Introduction
Ce qu’on nomme « analyse structurale » désigne les méthodes exégétiques qui dérivent délibérément des théories du linguiste Ferdinand de Saussure et du travail de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss1. De nos jours, le titre « analyse sémiotique » a plus au moins remplacé celui d’analyse structurale. La sémiotique est la science qui étudie les systèmes de significations et établit des procédures permettant de les décrire2. La sémiotique est donc directement issue du courant de philosophie du structuralisme.
La communication n’est possible que lorsqu’il y a un système de signes bien établi entre l’émetteur et le récepteur. Le structuralisme étudie ce système et ses structures3. L’exégèse structurale, comme le dit Daniel Patte, « cherche d’abord à découvrir […] les structures linguistiques, narratives et mythiques du texte étudié. Que ces structures aient été voulues ou non par l’auteur […]. En fait, dans la plupart des cas, l’auteur n’avait pas conscience de dépendre de structures aussi complexes4 ».
Origine de la méthode
L’analyse sémiotique est la fière représentante du mouvement de la « New Critics » qui, exaspérée par les dérives de la critique historique, décide de concentrer plutôt ses efforts sur le texte final5. N’oublions pas que la sémiotique moderne n’a rien de nouveau, ce n’est que l’extension naturelle et plus sophistiquée des travaux déjà entamés par Augustin (353-450)6, souvent considéré comme le grand-père de la sémiotique moderne, Ferdinand de Saussure étant le père.
Cette nouvelle vision des choses fut, entre autres, appliquée au domaine de la psychanalyse avec Jacques Lacan, puis à l’histoire avec Michel Foucault, à la sociologie avec Lucien Goldmann et à la philosophie marxiste avec Louis Althusser7. Néanmoins, c’est Lévi-Strauss qui attira particulièrement l’attention sur son travail d’ethnologue. Il développa des modèles afin d’étudier les mythes et les contes folkloriques. C’est à sa suite que vint Roland Barthes, qui trouva le moyen d’appliquer le structuralisme au monde de la littérature et de la Bible. Une fois ce pas franchi, il n’en fallut pas long pour que le structuralisme contamine l’ensemble des études bibliques. Nombreux sont les exégètes, aujourd’hui, qui usent des avantages qu’offre le structuralisme en exégèse. Il existe même des réseaux de recherche dédiés à cette cause, l’un d’entre eux, dirigé par Jean-Claude Giroud, se nomme le C.A.D.I.R. (Centre d’analyse du discours religieux de l’Université de Lyon).
Désormais, il existe plusieurs théories et modèles structuraux différents, mais tous puisent dans les mêmes fondements. Puisque l’approche structurale tire son origine d’un véritable changement de paradigme (vision du monde) que l’on compare, historiquement, parfois à une révolution semblable à celle de Copernic, il est difficile de l’expliquer sans parler de manière plus approfondie de son histoire, de son développement et surtout des théories qui l’ont fait émerger8.
Le fondement du structuralisme partagé par tous
Le langage est rendu possible par l’emploi d’un système de signes qui produit du sens à cause des relations que ces derniers entretiennent. Le feu rouge qui envoie le message d’arrêter sa voiture n’a de sens pour l’automobiliste que s’il est opposé au feu vert qui lui dit d’avancer.
L’esprit humain est universel, c’est-à-dire, qu’il fonctionne, sauf exception à la règle, de la même manière partout et tout le temps (par exemple, à l’époque biblique). Comprendre l’esprit humain et la communication permet de comprendre des structures ou des systèmes qui seront universels et intemporels. C’est-à-dire que derrière les couches temporelles et les expressions culturelles, il y a une structure de communication objective et universelle. Ce serait essentiellement grâce aux oppositions binaires que le sens est produit dans l’esprit humain. C’est donc ainsi que la communication fonctionne. Autrement dit, le sens est le fruit de la différence9. Le langage est un ensemble de symboles qui par relation (structure) crée du sens et ces relations sont souvent binaires10. La surface consciente de toute communication cache donc un système de valeurs exprimé par des oppositions, et comprendre ce système permet de comprendre nos motivations et convictions qui président nos actions ou celles d’un texte par exemple11.
L’influence de Ferdinand de Saussure
Tout a débuté avec ses « Cours de linguistique générale » à l’Université de Genève, entre 1906 et 191112. Son mérite est surtout d’avoir établi une distinction entre la « langue » et la « parole ». Prendre conscience que la langue est un « instrument », c’est-à-dire qu’il s’agit des règles qui régissent la communication d’un groupe culturel, et la « parole » un « événement », dans le sens où il s’agit de l’appropriation personnelle d’une langue que fait un individu à chaque fois qu’il prend parole, provoque une révolution paradigmatique13. Le maître est aussi à la base de la distinction entre « diachronie », c’est-à-dire étudier l’évolution d’une langue à travers le temps comme c’était coutume à ce moment et « synchronie », faire halte et considérer la langue présente, ses réseaux et ses systèmes14.
On peut donc essentiellement résumer l’apport de Saussure à deux éléments : 1) la langue est un système de signes et 2) ces signes n’ont de sens que par leurs interrelations15. C’est donc ainsi qu’il arrive à définir la manière dont le sens est produit dans une communication. Les chercheurs qui lui feront suite chercheront dans leurs divers domaines comment toute discipline humaine n’est, au final, qu’un réseau de relations produisant du sens.
