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Note de l'éditeur : 

Le thème de l’autre

La relation à autrui est un thème majeur de la philosophie.

La Bible révèle que l’homme a été créé par Dieu pour entrer en relation avec Dieu et avec son prochain. D’ailleurs, la relation est dans la nature même de Dieu, du fait de la Trinité. L’amour circule entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais, du côté des hommes, on est bien forcé d’admettre qu’instaurer une bonne relation avec autrui ne coule pas de source.

Dans cette série de quatre séquence, j’ai choisi deux exemples pour montrer que la relation à l’autre a parfois été pensée de manière négative :

  • Par Hegel (1770-1831), philosophe allemand majeur, dans la tradition de pensée européenne, et dont « la dialectique du maître et de l’esclave » reste un fondement.
  • Par Sartre (1905-1980), qui fait écho à Hegel, dans sa manière de penser le regard de l’autre sur moi, qui m’objective, c’est-à-dire ne me voyant pas tel que moi je crois être. Le regard d’autrui devient alors si insupportable que le personnage de Garcin, dans la pièce Huis-Clos, en vient à prononcer cette fameuse petite phrase : « L’enfer c’est les autres. »

Ces deux séquences sont suivies de deux autres qui, elles, envisagent le rapport à l’autre sur un mode positif, cette fois. Je les ai consacrés à :

  • Lévinas (1905-1980), dont la pensée est centrée sur l’éthique. Le concept de « visage », qu’il a créé, est central chez lui et il mérite d’être découvert.
  • Derrida (1930-2004), enfin, a ouvert des voies nouvelles à la philosophie. Son concept d’« hospitalité inconditionnelle » remet en question nos manières de nous comporter à l’égard de celui qui nous est tout à fait étranger, que ce soit au niveau individuel ou collectif.

Ces quatre séquences entrent donc en écho les unes avec les autres.

1 – Le concept de « visage » chez Lévinas

Le philosophe Emmanuel Lévinas (1905-1995) est issu de la tradition juive. Son œuvre, écrite en français, est une des plus importantes du XXe s. Sa philosophie est centrée sur l’éthique. Il pense le rapport à l’autre et le concept de « visage » est au cœur de sa pensée.

Mettons-nous en situation. Vous marchez et quelqu’un vient vers vous, dans l’autre sens. Une vague inquiétude vous étreint : vais-je le regarder en face ou bien baisser les yeux ? Le premier contact avec autrui s’établit par le visage. Mais, lorsqu’il parle du « visage », Lévinas n’évoque jamais les traits particuliers du visage de quelqu’un. Le « visage » désigne, pour lui, une idée générale. Il écrit : « Le visage parle. » (1) Que dit-il ? « Le « Tu ne tueras point » est la première parole du visage. Or c’est un ordre. Il y a dans l’apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. » (1) Le visage fait donc appel à moi, à ma responsabilité éthique. « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère. » (2) Pourquoi Lévinas parle-t-il de « misère » ? Parce qu’« il y a dans le visage une pauvreté essentielle. » (1) « Le visage est exposé, menacé. » (1) « Le visage nous interdit de tuer. » (1)

Quel effet le « visage » d’autrui produit-il encore sur moi ? L’autre est ce que je ne suis pas. Pour aller vers lui, il est nécessaire que je me détourne de moi-même. Faire l’expérience de l’autre ne doit pas être un retour au même. Cette expérience est celle de l’amour du prochain. Lévinas n’emploie pas ces termes-là. Il crée l’expression : « être messie, pour-autrui ». Chaque homme est libre de répondre, ou pas, à cet appel éthique. La réponse positive à cet appel, Lévinas la formule en hébreu, avec l’expression que tant de personnages de l’Ancien Testament ont donnée en réponse à Dieu : « Hinéni », c’est-à-dire : « me voici ! » Car pour lui, voir le « visage » d’autrui c’est, en même temps, entrer en contact avec « l’infini », dont il porte « la trace ». C’est par l’éthique que « Dieu vient à l’idée » ( titre de l’un de ses ouvrages ), selon Lévinas : « Dans l’accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l’idée de Dieu. » (1)

2 – L’efficience du concept

Le concept lévinassien du « visage » est doublement libérateur.

1°- Pour celui qui est regardé.

Si l’on a bien compris le concept, on a saisi qu’il libère de l’importance donnée généralement à l’apparence. « D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice président du Conseil d’État, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter (…) Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. » (1) Rappel : « Le visage est (…) ce dont le sens consiste à dire : « Tu ne tueras point ». » (1) Le sens auquel nous ramène Lévinas est vraiment essentiel.

2°- Pour celui qui regarde.

Lévinas suggère aussi une libération. De quoi ? De soi, dans la mesure où, naturellement, tout individu s’intéresse d’abord à lui-même. S’ouvrir à l’autre c’est sortir de soi, et sans revenir à soi, car la vraie rencontre avec autrui doit être celle de la différence.

Il faut préciser, ici, que ce philosophe juif pense après Auschwitz avec, en tête, un impératif : « Plus jamais cela ». Lévinas écrit pour un passage de la haine à l’amour.

3 – Perspective biblique

Une pensée qui s’enracine dans l’Ancien Testament a, nécessairement, un autre impact qu’une pensée ancrée dans la tradition grecque. Comment ne pas approuver Lévinas, lorsqu’il entre tellement en écho avec ce commandement du Lévitique, repris par le Christ : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. C’est le premier commandement. Et voici le second qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » (Matt. 22:37-40) ?

Toutefois, il est un point sur lequel je voudrais revenir. Nous avons vu que, selon Lévinas, le « visage » porte « la trace » de « l’infini ». Autrement dit : « Dieu vient à l’idée » par la rencontre avec autrui. L’éthique ouvre à la métaphysique. Certes, l’homme a été créé à l’image de Dieu. Certes, nous sommes appeler à exercer l’amour du prochain. Mais Dieu doit être cherché pour lui-même, et par la voie du Fils, qui révèle le Père : « Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu le Fils, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître. » (Jn 1;18) Selon le Nouveau Testament, Jésus-Christ est « le chemin » privilégié pour aller vers Dieu le Père.

(1) Ethique et infini

(2) Humanisme de l’autre homme

Ces deux ouvrages de Lévinas sont disponibles en poche : collection Biblio-essais

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