Fabrice Humbert est un écrivain qui compte, en cette première moitié du 21e s. Il rencontre le succès avec son troisième roman – celui sur lequel porte cet article, – L’Origine de la violence, qui obtint, en 2010, une série de prix littéraires, dont le Renaudot du livre de poche. Son œuvre compte presque dix romans, aujourd’hui.
Chaque auteur explore le continent qui est le sien, avec sa manière propre. Ainsi peut-on affirmer que Humbert est un écrivain du réel, que passionne une thématique : celle du Mal. Il n’est pas un styliste. Son écriture est nette, précise.
L’Origine de la violence est un roman dans lequel l’auteur entremêle la petite et la grande Histoire. Nous suivrons donc successivement ces deux pistes, afin de découvrir le propos de Humbert sur le Mal et sur « l’origine de la violence ».
Une histoire de famille
Si Nathan, le narrateur, exerce la même profession que l’auteur, celle d’enseignant dans un lycée franco-allemand, par contre, l’ouvrage n’est pas autobiographique. Il y est question de la famille Fabre.
Ce David Wagner était le fils d’un tailleur juif, beau, frondeur et ambitieux. En livraison chez les Fabre, il jalouse leur statut de bourgeois. Comment se porter à leur niveau ? En usant de ses charmes. Il devient l’amant de Virginie, la mère du père de Nathan qui, de toute évidence, n’est pas le fils de Marcel Fabre, mais celui de David Wagner : d’où la ressemblance, et l’explication des différences de son père avec sa propre famille.
Comment ce David Wagner fut-il déporté à Buchenwald ? Une forte suspicion pèse sur le grand-père, Marcel : « sous-préfet en 1940, il n’avait pas démissionné et (…) poursuivi sa carrière sous le régime de Vichy. (…) Si son action eut des conséquences, c’est à Buchenwald, où furent déportés de nombreux prisonniers politiques français, que les victimes se retrouvèrent. » David Wagner est qualifié d’« arriviste trop aimé devenu martyr ». A cause de qui ?
Au premier niveau, l’auteur a donc abordé la question de « l’origine de la violence » sur un plan intime, familial : tromperie, jalousie, haine, vengeance, se cachent sous le vernis de respectabilité.
La grande Histoire
Humbert quitte parfois le récit en lui-même pour une réflexion sur l’Histoire et, sur la barbarie, dans les temps de détresse, comme le fut celui du régime nazi. Horreur qu’il serait erroné de considérer comme notre passé. Elle continue dans le présent. D’où la nécessité de saisir «l’Origine de la violence ».
Le camp de Buchenwald fut « créé en 1937 (…) pour les prisonniers politiques, les homosexuels, les « asociaux ». 53000 morts. » L’auteur cite Malraux : « Je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité. »
Il existe un problème de transmission de l’expérience concentrationnaire, « c’est de faire comprendre que Buchenwald était à la fois un lieu absolument autre mais aussi assez banal dans ses ressorts. La mort y était omniprésente et je pourrais vous décrire des scènes d’horreur : violences, décomposition, sadisme. Vraiment, si vous n’avez pas subi cela, vous ne savez pas ce qu’est le Mal. »
Humbert passe de Buchenwald à tous les autres camps : « Auschwitz, Birkenau, Maïdanek, Treblinka, Belzec, Sobibor ». Ils ont un point commun : « Tous les déportés ont parlé de l’enfer des camps. » Pourquoi ? « Les camps de concentration sont l’enfer réalisé parce que le terrible mélange d’un ordre de fer et des plus affreuses pulsions humaines a fait surgir sur la terre tout ce que des représentations séculaires avaient imaginé. Les camps sont l’Homme. Entrer dans un camp, c’est pénétrer dans un délire glacé, dénué de toute autre signification que la destruction, la souffrance et la mort. (…) Auschwitz est le plus grand cauchemar de l’humanité. »
Humbert parle du « Mal absolu ». Que faut-il entendre par là ? Il exprime, d’une part, de manière métaphorique, ce que sont les camps : « Bouche sombre, visqueuse, terrifiante, dévorant tous les hommes. Le point convergent du Mal absolu. » D’autre part, il explicite la notion : « L’idée du Mal absolu, cette idée quelque peu abstraite, (…) prend à mon sens sa source dans le tourment moral du camp. C’est de là qu’elle tire sa signification et c’est pourquoi elle est au cœur de l’expérience des déportés (…). Le Mal absolu n’était pas une idée mais un tourment : on ressentait le Mal à l’intérieur de soi. Parce que le camp n’était pas seulement une destruction physique, c’était aussi une destruction morale, une volonté affichée de briser les hommes et d’en faire des esclaves inoffensifs, lobotomisés. La folie n’était que la conséquence extrême du Mal. »
Humbert fait donc bien apparaître qu’à l’origine de la violence, historique, il y a : l’homme. « Les camps sont l’Homme » : une concrétisation de ce que les « plus affreuses pulsions humaines » peuvent faire surgir.
