« Lorsque la religion et la politique voyagent dans le même chariot, les voyageurs pensent que rien ne peut les arrêter. Ils vont de plus en plus vite. Ils oublient alors qu’un précipice se révèle toujours trop tard » (proverbe Bene Gesserit)
15 000 ans dans le futur, l’humanité a colonisé l’espace après avoir percé le secret des voyages interstellaires. Ces voyages sont permis grâce à l’Épice, qui donne aux navigateurs la prescience des routes à suivre. Or, cette Épice ne se trouve que sur une seule planète de l’univers, Arrakis (ou Dune), où elle est produite par les vers des sables.
Lorsqu’il apprend que sa famille a reçu la planète Dune en fief, Paul Atréides ignore qu’il va droit dans un piège mortel tendu par l’Empereur lui-même. Sa destinée s’accomplira à travers les antiques prophéties et les complots des grandes maisons et des ordres mystiques.
Adolescent, Dune était l’un de mes romans de SF préférés, avec Fondation d’Asimov et Hypérion de Simmons. C’était la première fois que je rentrais dans un univers aussi bien pensé sur le plan politique et écologique, et le personnage de Paul me fascinait, parce qu’il ressemblait au héros messianique traditionnel tout en refusant de l’être. Mais surtout, Dune parlait beaucoup de religion, allant à rebours de la science-fiction traditionnelle marquée par une vision parfois idyllique du progrès technologique.
On peut dire que l’ombre de Dune s’étend sur presque toute la science-fiction contemporaine : il s’agit du cycle de livres le plus vendu au monde, Star wars y a puisé sa matière première (Frank Herbert envisagea même d’intenter à Georges Lucas un procès pour plagiat !), James Cameron le cite parmi ses principales influences pour Avatar, et même G.R.R. Martin reconnaît ce qu’il lui doit pour le monde désenchanté du Trône de fer. Le livre était aussi réputé inadaptable, après les échecs successifs des versions de Jodorowsky (jamais tournée) et de Lynch (reniée par son auteur). Cette année, le film de Denis Villeneuve semble avoir fait l’unanimité, j’en profite donc pour revenir dans cet article sur plusieurs questions très intéressantes que cette œuvre me pose en tant que croyant.
La force des histoires
Le film l’atténue quelque peu, mais le livre traite frontalement de l’avenir des religions de l’humanité : plusieurs de ses chapitres s’ouvrent par des extraits de la Bible catholique orange, un texte syncrétique fusionnant plusieurs livres sacrés. Le film fait également l’impasse sur un événement fondateur de la saga Dune : le Jihad butlérien, qui a conduit à l’interdiction de l’IA et de toute machine pensante (d’où l’absence notable de robots). Le peuple natif de Dune, les Fremen, sont en réalité les descendants des vagabonds Zensunni, une secte islamique fictive ! On comprendra que le film n’ait pas souhaité s’avancer sur ce terrain, il conserve heureusement deux acteurs déterminants : le Bene Gesserit et le Mahdi.
Le premier est un ordre de bonnes sœurs cherchant à créer génétiquement le Kwisatz Haderach, un surhomme (presqu’un dieu ?). Le deuxième est le libérateur attendu de Dune, et celui qui transformera le désert en un paradis vert.
L’auteur réfléchit à un thème éminemment biblique : l’avènement d’un messie et la promesse d’un paradis. En montrant que les Bene Gesserit sont prêtes à manipuler et à trahir pour parvenir à leurs fins, Herbert montre qu’un messie peut être inventé de toutes pièces, et que la foi sincère du peuple Fremen peut être instrumentalisée pour un dessein politique. Pourtant, Dune acte aussi l’échec de ces plans tortueux face à la déferlante que représente la destinée de Paul Atréides. Le personnage est marquant parce qu’il cumule plusieurs identités (et plusieurs noms) : il est l’héritier d’une grande famille noble (et, à ce titre, porte le poids de la vengeance à accomplir contre leurs rivaux, les Harkonnen, et contre l’empereur lui-même), il est ce surhomme potentiel que les Bene Gesserit surveillent, et il est ce libérateur attendu par les Fremen qui vont rapidement croire en lui.
Dans ses deux parties, le film a l’intelligence de se concentrer sur l’importance de cette prophétie et d’en mesurer les effets sur les différents personnages. Stilgar, l’un des chefs Fremen, accorde immédiatement sa foi en Paul, parce qu’il voit une correspondance évidente entre les événements du film et les « signes » (sa manière de porter le distille, d’apprendre les coutumes du désert, etc.). Jessica, la mère de Paul, connaît très bien cette histoire puisqu’elle a en partie été inventée par son ordre, les Bene Gesserit, mais elle s’en est elle-même éloignée en désobéissant à la révérende Mohiam. Elle essaie donc de la récupérer à son profit pour survivre et accomplir sa vengeance. Chani, sans doute le personnage le plus pragmatique, rejette totalement ce qu’elle considère comme un conte, mais aime la personne de Paul, et sent qu’elle peut l’aider tout en faisant le bien de son peuple.
