« Être-là » est-ce être « de trop » ?
1- Le concept sartrien de la contingence
Le temps de Sartre (1905-1980) et du courant philosophique qu’il a impulsé, à savoir l’Existentialisme, est passé, c’est certain. Toutefois, les idées exprimées dans ses ouvrages, elles, se retrouvent dans les mentalités de bien des hommes d’aujourd’hui. Par exemple, celles qui sont développées concernant la contingence, en particulier dans son roman philosophique La Nausée (1938).
Partons, tout d’abord, de la définition du dictionnaire Larousse : est « contingent », « ce qui peut se produire, ou non, être ou ne pas être (par opposition à « nécessaire »).
Sartre a bien fait de « l’existence » humaine le pivot de sa réflexion. Or, que nous dit-il ? Ni plus ni moins que la vie d’un homme n’est pas nécessaire, qu’il pourrait être ou ne pas être, indifféremment.
Le roman a permis à Sartre de donner corps à ses idées philosophiques. Dans La Nausée, c’est son personnage de Roquentin qui expérimente sa propre contingence, dans le monde réel, ce qui provoque en lui un sentiment de « nausée ». Je cite un passage : « Nous étions un tas d’existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n’avions pas la moindre raison d’être là, ni les uns ni les autres, chaque existant, confus, vaguement inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. (…) De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velleda (il s’agit d’une statue)… Et moi, (…) moi aussi j’étais de trop. »
Il est important de rappeler ici que tout le système de Sartre se fonde sur son athéisme. Pour lui, aucune métaphysique ne pourrait répondre de manière valable à la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, y compris pourquoi l’existence humaine. Il est évident que la conséquence de cette conviction est l’angoisse qu’elle génère. Pour lui, l’existence de l’homme est totalement gratuite, non justifiée.
2- Actualisation du concept
Avec Sartre, nous pénétrons dans la conscience de celui qui a rejeté Dieu comme fondement de son existence. Camus (1913-1960) a été placé, lui aussi, dans le tiroir de l’Existentialisme. S’il rejoint effectivement Sartre dans son roman L’Étranger (1942), où Meursault apparaît comme « étranger » à soi et au monde, par contre, il existe une différence profonde de tempérament entre les deux individus. Sartre nous tire principalement vers l’angoisse, là où Camus, lui, nous entraîne à la joie. Tous deux sont des philosophes de la liberté de l’homme qui, parce qu’il est contingent, doit lui-même se créer, et donner sens à sa vie. Mais le défi de vivre semble bien plus difficile à relever chez Sartre que chez Camus. Le titre du roman La Nausée dit bien le malaise de vivre. Camus a, lui aussi, ses ombres et lumières, mais il est très solaire. Je perçois surtout Sartre par ses ombres. Chez lui, le corps de l’homme est souvent nauséeux, suintant, et son âme dans le tourment de sa confrontation à la contingence. Par honnêteté, je précise bien, toutefois, que Sartre, autant que Camus, est un penseur humaniste. Tous deux redéfinissent le sens de la vie de l’homme. Sans le secours d’aucun Dieu, celle-ci doit prendre en charge son propre destin, et celui de la collectivité humaine. L’homme doit exercer positivement sa liberté, et sa responsabilité.
L’attribution du Prix Nobel de littérature, en 1957 à Camus et en 1964 à Sartre, prouve bien l’audience internationale reçue par ces deux penseurs.
3- Perspective biblique
Au commencement de la Bible, Dieu, le créateur, fait à l’homme le don de la liberté et de la responsabilité. L’homme peut donc choisir librement de croire, ou pas, en lui. Mais il est clair que cela donne deux manières d’être au monde qui sont sans rapport.
Sartre souligne bien que le sentiment d’être « de trop », contingent, engendre l’angoisse. Le roi David, dans un psaume de la Bible, exprime une conscience totalement différente de son être-au-monde. Je cite un extrait du psaume 139 : « C’est toi qui as formé mes reins, qui m’as tenu caché dans le sein de ma mère. Je te célèbre; car je suis une créature merveilleuse. Tes œuvres sont des merveilles, Et mon âme le reconnaît bien. Mon corps n’était pas caché devant toi, lorsque j’ai été fait en secret, tissé dans les profondeurs de la terre. Quand je n’étais qu’une masse informe, tes yeux me voyaient ; et sur ton livre étaient tous inscrits les jours qui étaient fixés, avant qu’aucun d’eux existe. » (Versets 13 à 16) Pour Sartre, l’homme est « de trop », tandis que, pour David, dans la perspective chrétienne, l’homme est voulu par Dieu, dès avant sa naissance. Son existence se voit déjà justifiée, dès le sein maternel.
On n’est pas au monde, dans le monde, de la même manière, avec ou sans Dieu, c’est une évidence.