. Ou, pour être plus honnête, pour nous entraîner dans une dépendance mortelle. Les recherches montrent que plus une drogue est accessible et normalisée, plus l’addiction à cette drogue devient généralisée. Il n’est donc pas surprenant que la grande majorité des adultes américains se shootent à la drogue numérique sans sourciller. Les meilleurs d’entre nous sont des utilisateurs responsables qui savent consommer les médias avec modération. Mais aucun d’entre nous n’est totalement sobre.
Le compromis addictif proposé par les médias dopaminergiques n’est pas une possibilité, il est déjà là. Et si les premières victimes de notre dépendance sont notre temps et notre capacité à nous concentrer, les secondes victimes (et bien plus importantes) sont nos familles et nos relations.
Si les premières victimes de notre dépendance sont notre temps et notre capacité à nous concentrer, les secondes victimes (et bien plus importantes) sont nos familles et nos relations.
Des recherches montrent que plus on devient accro aux comportements dopaminergiques, moins notre cerveau nous récompense lors de nos relations avec les autres. C’est même le cas chez les rats : si un rat libre trouve un rat en cage, il essaiera de le libérer. Mais si vous permettez à ce rat de s’auto-administrer de l’héroïne, il ne s’intéressera plus au rat en cage. L’héroïne procure un meilleur effet après tout.
Notre dépendance aux médias dopaminergiques nous entraîne à aimer beaucoup ce qui devrait être aimé peu. Cela nous rend terriblement malheureux, nuit à nos relations et nous demande toujours plus de temps pour obtenir la prochaine défonce. Saint Augustin a écrit,
Celui qui mène une vie juste et sainte est une personne qui juge sainement de ces choses. C’est aussi une personne qui a réglé son amour, de manière à ne pas aimer ce qu’il ne faut pas aimer, ni à ne pas aimer ce qui devrait l’être, ni à ne pas aimer trop ce qui devrait l’être moins (ni à ne pas aimer trop peu ce qui devrait l’être davantage), ni à ne pas aimer 2 choses également si l’une d’elles doit être aimée moins ou plus que l’autre, ni ne pas aimer 2 choses plus ou moins si elles doivent être aimées également.
Les médias dopaminergiques sont la forme de communication la plus puissante, la plus répandue et la plus élaborée de l’histoire de l’humanité, et ils ne nous façonnent pas de façon à aimer Jésus plus que tout ou à aimer notre prochain. Ils nous rendent dépendants de la recherche du plaisir. Les chrétiens doivent reconnaître qu’au fond, cette révolution technologique a entraîné une crise institutionnelle, relationnelle et formative pour l’Église.