Quant à Paul, sa réaction est la plus intéressante, car cette histoire de messie est d’abord pour lui un fardeau, d’autant qu’il est le seul à mesurer les conséquences meurtrières de la guerre. Tout l’enjeu est de comprendre pourquoi et comment il se transforme en ce messie destructeur, prêt à faire table rase de toutes les organisations et à refaçonner l’univers.
Dans le livre, les citations qui rythment les chapitres permettent de voir ce que sera cette histoire plusieurs années ou siècles dans le futur, montrant comme une histoire peut vivre, se transformer et être comprise par nos héritiers.
Que nous dit Dune qui devrait tous nous amener, que nous ayons la foi ou non, à nous questionner ? Que même dans des milliers d’années, à travers l’espace et le temps, les récits sacrés seront toujours au cœur de la destinée humaine. Que l’on peut tenter de s’en servir pour ses desseins, en effet, mais qu’ils engendrent aussi des hommes et des femmes à la conscience éveillée, prêts à changer le monde.
Dans le livre, les mémoires enregistrées par Irulan passent à la postérité…et vous, avez-vous pensé à sauvegarder votre histoire ?
Plus que les miracles ou les signes opérés par les apôtres, c’est l’histoire vraie de la mort et de la résurrection de Jésus, son partage, sa transmission, qui change les vies.
Bien sûr, on pourra trouver des points communs entre les figures de Paul et de Jésus, notamment dans le fait que Paul renverse l’histoire et opère un changement de paradigme. Mais cette mise en abyme de l’histoire me paraît plus essentielle et démarque Dune des autres grandes sagas. Le livre des Actes nous montre comment l’église se construit non par la guerre ou par la prise de pouvoir politique, mais par le témoignage : plus que les miracles ou les signes opérés par les apôtres (qui ne font parfois qu’attiser la convoitise, cf. Actes 8), c’est l’histoire vraie de la mort et de la résurrection de Jésus, son partage, sa transmission, qui change les vies. Les pharisiens étaient bien conscients de la force du témoignage : dès qu’ils apprirent que le tombeau de Jésus était vide, ils payèrent les gardes pour faire croire à un vol du corps par les disciples, répandant ainsi une contre-histoire (Matthieu 28, 11-15). Depuis, les chrétiens ont pu subir la persécution dans de nombreux pays, lorsqu’ils ne l’ont pas eux-mêmes exercée, mais, même dans une dictature aussi absolue que la Corée du Nord, des milliers témoignent encore comment leur vie a été changée par la lecture de la Bible.
La foi comme un grain de sable ?
Dune m’interpelle aussi sur la foi que je veux vivre et montrer aux autres. L’Histoire montre encore aujourd’hui à quel point la foi peut être un instrument de pouvoir, et comment il peut être très facile de jouer sur les signes (que l’on peut voir partout) et le désir de vengeance pour manipuler les foules. Paradoxalement, le personnage du film dont je me sens le plus proche est l’un des moins « croyants » : Chani, en raison de sa lucidité et de sa bonté, même rugueuse (une vertu peu présente dans le monde de Dune) a mieux compris que d’autres ce qui se tramait sur sa planète, tout en restant fidèle à Paul (dans le livre). Une foi aveugle et violente, même lorsqu’elle se réclame du Christ, même lorsqu’elle semble spectaculaire, n’est que superstition, car la foi est indissociable de l’amour.
« Plusieurs me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé par ton nom? N’avons-nous pas chassé des démons par ton nom? Et n’avons-nous pas fait beaucoup de miracles par ton nom? Alors je leur dirai ouvertement: Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité. » (Matthieu 7. 21-23)
Le livre propose ainsi de nombreux moments introspectifs, comme cette scène entre Jessica et Thufir (le mentat Atréides malheureusement absent du film) :
« –Vous pouvez appliquer votre logique à tout ce qui est hors de vous, mais c’est une caractéristique humaine que lorsque nous affrontons des problèmes personnels, ce sont justement ces choses profondément intimes qui résistent le plus à l’examen de la logique. Nous avons alors tendance à nous empêtrer, à nous en prendre à tout sauf à la chose bien réelle et profondément enracinée, qui est notre véritable but. »
Dune m’encourage à être lucide sur mes vraies motivations et sur ce qui compte le plus pour moi
Dune m’encourage à être lucide sur mes vraies motivations et sur ce qui compte le plus pour moi dans mes différentes identités, et surtout à accepter de traverser les déserts de la vie pour grandir spirituellement, et à être le grain de sable qui enraie la machine plutôt que la tempête qui se déchaîne en vain.
En bref, Dune est un film parfois sombre et violent, mais je le recommande, à la fois pour le spectacle visuel éblouissant qu’il propose et les sujets très pertinents qu’il aborde.