1 – Le concept de « corps sans organes »
Cette curieuse expression, le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995) ne l’a pas inventée. Il l’a empruntée à l’écrivain Antonin Artaud (1896-1948) dont l’œuvre, provocatrice, conteste les codes traditionnels. C’est dans son sillage que Deleuze se situe.
Le « corps sans organes » s’oppose à « l’organisme » : « L’ennemi, c’est l’organisme », écrit Deleuze, dansMille plateaux (1). Cette notion s’inscrit dans un dispositif global de contestation, monté par le philosophe. Il s’agit de s’attaquer à des représentations traditionnelles de la pensée, comme celle du « corps » ou du « sujet » classique, celui du Cogito, qui se définit par la raison : « Je pense donc je suis. » (2) Deleuze cherche à nous amener sur un terrain tout autre que celui de la pensée classique.
Le « corps sans organes » est un corps désorganisé. Il s’agit de « marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre ». Deleuze évoque un « Voyage immobile », l’« Anorexie », le « Yoga », « Love », et enfin, ce terme, qui est une clef de compréhension de ce qu’il veut dire : « Expérimentation ». (1) Par ce rapport nouveau au corps, dont la vision est renouvelée, il s’agit d’enter dans un autre rapport à la vie. Rappelons que l’on est dans un dispositif de contestation. Le sujet classique était soumis à la raison. Il faut à présent passer de la rationalité à la sensation. La sensation circule dans tout le corps désorganisé, d’où le fait que l’on puisse, par exemple, « voir avec la peau » (1). Le « corps sans organes » est le corps entier plongé dans l’« expérimentation » des sensations. Il est une production du désir. C’est l’intensité qui est recherchée. Des effets comparables à ceux produits par la drogue.
Deleuze a conscience des menaces sur la vie de ce type d’expérimentations, poussées à l’extrême. On est au bord de la folie (dans laquelle a d’ailleurs sombré Artaud, qui l’inspire). C’est pourquoi il écrit : « Le corps sans organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. » (1) Il est bien question, ici, d’une expérience-limite.
2 – Mise en perspective
J’ai déjà fait mention d’Artaud, mais il est certain que Deleuze est aussi dans le sillage de Nietzsche, sur lequel il a d’ailleurs écrit (3). Je ne cesse de reprendre cette petite phrase de lui : « Ma philosophie, le platonisme inversé » (4). Elle implique le renversement de la priorité donnée par les Grecs à l’intelligible sur le sensible, soit : à la raison sur la sensation, ou bien encore : à l’esprit par rapport au corps. Tout comme Nietzsche, Deleuze opte pour la sensation contre la raison. Et l’on peut souligner son opposition à la rationalité.
De Deleuze en passant par Lacan, le psychanalyste, il est passé sur les tenants de ce qu’on a nommé : « la pensée 68 », un vent de contestation et d’exigence de changement des modes de pensée et de vivre. La proposition du « corps sans organes » de Deleuze en relève. Ils ont rêvé une autre manière d’être homme, libéré du contrôle de la raison, c’est-à-dire devenu un être de désir, totalement livré à la sensation. Je dis bien « rêvé », dans la mesure où ces penseurs nous situent sur un plan mental. Ils proposent des conceptions de l’esprit. D’où le sentiment que l’on a, les lisant, d’être parfois bien éloigné du terrain de « la vie », concrète. Mais cela a existé, et s’est tout de même diffusé, d’une certaine manière dans « la vie », avec l’adoption, par certains, de comportements-limites.
3 – Dans une perspective biblique
Précisons, d’emblée, que cette perspective biblique n’est absolument pas celle de « la pensée 68 », Deleuze compris. Dans cette mouvance, ils sont tous dans la contestation de l’héritage chrétien, tout autant que de la rationalité grecque. Il s’agit de repartir, dans l’humanité, sur des bases nouvelles.
Globalement, on pourrait avancer qu’ils veulent faire sauter les verrous imposés par la tradition philosophique platonicienne, la religion chrétienne, la raison, la morale, la foi… Rejet de toutes les structures d’autorité, et de toutes les instances de contrôle de l’être humain. Rêve de « libération ».
Mais… ce « déverrouillage » comporte de graves dangers : comme celui, pour l’individu, de frôler la folie ou bien, pour la société, de sombrer dans l’anarchie. J’en ajouterai un autre : celui de laisser libre cours à des forces démoniaques, que l’homme ne serait plus en mesure de maîtriser. La volonté de vivre à l’extrême peut amener à côtoyer la mort.
Dès l’origine, Dieu a posé un cadre de vie pour l’homme, non pour son malheur, mais pour son bonheur, en le prévenant que la sortie de ce cadre représenterait pour lui un danger, de mort, spirituelle. Dieu a laissé l’homme libre de choisir.
Dès l’origine, aussi, l’homme a été tenté par le franchissement des limites : passer au-delà du cadre, « être comme des dieux », au risque de mettre en péril, et son corps, et son âme.
(1) Mille Plateaux, Deleuze et Guattari, éditions de minuit, 1980.
(2) Cf la séquence : « Le sujet classique », dans la série sur « le sujet ».
(3) Nietzsche, publié en 1965.
(4) Notes posthumes de Naissance de la tragédie.