L’approche de Lévi-Strauss
Lévi-Strauss suivra les cours d’un disciple de Saussure : Roman Jakobson16. Il décidera par la suite d’intégrer cette approche à l’étude sociale des liens de parenté en ethnologie. Lévi-Strauss postule que les principes qui gouvernent la production de sens dans la langue donnent aussi du sens à nos relations sociales17. Il cherchera derrière l’organisation sociale visible un système de sens inconscient auquel les individus répondent, comme une sorte de règle tacite. Lévi-Strauss met à jour cette règle en utilisant l’homologation : « Les règles de la parenté et du mariage assurent la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques assurent la communication des biens et des services et les règles linguistiques la communication des messages18 ». Ces études ont permis d’introduire une rigueur scientifique qui semblait déficiente à ce moment dans son domaine19. Lévi-Strauss s’intéressera beaucoup aussi à l’étude des mythes et comment, par homologation, leurs structures profondes renvoient à des systèmes sociaux. Il exposera même comment, dans certains cas, l’organisation sociale de telle tribu ressemble, par sa structure, à ses coutumes culinaires20.
Bien qu’il ait exercé une grande influence sur le développement de la méthode structurale, Lévi-Strauss ne s’est guère intéressé à une application de la méthode structurale dirigée vers les textes bibliques. Son manque d’intérêt était justifié par le fait que contrairement à l’ethnologie, il ne disposait pas d’observation possible des communautés à l’origine des textes, afin de déduire les liens structuraux entre les mythes et les organisations sociales21. C’est ce qui l’intéressait premièrement. Néanmoins, son approche pour l’analyse des mythes peut s’avérer intéressante pour un exégète, car un mythe, tel que Lévi-Strauss le définit, partage de nombreux points communs avec les textes bibliques.
L’approche de Roland Barthes
Roland Barthes, aux côtés de Greimas et Courté, est celui qui a le plus tenté d’adapter l’approche structurale au monde de la littérature22. L’idée principale qui guide le travail de Barthes est l’homologie entre phrase et récit. Tout comme une phrase obéit aux lois de la syntaxe et de la grammaire afin de produire un sens convenable, un récit ou un discours doit obéir à une sorte de méta-syntaxe et méta-grammaire afin de produire du sens23. Barthes procède alors en trois temps :
- De la même manière qu’une phrase contient des adjectifs, un récit qualifie ses acteurs. C’est pourquoi la première étape de Barthes est de produire un inventaire et un classement des attributs et des qualificatifs concernant les acteurs du texte (attribut psychologique, biographique, caractériel, social, âge, sexe, qualité, pouvoir, savoir et états) ;
- Ensuite, vient l’inventaire et le classement des fonctions des acteurs du texte, comme l’analyse actancielle par exemple. Sur le plan de la phrase, cette étape correspond à l’étude du participe présent ;
- Finalement, vient l’inventaire et le classement des actions du texte. Sur le plan de la phrase, c’est l’analyse du verbe24. Cette analyse séquentielle des verbes peut s’avérer particulièrement profitable afin de suivre le déroulement logique d’un discours ou d’un récit.
L’approche de Greimas
Roland Barthes a sans doute contribué à ouvrir la porte aux études structurales maintenant adaptées à la littérature. Mais c’est vraiment Algirdas Greimas qui va définir les contours de plusieurs théories et modèles d’analyses pour la littérature. Et c’est là l’apport considérable de Greimas. Il a pu fournir des outils permettant de faire apparaître la structure et la forme des contenus littéraires25.
Ce sont surtout les études du formaliste russe Vladimir Propp qui vont inspirer les travaux de Greimas. Dans sa « Morphologie du conte », Propp analyse une multitude de contes afin d’en ressortir les schémas tacites. Il dresse la liste de 31 fonctions qu’un acteur peut revêtir dans un récit. C’est ainsi que Propp arrive à définir le conte comme la succession régulière de différentes fonctions. Il découvre aussi le caractère souvent binaire de ces fonctions26. Cette approche de Propp va directement inspirer Greimas pour le développement du schéma actanciel et de l’établissement de son programme narratif. Ces deux derniers outils constituent des modèles d’analyses qui seront bientôt présentés.
L’approche de Daniel Patte
Lorsqu’on fait le bilan de l’histoire du structuralisme, on mentionne bien souvent comment la méthode semble s’être divisée en deux grandes tendances. Il y a ceux qui pratiquent une approche structurale dans la descendance de Lévi-Strauss, et ceux qui pratiquent la sémiotique Greimassienne27. Daniel Patte est non seulement un exégète qui tente de développer une méthode structurale assez cohérente pour rendre compte des besoins spécifiques à ceux de la Bible, mais il tente aussi de marier l’approche de Lévi-Strauss et celle de Greimas. Patte arrive à tirer avantage des deux méthodes, car il comprend comment les textes bibliques partagent de nombreux points communs avec les mythes étudiés par Lévi-Strauss, mais aussi comment ils se présentent à nous sous une forme littéraire, ce qui demande l’emploi de modèles littéraires comme ceux de Greimas28. Comme le dit lui-même Daniel Patte :
Le fait que la Bible se compose de textes religieux, et pour une bonne part de récits (de textes d’histoire sacrée), permet de prévoir que les structures narratives et mythiques entrent dans la production de l’effet de sens des textes des Écritures. En d’autres termes, les éléments des textes bibliques présupposent et évoquent ces structures.29
Dans un premier temps, Patte étudie la succession des termes, c’est-à-dire qu’il pratique une analyse syntagmatique similaire à l’analyse narrative de Greimas en utilisant le schéma actanciel, puis le programme narratif. Ensuite, vient l’analyse paradigmatique où, comme pour l’analyse discursive de Greimas, mais plutôt à la manière de Lévi-Strauss, Patte tente de rendre compte des relations d’oppositions binaires, de leurs médiations, ainsi que de leurs homologations au sein même du texte. Cet heureux mariage méthodologique semble avantageux pour l’exégète.
