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La révolution sexuelle a triomphé. Nous en étions restés là dans le dernier article de cette série, qui cherche à comprendre, en se basant sur le livre de Carl Trueman « The Rise and Triumph of the Modern Self » (La montée et le triomphe du moi moderne), comment nous en sommes arrivés là. Certes, cette révolution n’a pas encore atteint tous ses possibles, mais les fondements ont été posés : le monde a changé sa manière de penser l’identité et la sexualité et la voie est ouverte à d’autres déconstructions et radicalisations. Pour Carl Trueman, les preuves que la révolution sexuelle s’est opérée sont au moins au nombre de trois : le triomphe de l’érotique, le triomphe du thérapeutique et le triomphe du « T ».

Le courant surréaliste : anodin ?

L’érotique et le désir sexuel ont triomphé. Le monde n’est pas choqué quand la chanteuse Miley Cyrus simule un acte sexuel avec son micro lors d’un concert… Comment en est-on arrivé là ? Carl Trueman relève combien l’art, la pornographie et la culture pop ont contribué à ce triomphe ; ce sont des moyens par lesquels les idéologies d’intellectuels comme Nietzsche, Freud ou les théoriciens de l’Ecole de Francfort se sont répandues dans la population.

Pour Trueman, le surréalisme en constitue un exemple intéressant : les œuvres de Salvador Dali sont accrochées sur les murs de nombreuses maisons… sans que leurs propriétaires soient nécessairement au courant de la philosophie qui sous-tend le surréalisme. Pour cette école d’expression artistique, l’inconscient est le guide vers la vérité, la clé pour comprendre la véritable authenticité. D’où un fort accent sur les rêves, qui permettent au « moi » de réaliser tous ses désirs, en particulier sexuels, et d’où un appel à écouter ces désirs et à les laisser s’exprimer.

L’art change le monde et participe à la révolution sexuelle

L’influence de Freud est évidente. Mais les surréalistes ont aussi réhabilité le Marquis du Sade, vu comme « un grand surréaliste sexuel », l’applaudissant pour son comportement sexuel libre de toute contrainte de la raison, de l’esthétique ou de la morale. Comme l’explique Trueman, « l’érotisme – c’est-à-dire la glorification du désir sexuel et son établissement comme norme subversive et comme impulsion pour reconstruire la personne humaine et la société – est au centre du projet politique surréaliste ». Le théoricien surréaliste André Breton, admirateur de Sade, mentionne explicitement la nécessité de changer le monde, de libérer les esprits des chaînes qui le maintiennent esclave, de travailler à l’émancipation. Pour le surréalisme, l’art ne fait pas que décrire le monde : il change le monde… en particulier par la révolution sexuelle et par le rejet du christianisme et des codes moraux en matière de sexualité.

Pour le surréalisme, l’art ne fait pas que décrire le monde : il change le monde… en particulier par la révolution sexuelle et par le rejet du christianisme et des codes moraux en matière de sexualité.

Le magazine « Playboy » et la banalisation de la pornographie

On ne peut pas parler d’érotisation de la société sans parler de l’essor de la culture pornographique. Hugh Hefner, fondateur du magazine « Playboy », incarne on ne peut mieux cette réalité. Il est parvenu à rendre la pornographie non seulement acceptable, mais positive, en présentant la nudité d’une manière « respectable », en faisant se dénuder des figures connues ou encore en obtenant dans son magazine des interviews de personnages publics tels que Bod Dylan, Fidel Castro, Ingmar Bergman ou Jimmy Carter.

Cette déculpabilisation de l’érotisme a évidemment conduit à une pornographie au contenu bien plus explicite aujourd’hui… et aussi facilement accessible. Chacun peut aisément, en toute impunité et sans même ressentir forcément de culpabilité, exprimer ses désirs sexuels et assouvir ses fantasmes seul chez lui. Et être, en quelque sorte, véritablement authentique. Car « si la satisfaction sexuelle est un symbole de la liberté et du bonheur, alors la pornographie devient le médium vers cette libération et cet accomplissement », écrit Trueman. « La pornographie, avec son message selon lequel le sexe n’est qu’une question de satisfaction personnelle, se focalise sur le plaisir du moment présent, sans référence au passé ou à l’avenir. Elle promeut une vision de la sexualité comme étant l’activité du sempiternel orgiaste, vivant pour le plaisir sexuel ici et maintenant ».

Le sexe est détaché de tout contexte, de toute entrave, de toute relation, de toute conséquence, de tout contexte éthique. En ce sens, la pornographie est un symptôme et un symbole de l’amoralité sexuelle de notre temps, avec l’accent mis sur l’authenticité, l’expression des sentiments et des désirs profonds qui constitueraient le véritable « moi », la recherche du bien-être et la « liberté ».