L’Origine de la violence
Cette réponse à la question de l’origine est-elle seulement d’ordre humain ? Le roman s’ouvre par un prologue où Humbert aborde la question d’un autre point de vue.
L’incipit fait référence au Diable : « On dit que Satan était l’ange le plus brillant de Dieu. Sa chute, lumineuse, fulgurante, est marquée du double sceau de la grandeur et de la trahison ». Puis le narrateur établit un lien entre cette chute de l’ange et le sort de l’Europe : « l’image de la chute de Satan me revint alors que je prenais en notes un livre d’histoire sur l’Europe au début du 20e s. »
Chute de l’ange – Chute de l’Europe : plongée dans les abîmes du Mal absolu : « un bal des maudits, où s’effondreraient à deux reprises, et la deuxième fois sans espoir de rémission, toutes les valeurs de ce continent, s’embrasant à l’occasion des deux guerres mondiales et anéantissant des dizaines de millions d’hommes, dans un assaut d’une barbarie sans équivalent. »
Alors : origine du Mal ? « La bête est immobile au plus profond des cercles de L’Enfer[1], source et origine de la production du Mal. » La réponse suggérée est bien d’ordre métaphysique. Humbert prend acte d’un déclin de civilisation : « Cette coexistence d’une grande pensée, d’un grand art et de ce qu’on a coutume d’appeler le Mal absolu est peut-être à l’image de l’Europe et en ce sens, elle n’est pas mensongère mais simplement révélatrice de notre histoire et de notre destin de civilisation brillante tourmentée par son péché mortel. »
Le Mal : et moi ?
Cette remontée dans son histoire familiale et dans l’Histoire tragique de l’Europe a révélé au narrateur « une violence sans bornes ni limites, une violence qui chemine sourdement à travers les époques, levant par instant sa tête sifflante et serpentine. »
En a-t-on fini avec cette violence ? L’histoire en train de s’écrire est claire : non ! Nous n’en avons pas fini avec le Mal absolu. Humbert en tire la leçon suivante : « A chacun de nous de trouver la source et le lieu du Mal. Il ne semble pas vain de le découvrir, de l’arracher et de faire place nette. Là est l’espoir des fous, l’illusion des crédules et des démagogues mais c’est aussi la lutte suprême. »
Pour ma part, je ne crois pas à la possibilité de « faire place nette ». Je suis sans illusion quant à la progression du Mal. Et ce n’est pas sur l’homme que l’on peut compter pour ôter le Mal de la face de la terre. Toutefois, oui, c’est bien une « lutte suprême » que celle à mener, chacun pour sa part, contre le Mal. Avec nos forces propres ? Un cri monte du fond de moi : « Délivre-nous du Mal ! » Du Mal en moi, tout d’abord, et du Mal agissant dans le monde. Qui le peut ? Dieu a envoyé son Fils, l’innocent, le juste, pour vaincre le Mal, par sa mort sur la Croix. Cette victoire, selon la Bible, éclatera un jour, de manière visible, dans l’Histoire du monde.