L’analyse structurale aujourd’hui
De ce mouvement sont nées plusieurs autres méthodes qui sont privilégiées de nos jours par les étudiants de la Bible, des méthodes telles que : 1) l’étude de la rhétorique ; 2) l’analyse narrative (qui est bien souvent considérée comme l’extension logique des théories structurales) ; 3) le « reader-response » et 4) toutes autres lectures orientées et engagées. Cependant, le structuralisme initial a eu du mal à largement démocratiser sa méthode dû à une utilisation excessive de jargons scientifiques et un recours constant à des diagrammes complexes30. Voici un exemple classique d’une formule structurale qui tente de rendre compte du récit de la résurrection de Lazare (Jn 12)31 :
Pourtant, cette formule aux apparences complexes ne fait que rendre compte de l’évidence. Le Sujet 1 (Lazare) est en disjonction (V) d’avec l’objet vie (O); c’est l’État numéro 1 du récit. Ensuite, vient le Sujet 2 (Jésus) qui fait (⇒) passer le Sujet 1 (Lazare) de l’état de disjonction (V) d’avec l’objet vie (O) à l’état de conjoncture (Ʌ) d’avec l’objet vie (O); c’est la Performance du récit. Finalement, le Sujet 1 (Lazare) est maintenant en conjoncture (Ʌ) d’avec l’objet vie (O); c’est l’état numéro 2 du récit.
Le seul avantage d’utiliser cette formule c’est de nous habituer à observer systématiquement les états de manque au début, les états de transformation au milieu et les états finaux dans les récits. Les états (verbe être), les transformations (les changements) et les fonctions (verbe faire) provoqués par les acteurs sont en effet importants à relever. Mais l’abus de ce genre de formules explique en partie l’insuccès de ce genre de méthodes dans les milieux des non-initiés tels les évangéliques francophones. D’ailleurs, comme le dit justement l’exégète Matthieu Richelle lorsqu’il traite de l’utilisation de terminologies techniques en analyse littéraire :
Deux excès doivent être évités. D’une part, négliger l’intérêt d’une telle terminologie, car elle en fait une importante portée heuristique, et contraint l’analyste à étudier plus finement le texte. D’autre part, il ne faut pas non plus user de ce vocabulaire technique pour lui-même et, finalement, en abuser au risque de parvenir à des formulations techniques de réalités du texte parfois suffisamment simples pour être non seulement détectées, mais encore exprimées sans appareil conceptuel.32
Le but de cet article n’est pas de vendre la méthode structurale à tout prix, ni de rendre l’aspirant herméneute expert dans ce domaine, mais seulement d’essayer de présenter une méthode qui serait facilement applicable aux textes bibliques et inspirée du structuralisme. En fin de compte, l’analyse structurale ne propose à l’étudiant que d’offrir des « modèles » qui serviront « d’outils de mesure et d’observation » afin de mieux « aller vers le texte » et de le guider dans une lecture plus « consciencieuse et intelligente ».
Quelques théories fondamentales de la sémiotique
Il n’y a pas une seule théorie de la sémiotique, mais bien des théories de la sémiotique, car il s’agit d’un vaste ensemble de théories du langage. L’objectif ici n’est pas de fournir un traité de théorie sémiotique qui tiendrait compte de toutes les théories, ou tenterait de les rapatrier et de les coordonner toutes ensemble de manière cohérente; loin de là. Le but n’est pas non plus de faire une promotion aveugle des théories structurales qui parfois contredisent certains présupposés évangéliques importants, mais plutôt de comprendre comment fonctionne ces théories et comment ils peuvent parfois aider à mieux comprendre la communication écrite. Le but est d’exposer quelques concepts-clés inhérents à la méthode.
Langue et parole
En linguistique, on distingue la « Parole », qui est l’usage individuel du langage, et la « Langue », qui se réfère au système codifié de la langue. Cette distinction permet de souligner la différence entre la règle qui régit la base de la communication et l’expression individuelle et créative qui en résulte. Dans son ensemble, un texte est une « Parole » qui est régie par des règles de langage33.
Signifiant et signifié
Dans une posture similaire34, la distinction entre « signifiant » et « signifié » permet de différencier entre le mot écrit « arbre », et l’idée de ce mot, « l’image mentale d’un arbre »35. Le signifiant « arbre » n’est qu’un contenant, le signifié, quant à lui, est le contenu. Le contenu c’est, grosso modo, la substance d’un mot. Cette substance est composée de divers sèmes (éléments de sens) qui permettent de distinguer un mot d’un autre.
Par exemple, analysons le signifié (le contenu) du mot « arbre ». Ce dernier contient les sèmes « macro-génériques » concret, inanimé, vivant qui s’opposent aux sèmes abstrait, immobile, non-vivant. Puis, il contient le sème « méso-générique » végétal. Les éléments de sens méso‑générique servent à décrire les domaines, disciplines ou catégories générales auxquelles renvoie un mot. Dans le cas présent, le sème « végétal » s’oppose à toute autre catégorie à laquelle un arbre ne répond pas, comme la catégorie « animal », par exemple. Finalement, on retrouve des sèmes « micro-génériques » qui permettent de distinguer le mot arbre des autres végétaux : grand, tronc, feuillu. Ainsi, on ne risque pas de ne pas distinguer l’arbre de la fleur par exemple36.
Prenons un autre exemple, dans le mot « veau ». Son signifiant (contenant) contient deux « phonèmes » (sons qui composent les mots) qui permettent de le distinguer d’un autre mot semblable. On y retrouve les phonèmes /V/ et /O/. Ce sont ces phonèmes qui m’empêchent de mélanger le mot « veau » du mot « maux » ou « pot ». Ensuite, on descend au niveau du signifié (le contenu). Ce sont les sèmes qui nous permettent d’avoir la bonne image mentale, celle d’un /mâle/bébé/bœuf/ et non n’importe quel autre animal de ferme en tête37.
