1 – Comment Nietzsche pense-t-il le corps ?
Prenons pour point de départ le fait que Nietzsche s’oppose à la fois à la tradition grecque antique, à Platon en particulier, et à la tradition chrétienne. Pourquoi ? Dans les deux cas, ces traditions ont posé la supériorité de l’âme par rapport au corps. Mais pour Nietzsche, , il s’agit d’un préjugé, d’une erreur, qui a fortement influencé l’Europe, négativement, durant des siècles.
Selon Nietzsche, c’est le contraire qui est vrai : le corps est plus réel que l’âme. Il va même jusqu’à affirmer que nous ne sommes que corps. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, publié en 1883, il écrit : « Corps je suis tout entier, et rien d’autre, et âme n’est qu’un mot pour désigner quelque chose dans le corps. » Ainsi, pour lui, l’âme ne serait qu’une partie du corps.
Comment Nietzsche se représente-t-il le corps ? D’une manière qui lui est propre et qui est déjà très moderne. Il conçoit le corps composé d’un ensemble d’instincts, ou pulsions, qui sont agités par un mouvement continu, et qu’il appelle « les vivants », à cause, précisément, de leur caractère mobile, et instable. Précisons que la tradition avait entrepris, inversement, le choix de valoriser l’âme, en raison de son caractère fixe, immuable.
Posons à nouveau la question : comment peut-on comprendre que l’être ne soit fait que de corps ? Selon Nietzsche , étant donné que l’homme n’est fait que d’instincts et de volontés le plus souvent inconscients, tous ces phénomènes que l’on désigne par les termes de « raison », « esprit », « conscience », etc., ne sont que des manifestations du corps. Dans la perspective qui est la sienne, c’est bien le corps qui dirige les pensées, qui ne sont elles-mêmes que le produit de pulsions organiques. Je cite à nouveau Zarathoustra : « Derrière tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient un puissant maître, un inconnu montreur de route, qui se nomme soi. En ton corps il habite, il est ton corps. »
Il est donc évident que, pour Nietzsche, tout l’être de l’humain est corporel.
2 – Mise en perspective :
Nietzsche amorce véritablement un virage dans la pensée européenne. Avant lui, nous avons toute la tradition philosophique, pour l’essentiel, héritée de la Grèce antique (Platon). Après lui s’ouvre une ère nouvelle de la pensée, puisqu’il opère une sortie de la tradition, et de la religion. Il faut que s’ouvre un nouveau chemin, comme il le dit bien dans la citation précédente : le corps doit devenir « un montreur de route ». Le corps, et non plus l’âme. Avec tout ce qu’il a de contingent, d’instable, et même, d’insaisissable. Il est donc justifié de dire que Nietzsche ouvre ce que l’on pourrait nommer : la voie du corps, de la glorification du corps, des instincts, des pulsions.
Vivre n’aura donc plus la même signification. De la fin du 19e siècle au début du 20e, pour ceux qui s’engagent sur cette voie nouvelle, la vraie vie ne sera plus celle de l’âme, liée à la pensée, au fait de « s’attacher aux chose d’en haut », comme l’écrivait l’apôtre Paul aux Colossiens (3:2). Au contraire, vivre authentiquement consistera à vivre dans son corps, par le corps, par les sensations éprouvées dans le corps. Après des siècles de méfiance à l’égard du corps, c’est le corps qui devient la vérité de l’homme, le nouveau guide à suivre.
L’influence de Nietzsche a été considérable. Bien sûr tous les penseurs du 20e siècle n’ont pas suivi cette voie-là, mais nombreux sont, tout de même ceux qu’il a influencés. Je citerai Gilles Deleuze, par exemple (1925-1995). Sans compter que la pensée des philosophes, mystérieusement, se diffuse dans la vie des gens. Que le corps soit quasiment devenu une idole pour l’homme contemporain est une réalité qui peut être vérifiée sur des plans variés : l’esthétique ; la pratique sportive ; la santé mentale : le bien-être physique ; les spiritualités passant par le corporel ; etc.
Nietzsche a fait entrer l’Europe dans ce qu’on pourrait nommer « l’ère du corps ».
3 – Perspective biblique :
La première des questions qui se posent, en relation avec la foi chrétienne, est la suivante : est-il juste de considérer, comme Nietzsche, que tout l’être de l’homme se réduit au corporel ? Ce n’est pas là ce que la Bible enseigne. On peut se fonder sur 1 Thessaloniciens 5 :23, pour affirmer que nous avons été créés avec trois parties : un esprit, une âme et un corps : «Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même tout entiers ; que tout votre être, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé sans reproche, à l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ ! » Ce texte permet donc de poser, déjà, une base biblique : l’être de l’homme ne se réduit pas au corps.
Deuxième question : le chrétien doit-il privilégier la vie de l’âme par rapport à celle du corps ? Je cite à nouveau Paul, dans l’épître aux Romains 8:13 : « Si vous vivez selon la chair, vous allez mourir ; mais si par l’Esprit vous faites mourir les actions du corps, vous vivrez, car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu. » Ce texte doit être bien entendu. « Faire mourir les actions du corps » ne signifie pas qu’il faille mépriser le corps, mais plutôt que ce n’est pas le corps qui doit dicter à l’homme sa conduite, contrairement à ce qu’impulse la pensée de Nietzsche. Le chrétien doit se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, tout comme le fut le Christ lui-même.
Troisième question : tout pour l’âme ou tout pour le corps ? Les deux options sont déséquilibrées. Christ nous a donné l’exemple d’une vie pleinement vécue, sur terre, dans le corps d’un homme, mais sans pécher. Il a constamment cherché à se relier à son Père céleste, afin de connaître et de faire sa volonté.
Je résume : l’être de l’homme ne se réduit pas au corps. Quant au disciple de Christ, il ne se laisse pas conduire par son corps, mais, dans son corps, il recherche à être conduit par l’Esprit de Dieu.