Des ados qui baignent dans une culture pop parfois douteuse

La pornification de la société s’exprime peut-être de manière particulièrement claire dans la musique pop. Les paroles des chansons, mais aussi les clips qui l’accompagnent, ainsi que l’attitude et l’état d’esprit des chanteuses pop, contribuent à répandre les mêmes valeurs que celles que l’on trouve dans la pornographie. Et l’on se retrouve ainsi avec des ados fans des icônes de la musique pop, et ainsi pétries des valeurs (ou plutôt des non-valeurs) conceptualisées par des intellectuels dont elles n’ont jamais entendu parler, mais qui font maintenant partie de leur vision du monde. Le triomphe de l’érotique. Le triomphe de la révolution sexuelle. Le triomphe du « moi ».

Sur quelle base les décisions de la Justice sont-elles rendues ?

Après avoir évoqué ce triomphe de l’érotique, comme démonstration et preuve que la révolution sexuelle est maintenant une réalité, Carl Trueman nous fait réfléchir au triomphe du thérapeutique, manifeste tout particulièrement dans les décisions rendues par la Justice au cours des dernières années. C’est le contexte américain qui est décrit ici, mais on peut observer la même chose dans l’Europe francophone. Analysant plusieurs procès de la Cour suprême en lien avec l’avortement, la sexualité ou le mariage pour tous, Trueman observe, pour faire court, que les décisions de la justice sont aujourd’hui fondées non plus sur une quelconque métaphysique ou sur des principes moraux universels, mais sur le principe « éthique » du bonheur et du bien-être psychologique de l’individu. L’approche est pragmatique. S’il est nécessaire, pour rendre une femme heureuse, de lui accorder le droit d’avorter, alors la loi doit aller dans ce sens. Si la société plaide pour l’affirmation de toutes sortes d’activités et identités sexuelles en vue du bien-être des « minorités sexuelles », la loi doit travailler à atteindre ces buts. Et ainsi de suite. Ce qui est bien devient donc relatif.

Les décisions de la justice sont aujourd’hui fondées non plus sur une quelconque métaphysique ou sur des principes moraux universels, mais sur le principe « éthique » du bonheur et du bien-être psychologique de l’individu

Trueman note bien les dérives qui nous attendent : au nom de quoi la polygamie, aujourd’hui considérée comme « mauvaise », sera-t-elle encore considérée comme mauvaise dans quelques années si une frange grandissante de la société estime qu’elle a besoin d’une libéralisation dans ces domaines pour être heureuse ?

La liberté d’expression ne fait plus partie de la solution, mais du problème

Une autre question se pose : dans une culture pour laquelle le bien-être de chacun devient une valeur suprême, que faire de ceux qui s’opposent à ce présupposé et qui revendiquent une morale plus universelle ? Dans un monde où le « moi » authentique ne doit pas être contrarié, la liberté d’expression devient non plus une partie de la solution, mais une partie du problème. Les démocraties libérales, rappelle Trueman, ont longtemps assumé que l’échange d’idées était un moyen de prévenir le totalitarisme et de promouvoir le bien commun. Mais à l’ère de « l’homme psychologique », la liberté d’expression est davantage perçue comme une trop grande protection de ceux qui manquent de « tolérance ». Souvenez-vous, c’était l’argument d’Herbert Marcuse, qui déclarait : « Si la tolérance sert principalement à protéger et préserver une société répressive, alors elle a été pervertie ». Il faut alors, dit Marcuse, empêcher l’expression de certaines paroles ou images.

Un milieu universitaire militant

Mais c’est aussi au sein des écoles et hautes écoles que la lutte contre les « discours haineux » est particulièrement vivace. Trueman l’observe en tout cas de manière très claire aux Etats-Unis. Et de citer un document rédigé par des étudiants de l’université de Middlebury, après la visite d’un orateur considéré comme politiquement incorrect : « Nous sommes radicaux, anti-racistes, anti-sexistes, anti-classistes, anti-homophobes, opposés à toute forme d’oppression. Le « libre marché des idées » sur un campus est une illusion, qui n’existe que pour soutenir une idéologie forte. Nous écrirons donc des articles écrits avec passion, avec amour, avec colère, et par-dessus tout, avec des objectifs ».

Le monde académique semble donc adopter toujours plus les idéologies « progressistes » analysées dans le livre de Trueman et les paradigmes de la révolution sexuelle. C’est, relève l’auteur, particulièrement clair dans l’enseignement de l’histoire, où les cours autour du féminisme, de la sexualité ou du genre ont la part belle. Et ces sujets sont inévitablement abordés dans une perspective politique. Enseigner l’histoire du mouvement queer, par exemple, va bien plus loin que le souhait de pallier à une lacune dans le cursus en abordant un sujet qui n’y figurait pas : il s’agit de déstabiliser la manière de voir l’Histoire, le passé et les structures de société qui pourraient soutenir une vision des choses vue comme étant d’un autre âge et oppressive. Trueman conclut ce point : « L’amnésie culturelle est à l’ordre du jour. C’est un impératif politique et un aspect fondamental de l’imaginaire social ». Dans notre dernier article, nous en arriverons à ce à quoi veut nous conduire Trueman : comprendre le triomphe de l’idéologie transgenre.

 

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