Dans ses analyses thématiques, Greimas accorde de l’importance à la redondance d’un sème d’un mot à l’autre, c’est ce qu’il appelle une isotopie. Par exemple, dans ces vers du poème « Le vaisseau d’or » d’Émile Nelligan : « Ce fut un grand vaisseau taillé dans l’or massif / Ses mâts touchaient l’azur sur des mers inconnues », les mots « vaisseau », « mâts » et « mers » contiennent tous le sème « navigation » dont la répétition forme une isotopie38.
Il est important de distinguer le contenant « signifiant » et le contenu « signifié ». Lorsqu’on analyse les éléments de sens (les sèmes) d’un signifié, il est possible de distinguer des isotopies dans le texte. C’est alors que des valeurs thématiques commencent à émerger. Par exemple, à la valeur thématique du mot « éducation », on retrouvera sans doute dans un texte diverses figures telles que « élèves », « livres », « école », « enseignants », « matières » et « cours »39.
Les oppositions du texte
Les oppositions d’un texte en révèlent beaucoup sur le sens et sur la manière dont il se structure. Dans un premier temps, parce que la différence et la distinction dans un système produisent du sens. Tel que mentionné, on comprend le haut par le bas, le beau à cause du laid ou le chaud à cause du froid. On ne pourrait jamais épuiser la description d’une réalité observable, mais on peut rapidement rendre compte de ce qui distingue une réalité d’une autre. Par exemple, le mot « chien » est un contenant de divers sèmes (concret, animé, vivant, animal, domestique, quatre pattes, poilu… etc.). Un poète à la mesure de Proust pourrait décrire un chien en littérature sur une immense quantité de pages. Toutefois, il ne suffit que de deux sèmes pour distinguer un chien d’un chat (oreilles plates/oreilles pointues ; aboie/miaule). Un autre exemple pourrait être celui des ustensiles de table, qui contiennent tous les mêmes infinités de sèmes. Pourtant, un seul sème arrive à distinguer la fourchette de la cuillère et du couteau (l’un sert à piquer, l’autre à découper et l’autre à contenir). Il n’y a de sens que dans la différence. C’est pourquoi l’analyse structurale priorise l’étude des relations et non l’isolement des éléments40. Dans les approches des textes plus classiques, comme l’historico-critique, on fractionne bien souvent le texte et on tente de définir philologiquement chaque élément du texte, mais pas en analyse structurale.
Dans un second temps, parce que certaines oppositions renvoient à des préoccupations fondamentales de l’être humain qui demeurent irrésolues. Par exemple, la vie et la mort ; le ciel et la terre ; le divin et l’humain ; le positif et le négatif ; l’euphorie et la dysphorie. On postule que le cerveau de tous les hommes fonctionne à peu près de manière semblable. Les inquiétudes et le fonctionnement sont universels, ce n’est que l’expression en surface qui peut différer d’un individu à l’autre, ou bien d’une culture à l’autre.
Puis finalement, être en mesure de maîtriser les oppositions fondamentales d’un texte permet, bien souvent, d’accéder aux valeurs et aux convictions profondes du texte qui sont exprimées de manière abstraite par des figures en surface. Que fait-on lorsqu’on veut absolument être bien compris par l’autre ? On ne se contente pas seulement de dire que ce l’on veut que l’autre comprenne, on prend aussi le temps de dire ce que l’on ne veut pas que l’autre comprenne41. On laisse ainsi dans un texte, sans s’en rendre compte, une foule d’oppositions qui, bien comprises, permettent de décrire nos motivations intérieures. Les oppositions sont le mode principal à travers lequel les convictions d’un auteur sont exprimées. Deux modes de croyances s’affrontent toujours dans un texte, l’une est valorisée et l’autre dévalorisée. C’est l’étude attentive du texte qui permettra de révéler ce parcours thématique. Quel parcours thématique est valorisé par l’auteur et quel parcours ne l’est pas ? En résumé, bien identifier les oppositions permet aussi d’identifier les valeurs thématiques du texte42.
Quelques modèles utiles pour l’analyse des textes bibliques
Puisque l’analyse structurale rend compte des structures invisibles de la communication humaine, elle a, au fil du temps, développé divers modèles littéraires qui permettent de les exposer. Un modèle n’est rien d’autre qu’un outil, ou pour le dire autrement, qu’un instrument de mesure et d’observation qui nous permet de mieux aller vers le texte43. Puisque l’analyse structurale propose une sorte de grammaire du récit, il peut parfois être décevant de commencer à chercher dans le texte uniquement les modèles enseignés44. Toutefois, au fil des pratiques, les modèles arrêtent de contraindre l’étude et se révèlent d’excellents outils d’analyse.
Trois considérations sont à prendre en compte : 1) Les modèles retenus dans cet article sont d’abord et avant tout sélectifs. Ils ont été choisis pour leur efficacité à étudier les textes bibliques ; 2) Aussi, la présentation des modèles retenus est voulue simplifiée, voir simpliste du point de vue d’un sémioticien puriste ; 3) Finalement, ils sont présentés de manière non-partisane, c’est-à-dire que l’objectif est d’abord de rendre l’étudiant rapidement opérationnel d’un point de vue exégétique et non-partisan d’une philosophie à laquelle il serait difficile d’adhérer dans sa totalité pour quiconque désire rester fidèle aux présupposés évangéliques. C’est pourquoi nous nous disons plutôt proposer une méthode inspirée des théories structurales afin d’en faire bénéficier notre exégèse.
Le schéma actanciel de Greimas
Le schéma actanciel proposé par Greimas est un modèle permettant d’étudier les relations qu’entretiennent les différents acteurs d’un texte. Ce dispositif permet, en principe, d’analyser toute action « réelle ou thématisée »45. Plusieurs actants peuvent occuper une des six positions durant le récit tout comme un seul actant peut occuper deux positions en même temps. Par exemple, le destinateur (celui qui envoie) dans un récit peut être aussi le destinataire (celui qui reçoit). Un actant peut aussi changer de position durant le fil de l’histoire. Par exemple, un fidèle adjuvant (l’aide du héro) peut aussi le trahir en cours de route et devenir son pire opposant (ennemi). Il est aussi à noter qu’un actant n’est pas forcément un personnage, mais peu aussi bien être un objet ou un concept46. La foi, par exemple, peut être un adjuvant de taille pour un Sujet biblique.
Quelqu’un ou quelque chose (destinataire) fait faire changer d’état ou porter quelque chose (objet) par quelqu’un (sujet) au bénéfice de quelqu’un ou quelque chose (destinataire). Des gens ou des choses s’opposent (opposant) ou aident (adjuvant) le sujet dans sa tâche.
D’abord, l’axe du vouloir permet de traiter de la relation qu’entretiennent le Sujet et l’Objet. On appelle cette relation « jonction ». Par exemple, le chevalier doit sauver sa princesse. Avant tout, il est en état de disjonction de son Objet, puis à la fin de l’histoire en état de « conjonction ». Pour un meurtrier qui cherche comment se débarrasser de sa victime, ce serait l’inverse47. L’entrée en scène d’un Opposant provoque un « anti-programme » qui vient s’opposer au programme principal. Par exemple, l’ogre qui enlève la princesse et combat le chevalier afin de rester en état de « conjonction » d’avec l’Objet de son désir, c’est-à-dire, la princesse.
Puis vient l’axe du pouvoir. Un ou des Adjuvants peuvent aider le Sujet et un ou des Opposants peuvent contrarier les plans du Sujet48. Ces rôles peuvent aussi bien être des objets (comme une épée magique), des concepts (comme la foi ou l’amour) ou des personnages (un ami gentil ou un opposant méchant). Par exemple, l’opposant des disciples d’Emmaüs est, entre autres, le témoignage confus des femmes, et les Adjuvants qui aideront leur compréhension du signe de la croix seront les Écritures et l’eucharistie avec la présence du Christ. Le système de valeurs de ce texte devient donc fort intéressant. L’Écriture interprétée de manière christocentrique, alliée à l’acte de mémoire de la cène où Jésus manifeste personnellement sa présence spirituelle, permet une communion ou, pour le dire autrement, une rencontre spirituelle décisive avec le Christ. Ce texte a une grande portée catéchétique pour les communautés chrétiennes primitives.
L’axe de la transmission ou du savoir permet de relier le destinateur et le destinataire. Le destinataire est par exemple le roi qui demande au chevalier d’aller libérer la princesse. Le destinataire est le bénéficiaire de la quête49. Dans les textes bibliques, Dieu est bien souvent le destinateur. Parfois, il est bien difficile de distinguer qui occupe cette position.
Comme on l’entend souvent, il faut apprendre à marcher avant d’essayer de courir. De la même manière, le schéma actanciel s’apprend bien vite lorsqu’il est appliqué à de courts récits, mais une fois bien maîtrisé, il peut tout aussi bien être utile pour rendre compte des relations qui se dessinent dans de longs discours.
Quelques conseils pratiques
Quelques petits conseils sont de mise pour l’analyse actancielle d’un discours. Observez les « je » et les « nous » qui entrent bien souvent dans la catégorie d’un « destinateur » qui tente de « faire-faire » ou de transmettre un « savoir » et/ou de présenter des aidants (Adjuvants) ou de mettre en garde contre des Opposants à un « vous » (Destinataire et Sujet)50. Par exemple, imaginez un Paul (Destinateur) qui veut convaincre les Galatiens (Sujet) de refuser les faux évangiles (Opposant) afin qu’ils reçoivent le véritable salut (Objet) à l’aide de son véritable évangile (Adjuvant). À chaque lecture d’un texte dans son ensemble ou bien pour chaque portion et passage, posez-vous la question : Qui ou quoi remplit chaque position du schéma actanciel ?
Le schéma narratif de Greimas
Greimas propose un schéma littéraire qui permet d’étudier les états et les transformations dans un texte. En d’autres mots, ce schéma « permet d’organiser logiquement, temporellement et sémantiquement les éléments d’une action représentés ou non […] en une structure dotée de (quatre) composantes51 ».
Durant l’étape de la « manipulation », quelqu’un ou quelque chose (Destinataire) veut faire faire, changer d’état ou porter quelque chose (Objet) par quelqu’un (Sujet) au bénéfice de quelqu’un ou quelque chose (Destinataire). La transformation opérée est celle d’un « vouloir-faire ». Par exemple, le roi demande au chevalier d’aller sauver la princesse.
Durant l’étape de la « compétence », le Sujet acquiert les compétences manquantes afin de réaliser sa tâche. Il peut s’agir d’un « savoir-faire » et/ou d’un « pouvoir-faire » et/ou de l’aide d’un objet, d’un concept ou d’une personne (Adjuvant). Durant cette étape du récit, il peut y avoir des complications causées par quelqu’un ou quelque chose (Opposant), ainsi que des allers et des retours. Par exemple, le chevalier aidé de son fidèle destrier, de son épée et surtout de sa grande habileté chevaleresque part affronter la bête. Ces étapes, tout comme les positions du schéma actanciel, ne sont pas toujours mentionnées explicitement dans un récit. Lorsqu’elles sont explicites, nous dirons qu’elles sont « actualisées » dans le récit et lorsqu’elles sont implicites, nous dirons qu’elles sont « virtualisées » dans le récit. Par exemple, Jésus pourrait passer à l’action dans un récit sans que l’on sache qui est le Destinateur; on supposera qu’il s’agit du Père. De même, un court récit n’a pas besoin de mentionner l’étape de compétence où le chevalier s’entraîne longuement à l’épée et s’exerce à la cavalerie, mais on supposera que s’il est chevalier, il y a eu de longues heures de pratique et que sa bonne maîtrise de la chevalerie va lui être un atout de taille dans son combat.
L’étape de la « performance » marque le moment où le sujet réalise concrètement la tâche. Reprenons notre exemple du valeureux chevalier : ce dernier combat l’ogre et au bout d’une bataille épique, il le terrasse.
L’étape finale de la « sanction » permet de valider ou d’invalider la performance du sujet. Terminons notre histoire de princesse. Le roi offre sa fille en mariage au chevalier afin de le remercier, ils eurent beaucoup d’enfants et vécurent heureux pour toujours.
Quelques petits conseils
Tout comme il fut le cas pour l’analyse du schéma actanciel, le Programme Narratif peut s’avérer utile pour l’analyse d’un discours. Il faut seulement ajuster notre recherche au type de texte étudié. Une lettre de Paul, par exemple, représente surtout l’étape de manipulation dans une histoire inachevée. Généralement, Paul va aussi fournir les clés de compétence nécessaire afin que son Sujet, le « vous », réussisse la performance désirée par Paul et reçoive ainsi la bonne sanction souhaitée. Le reste de l’histoire est donc entre les mains de son lecteur. À lui de jouer !
Reprenons notre exemple de Galates. Paul veut que son Sujet (les Galatiens) reçoive la bonne sanction du salut et pour cela, son Sujet a besoin d’un « savoir-faire », d’un « vouloir-faire » et d’un « pouvoir-faire » qui lui permettra de rejeter les faux évangiles et recevoir le vrai évangile. L’ensemble de l’épître se présente comme un processus de manipulation où Paul annonce la sanction finale, explique ce qu’il manque à leur « savoir », fournit l’aide nécessaire à leur manque de « pouvoir » et tente de motiver leur « vouloir ».
Patte met aussi en avant la nécessité de savoir identifier trois types d’intentions logiques dans un discours didactique. Il y a les discours qui désirent 1) te faire-savoirquelque chose ; 2) te faire-faire quelque chose et 3) te faire-croire quelque chose. De l’intention de l’écrit dépend ce que le lecteur doit acquérir. Est-ce que le lecteur manque de savoir ? Est-ce que le lecteur manque de capacité pour réaliser les attentes de l’auteur ? Est-ce que le lecteur manque de vouloir ou de foi pour accomplir les désirs de l’auteur ?52 L’étude d’un discours didactique se situe toujours dans l’étape de la manipulation et anticipe que son lectorat entrera bientôt dans l’étape de la performance53.
Homologations et médiations (formule canonique du mythe) selon Lévi Strauss
Lévi Strauss a beaucoup travaillé la mythologie. En surface, un mythe semble un espace de jeu sans aucune limite réaliste. Autrement dit, à peu près tout peut arriver dans un mythe, car ce dernier ne semble pas subordonné à des règles de logique54. Et pourtant, la comparaison de plusieurs mythes, de partout dans le monde, révèle une succession similaire d’éléments. Alors forcément, il doit y avoir derrière une apparence qui semble arbitraire une sorte de logique qui échappe à une simple lecture superficielle55.
En effet, il s’est révélé que la mythologie met en scène des figures symboliques concrètes qui permettent d’exprimer des systèmes de valeurs abstraits et complexes. Par exemple, lorsqu’une histoire raconte qu’un Ogre enlève une Princesse et qu’un Chevalier va la libérer, la marier et vivre heureux avec elle, plusieurs valeurs sont implicitement exprimées. Les deux individus, Ogre et Chevalier, estiment la Princesse, mais l’un favorisera une action perverse, tandis que l’autre favorisera la chevalerie et le mariage. L’un sera récompensé d’une sanction dysphorique, l’autre d’une sanction euphorique. De la même manière que l’un perdra l’objet qu’il désire à cause de son approche, l’autre gagnera l’objet qu’il désire grâce à sa démarche. Que le mythe mette en scène un système de valeurs de manière consciente ou inconsciente est secondaire. Toute histoire communique de manière explicite (la fable) ou implicite (le mythe) des valeurs.
C’est la raison pour laquelle Lévi-Strauss parle de « mytho-logique ». Dans une mythologie, le lecteur est confronté à une belle histoire qui n’est pas réaliste parfois et qui ne semble pas, de manière superficielle, consciemment posséder une logique. Les structures logiques en œuvre dans un mythe sont principalement inconscientes et profondes. En surface, ce sont des symboles concrets qui permettent d’exprimer, en profondeur, les relations complexes et abstraites56.
La littérature théologique fonctionne de manière similaire, c’est pourquoi on pourrait parler de discours « theo-logique ». Des symboles concrets de surface appartenant au registre judéo-chrétien expriment en profondeur une logique abstraite. La Bible ne prétend pas la neutralité. Au contraire, elle prétend communiquer, sous une forme ou une autre (récit ou discours), un enseignement relatif à Dieu et à sa création. C’est pourquoi le travail de Lévi-Strauss est intéressant lorsque vient le temps d’analyser le sens derrière les grandes figures bibliques.
Pour Lévi-Strauss, un système mythique est formé d’une série d’oppositions de macro-thèmes homologuées les unes aux autres jusqu’à aboutir à une opposition fondamentale57. Pour arriver à ce but, Lévi-Strauss propose d’identifier d’abord les oppositions principales du texte. Il existe un couple d’oppositions universelles, telles la vie/la mort et l’euphorie/la dysphorie, que nous nommerons « opposition primaire ». Cette opposition primaire est abstraite et complexe. Le texte va proposer une opposition superficielle, à l’aide de figures et de symboles, qui sera homologue à cette dernière, ce que nous appellerons « opposition secondaire ». Cette homologation a pour but d’offrir une solution de médiation à la grande opposition primaire; préoccupation fondamentale et universelle de l’esprit humain.
Les oppositions de type « Mytho-logique » ou « Theo-logique » concernent des conflits irréconciliables pour l’homme tels : « La vie/La mort » ; « Le bonheur/Le malheur » ; « Le positif/Le négatif » ; « Le bien/Le mal » ; « La nature/La culture » ; « La terre/Le ciel » ; « Dieu/Les hommes ». Le mythe tente de transcender ces problèmes insolubles en les remplaçant par des oppositions secondaires qui, par processus d’analogie ou d’homologation, peuvent être perçues comme des équivalentes58. Dans un mythe, une opposition primaire est donc remplacée par une opposition équivalente. Cette opposition, ou série d’oppositions secondaires, agit comme médiation. Lévi-Strauss illustre ce processus au moyen du « rituel » que l’on retrouve dans bien des cultures. Le rituel est un élément culturel appartenant à une société et qui sera considéré comme sacré puisqu’il a une fonction de médiation entre ciel et terre (bénédiction et malédiction, dieux et hommes, vie et mort)59. De même, dans un texte mythologique, les oppositions secondaires seront des expressions culturelles servant de médiation au conflit originel. C’est la raison pour laquelle, dans le mythe de Zuni étudié par Lévi-Strauss, les charognards seront considérés comme des animaux sacrés, car ils symbolisent un ordre divin60. Le coyote, par exemple, a une place particulière pour ce peuple, car il représente une figure mystique qui renvoie à un ordre logique invisible61. On retrouve aussi ce type de « rituels », sans logique en apparence, mais qui renvoie à un ordre logique de médiation, dans notre société occidentale, et ce à travers les superstitions engendrées par leurs mythes fondateurs. Par exemple, le rôle du porte-bonheur associé aux ordures, aux vieux souliers, à la cendre et à la suie que l’on retrouve dans les cycles américains du Ash-boy et/ou du conte de Cendrillon, et plus récemment, ces thèmes sont repris dans la culture populaire à travers Harry Potter, par exemple62.
Le mythe permet donc d’offrir un modèle logique de résolution capable de résoudre une contradiction63. Le texte biblique utilise tout un vocabulaire, un répertoire de récits ainsi que des symboles afin d’offrir une résolution (médiation) aux conflits universels (oppositions fondamentales).
Par exemple, Lévi Strauss a analysé l’opposition primaire et secondaire d’un mythe amérindien. Le schéma de l’analyse permet de constater la manière dont les oppositions primaires et secondaires entretiennent une relation d’homologation et celle dont une médiation sera bientôt proposée.
Dans le mythe étudié, l’agriculture symbolise la vie et la guerre incarne la mort. La chasse est ensuite proposée comme une médiation à cette opposition fondamentale. Alors que la guerre ne fait que tuer pour tuer, la chasse amène à tuer pour vivre. Le mythe peut aussi contenir une série d’oppositions tertiaires. Si nous arrivons à relier les oppositions entre elles, nous pourrons alors remonter des oppositions tertiaires jusqu’à l’opposition primaire. Il est conseillé de les relier ensemble par l’entremise de leurs médiations communes. En effet, il s’avère qu’une opposition superficielle n’est qu’une problématisation d’une médiation de couche inférieure.
Les oppositions tertiaires permettent par la suite de proposer une homologation qui rend compte du sens symbolisé dans le mythe : Les charognards sont aux herbivores et aux prédateurs ce que la chasse est à l’agriculture et à la guerre64.
Quelques petits conseils
Ce schéma peut paraître approximatif. Il ne s’agit que d’un outil pour rendre compte des enjeux du texte. L’étudiant devra parfois travailler avec des essais et des erreurs, proposer une hypothèse puis la revoir tant et aussi longtemps qu’elle ne semble pas rendre convenablement compte du sens du texte. L’étudiant est d’abord invité à relever toutes les oppositions qu’il rencontre. Puis, il est conseillé de les séparer selon qu’elles soient perçues par l’auteur comme positives ou négatives. L’étudiant est finalement amené à déduire la manière dont ces oppositions sont reliées les unes aux autres. C’est surtout cette étape qui peut demander beaucoup de travail et de révision. Même si l’application de ce modèle reste approximative, celui-ci offre de nombreux avantages. Déjà, de repérer les oppositions du texte et d’en faire l’inventaire permet de mieux comprendre les dessous du texte. D’évaluer la valeur axiologique (positive/négative) de ces oppositions permet de nous rapprocher de plus en plus des valeurs et convictions du texte. Puis, de tenter de retracer les liens qu’ils entretiennent ensemble redonne de la logique là où il ne semblait pas y en avoir.
Le carré sémiotique
Lévi-Strauss tente de classer les oppositions d’un mythe des plus superficielles aux plus fondamentales afin de comprendre l’organisation logique du récit. Ensuite, avec son analyse thématique, il rassemble ces classements afin d’établir les valeurs fondamentales du récit qui s’opposent.
Greimas, quant à lui, propose de réduire les thématiques d’un texte à une opposition fondamentale qui sera alors exposée à l’aide du modèle du carré. Si l’opposition fondamentale est bien identifiée, le carré pourra représenter l’ensemble des figures (images concrètes qui appartiennent à un thème) du texte et ainsi rendre compte de tous les déplacements du texte. Les deux approches sont pertinentes et peuvent s’enrichir mutuellement. Il n’est cependant pas aisé de produire un tel carré et cela ne doit pas devenir un but en soi65. L’analyse structurale doit servir à l’étudiant et non le contraindre. En revanche, ce qui est bien avec ce modèle c’est qu’il nous force à lire attentivement, chercher et trouver de l’information dans un texte et non à déformer le texte.
Pour être parfait, un carré doit être capable de rendre compte de l’ensemble du parcours du récit. Mais on ne circule pas comme on le veut dans un carré sémiotique. On ne va pas de A à Non-B, ni de B à Non-A. En fait, il faut circuler en forme de huit horizontal : ∞ 66. Un récit peut donc commencer à n’importe quelle étape du carré et finir n’importe où en autant qu’il respecte le sens logique du carré. Prenons l’exemple du récit de la résurrection de Lazare en Jn67.
Ce carré représente l’opposition de deux thématiques fondamentales du récit mises en contradiction. D’un côté, il y a toute la thématique du « corps », de sa décomposition, de sa mort, de son salut, de sa résurrection. De l’autre, il y a la thématique du « jugement » qui se manifeste dans ceux qui croient en Jésus et sa gloire (Marthe par exemple) et par ceux qui s’opposent et décident de la mort de Jésus (les pharisiens)68. Les numéros 1, 2, 3 et 4 permettent de montrer comment circule le récit. D’abord, lors de l’étape 1, Lazare est mort, il est dans le tombeau, Jésus est absent. Puis lors de l’étape 2, Jésus est présent et fait sortir Lazare du tombeau. Cette dernière étape contribue à l’ultime vie, étape 3, qui glorifie Jésus, lui et sa relation révélatrice d’avec le Père. Cette plus-que-vie peut être transmise par un savoir, une foi en le Fils-envoyé. Mais vient ensuite l’étape 4 du « jugement » opposée à la foi, celle des pharisiens qui rejettent cette gloire et condamnent Jésus au tombeau. Jésus est le salut du corps pour une plus-que-vie si nous le « jugeons » bien, mais il est aussi un chemin de tombeau et de mort pour celui qui « juge » mal et rejette sa gloire69.
On peut aussi exprimer les déplacements d’une position à l’autre à l’aide d’un tableau. Dans ce tableau on trouvera les éléments suivants : 1) le temps (T1) qui indique de quel verset à quel verset s’opère ce mouvement; 2) l’Objet observé (O1) qui répond à la question « Qui se déplace ? »; 3) la position (possibilité de 1 sur 10) qui est occupée sur le carré sémiotique; 4) le sujet observateur (S1) qui répond à la question « Avec quelle perspective ces déplacements sont-ils observés ? »; 5) finalement, une section pour justifier et expliquer ces choix peut être nécessaire70. Si l’on reprend l’exemple de Lazare on pourrait obtenir le tableau suivant :
Exemples d’une application biblique avec Marc 10.46-52
Le texte
46 Ils viennent à Jéricho. Et comme il sortait de Jéricho, avec ses disciples et une foule importante, un mendiant aveugle, Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin. 47 Il entendit que c’était Jésus le Nazaréen et se mit à crier : Fils de David, Jésus, aie compassion de moi ! 48 Beaucoup le rabrouaient pour le faire taire ; mais il criait d’autant plus : Fils de David, aie compassion de moi ! 49 Jésus s’arrêta et dit : Appelez-le. Ils appelèrent l’aveugle en lui disant : Courage ! Lève-toi, il t’appelle ! 50 Il jeta son vêtement, se leva d’un bond et vint vers Jésus. 51 Jésus lui demanda : Que veux-tu que je fasse pour toi ? — Rabbouni, lui dit l’aveugle, que je retrouve la vue ! 52 Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. Aussitôt il retrouva la vue et se mit à le suivre sur le chemin.
Le schéma actanciel
Cette fois, le schéma actanciel révèle que c’est Bartimée qui désire la guérison pour son propre bénéfice. Il va tenter de mandater Jésus pour recevoir cette guérison. Jésus est donc le sujet. L’opposant sera une foule qui tente de le faire taire. Contre cette foule, ce sera sa confession messianique fondée sur la Parole qui fera que Jésus va accepter le contrat et performer la guérison.
Le programme narratif
Lors de la manipulation, Bartimée appelle Jésus pour la guérison. La compétence nécessaire pour Bartimée est sa connaissance de la Parole (virtualisée dans ce récit) et sa déclaration confessionnelle malgré l’étouffement de la foule. La performance est accomplie lorsque Jésus lui rend la vue. Ainsi, la sanction est rendue claire lorsque Bartimée le suit, voyant sur le chemin.
La formule canonique du mythe
Voici la formule canonique proposée suite à l’analyse de ce récit : La foi en Jésus comme le messie davidique est à un Bartimée, debout, marchant sur le bon chemin avec la vue ce que les gens qui ne professent pas et taisent sont à un Bartimée, assis à côté du chemin et aveugle. On peut expliquer le parcours sémantique ainsi : La différence entre un Bartimée, assis, au bord du chemin, aveugle et un Bartimée, debout, le suivant sur le chemin, avec la vue, c’est Jésus qui l’entend et le fait parler. Et la différence entre un Jésus qui l’entend et le fait parler et une foule qui le fait plutôt taire, c’est sa foi en Jésus comme le fils de David.
Il ne serait pas abusé de dire que ce récit est une sorte de version narrative et dialogique de la fameuse déclaration de Jésus, « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14.6). Sans une confession conforme à l’Évangéliste, tu es perdu, mort et dans le mensonge même si tu crois suivre Jésus. On y voit l’importance des confessions pour l’Église Primitive.
Le carré sémiotique
Le carré sémiotique exprime encore mieux que l’ont fait le schéma actanciel et la formule canonique du mythe à quel point ce récit est à fond contre ceux qui font taire les professions de foi messianique. Pire encore, ceux qui sont dans l’erreur croient à tort marcher sur le chemin et voir. La foule est plus aveugle que l’aveugle lui-même. L’aveugle qui comprend vraiment qui est Jésus, voit plus clairement que tous les autres.
En conclusion
C’est ce qui conclut ce tour d’horizon sur l’analyse structurale appliquée aux textes bibliques. Dans un prochain article, nous discuterons de l’analyse narrative, une approche qui gagne en popularité dans le domaine des études bibliques.
Cet article fait partie d’une série : « Interpréter la Bible »